Éric-Emmanuel Schmitt (Amireh Afif/Libreria Editrice Vaticana)

Eric-Emmanuel Schmitt : « Je vois la foi dans la société sans foi »

Un pèlerinage à Jérusalem devient pour Eric-Emmanuel Schmitt une « expérience d’incarnation ». Son livre est déjà un succès. Car « pour les hommes il n'y a qu'un seul chemin : un témoignage sincère et authentique »
Alessandro Banfi

En France, Eric-Emmanuel Schmitt a déjà gagné son pari, condensé dans la question suivante : peut un grand écrivain, dramaturge, scénariste de succès, dans le jury du prix Goncourt, écrire un journal de voyage d’un pèlerin en Terre Sainte ? Et surtout, avant même de l’écrire, vivre l’expérience du pèlerin, se mélanger avec les groupes de touristes qui visitent les lieux sacrés, participer aux fonctions ? La France, pays de Voltaire et de la laïcité a été conquise. Par le nombre de copies vendues, mais aussi parce que les critiques virulentes ne sont pas arrivées. Lui, il plaisante d'abord et attribue le mérite au Pape François qui, par sa lettre de commentaires à la fin du récit, a voulu étendre sa protection sur l’œuvre. Mais ensuite Schmitt parle de la curiosité pour l'homme d'aujourd'hui, dans une « société sans Christ », selon l'expression de Charles Péguy, vers une foi authentique. Parce que le pari sur Jérusalem est un pari sur la foi et sur la personne de Jésus-Christ, mais avant cela, c'est un pari sur l'empathie humaine, un acte de sincérité envers soi-même et de confiance vers les autres. Le Défi de Jérusalem est un journal écrit sans rien demander à la foi du lecteur, mais aussi un livre lumineux, parfois éblouissant.

La dernière fois que nous nous sommes vus, vous reveniez d'une visite privée avec le Pape, un moment clé à la fin de votre voyage en Terre Sainte. Vous étiez plein de l'émotion de cet une-deux. Le voyage et puis la rencontre avec Bergoglio. Je partirais précisément des phrases que François a écrites comme commentaire à la fin de votre journal : « La Terre Sainte nous offre ce grand don : toucher littéralement de la main que le christianisme n'est ni une théorie, ni une idéologie, mais l'expérience d'un fait historique ».
Cette phrase m'impressionne aussi parce qu'elle correspond exactement à ce que j'ai vécu et expérimenté. Je dirais que ma foi est descendue de l'intellect à mon cœur, puis elle est remontée vers mon intellect. Ce voyage m'a permis de faire une véritable expérience d'incarnation. Une expérience qui m'a profondément ébranlée. Elle m'a changé, transformé, augmenté. Et maintenant, ma vie spirituelle passe autant par mon corps que par mon intellect. Car ce que j'ai vécu au Saint-Sépulcre est une expérience physique, c'est un ressenti à travers les sens, d'une présence. La Présence. Le paradoxe du christianisme, c'est qu'il est à la fois historique et transhistorique, à la fois factuel et transcendantal. C'est une religion qui commence à un moment donné et dans un lieu précis sur terre, en Galilée et en Judée.

Le Pape parle également du témoignage de l'événement chrétien, par opposition au prosélytisme... Tout à l'heure, vous avez plaisanté sur le succès de votre livre, mais je suis frappé de voir que, de cette façon, vous vous êtes engagé personnellement dans un témoignage public du christianisme.
Je crois que pour les gens d'aujourd'hui, il n'y a qu'un seul chemin : un témoignage subjectif et sincère qui peut les toucher. Les discours qui tombent du ciel ou qui proviennent de l'université ou qui sortent d'un cours de théologie ou d'un traitement scolaire, ne touchent plus personne. A mon avis, seule une parole singulière, sincère, authentique, liée à une expérience, peut toucher les gens.

Vous avez écrit deux autres livres merveilleux qui racontent votre relation avec la foi chrétienne. Le premier, La Nuit de feu, fait écho à Blaise Pascal dans son titre et raconte votre conversion dans le désert du Sahara à l'âge de 28 ans. Le second est L'Évangile selon Pilate, une relecture de la vie de Jésus-Christ vue par le gouverneur romain qui s'en est « lavé les mains ». Un œuvre qui sera co-publiée par e/o et Lev au printemps.


L'expérience que je raconte dans La Nuit de feu n'est pas encore chrétienne. Mystique, mais pas chrétienne. Je pourrais dire que c'est la découverte de l'infini, de l'absolu, de Dieu. Une expérience qui, cependant, était arrivée comme le résultat ultime de l'observation de la réalité. C'est une expérience que racontent surtout les poétesses et les poètes, de toutes les nationalités et de toutes les religions. J'ai trouvé partout des preuves de ce type de sentiment. Parfois non pas comme la présence d'un mystère, mais comme une nostalgie, comme un horizon adéquat, comme la dernière frontière du sentiment humain. Le deuxième livre que vous avez cité raconte la découverte de Jésus-Christ, à travers les Évangiles. C'est là que, lisant chez moi, j'ai rencontré l'histoire la plus intéressante, celle de l'Incarnation.

« L’attraction Jésus », disait le père Luigi Giussani... mais s'agissait-il pour vous d'un phénomène intellectuel ou émotionnel ?
Les deux. Le cœur et le cerveau. La lecture des Évangiles a été l'impact avec une personne : l'infini entrevu dans le désert s'est transformé en amour. Dans l'expérience de La Nuit de feu, il n'y avait pas d'affection, mais plutôt un vertige face au mystère. Bien sûr, il y avait du mystère ici aussi, mais dans cet amour, j'avais trouvé ma maison. Et pourtant, dans les Évangiles, la question de la mort et de la résurrection me dérangeaient. Pour ceux qui ont lu ce livre, c'est de là qu'est venue mon identification à Pilate, à ses doutes, à son besoin désespéré de trouver une explication rationnelle. Mais ensuite, en vrai réaliste romain, Pilate se rend compte que toutes les hypothèses qu'il formule ne tiennent pas la route. Un écrivain, lorsqu'il descend vraiment dans son intimité, dans son âme, il trouve l'intimité et l'âme des autres : ceci a été mon dialogue profond avec Pilate.

Ce voyage vous a tout changé…
Oui, il y a eu beaucoup d'événements importants. Mais celui qui m'a le plus marqué, c'est ce qui s'est passé dans le trou de la Croix au Saint-Sépulcre. Comme je le raconte dans le livre, ce jour-là, j'étais las et agacé par tant de files d'attente, tant de foules, tant de fatigue. Mais j'ai perçu, avec mes sens, la chaleur, l'odeur, la souffrance de la personne de Jésus-Christ. Sa présence physique. Ma foi sauvage, ma foi incertaine et solitaire a été investie par un changement radical. Aujourd'hui, je dis que c'était une troisième étape, fondamentale, dans mon cheminement.

En ce qui concerne le chemin, la dimension communautaire dans votre récit est marquante. Dans votre relation avec les pèlerins francophones qui partagent le voyage avec vous, vous dites : « J'ai appris à prier ». Comment cela s'est-il produit ?
On apprend en faisant. Il en va de même pour la prière. On apprend à prier en priant. Au début j'étais terrifié et même agacé par toutes leurs prières et leurs célébrations, trois messes par jour... Mais ensuite, je me suis plongé dans ces rites et ces mots. Au début, quand je priais, je me posais beaucoup de questions, mais au fur et à mesure, j'ai apprécié de plus en plus le fait d'être simplement devant le mystère. Tout simplement, dans le silence.

Vous décrivez Jérusalem comme la ville de Dieu et de l'homme, la capitale mondiale des trois religions, où se mêlent la cité spirituelle et la cité matérielle. J'ai été frappé par le fait que pendant le chemin de croix avec les pèlerins, vous ayez un accès de colère contre l'indifférence ostentatoire d'une femme…
L'indifférence, dit Marcel Proust, est un acte de violence. Dans ce chemin de croix se répétaient l'indifférence et la moquerie que Jésus-Christ lui-même avait subies sur son chemin de douleur. Pourtant, sur l'Esplanade des Mosquées ou au Mur des Lamentations, j'ai vécu une expérience très différente. Celle de sentir que nous sommes « tous frères ».

Vous écrivez que le vrai défi de Jérusalem, celui évoqué dans le titre, est de rassembler les fidèles des trois religions dans un « agnosticisme » commun. Mais les croyants ne sont pas dupes… Nous avons été éduqués à l'idée que la foi est raisonnable…
Je comprends votre remarque. Croire, c'est mettre en jeu sa liberté. C'est le pari pascalien, qui dépasse l'usage rationaliste de la raison. En ce sens, les croyants sont agnostiques, tous les vrais croyants le sont. J'aime me déclarer agnostique chrétien.... Si vous me demandez si Dieu existe, je réponds : je ne sais pas s'il existe, mais je crois en lui. Croire, c'est toujours garder le sens du mystère. Je trouve toujours dangereux de dire : « Je sais que Dieu existe ». Cette prétention de savoir peut souvent cacher une possession, une domination, une prétention.

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Joseph Ratzinger, dans les premières pages de son « Introduction au christianisme », le dit précisément : le doute est le propre du croyant. Mais aussi de l'athée... Voici un passage : « Le croyant et l'incroyant, chacun à sa manière, partagent le doute et la foi, à condition qu'ils ne cherchent pas à se fuir d'eux-mêmes et de la vérité de leur existence. Personne ne peut échapper complètement au doute, mais à la foi non plus ». Son insistance sur l'agnosticisme me semble intéressante pour juger de la domination négative du gnosticisme dans le monde contemporain. Et même parmi les croyants...
La citation de Ratzinger m'a rappelé ma pièce Le Visiteur, dans laquelle j'imagine Sigmund Freud lui-même assailli par le doute de l'existence de Dieu... La gnose est le véritable problème contemporain : c'est la pensée dominante, et ce dans toutes les religions et idéologies. Je le répète : ceux qui disent que savoir menacent notre liberté et finalement notre relation avec l'infini. Et cela vaut pour tous : croyants de toutes les religions, non-croyants, athées, indifférents…

Il y a un aspect qui me frappe beaucoup dans votre sensibilité. Vous semblez dire plus d'une fois que la vérification de la foi passe par une plus grande conscience existentielle de soi…

Croire me rend plus fort, plus confiant dans mon humanité, plus conscient de mon destin. En tant qu'écrivain, je réalise de plus en plus que nous sommes des outils, des véhicules, des moyens. Quand on est jeune, on pense que l'on crée, quand on grandit, on se rend compte que l'on observe ce qui se passe, et quand on est vieux, on se rend compte qu'il ne s'agit que d'obéir à la réalité. À la fin du journal de voyage, j'écris quelques lignes de conclusion. Et je fais une déclaration qui est peut-être parfaite pour être juxtaposée à votre question : « Je ne comprends toujours pas le mystère autant qu'avant, mais je le perçois intensément. Ma foi est devenue un assentiment à la réalité ».