Gianco sur le bâteau d'un ami

Passons sur l'autre rive

Paolo, chercheur en physique à Paris, évoque l'amour de la vie, les rencontres et le témoignage de son père Gianco, figure historique de la communauté de Pesaro, à l'occasion de ses funérailles

« Pesaro ! L'énergie avec laquelle on fait les choses dépend de la largeur de l'horizon que l'on garde à l'esprit ». Don Giussani a dit cette phrase à mon père et à son ami Glauco, alors qu'ils prenaient l'ascenseur ensemble, à Milan, si je ne me trompe pas, en 1978.

Mon père nous a témoigné que la vie vaut la peine d'être vécue parce qu'elle ne finit pas. Combien de fois l'avons-nous entendu dire que les choses que nous aimons ne finissent pas. Que l'éternité est la vérité des choses. Qu'au ciel, nous retrouverons tout ce que nous avons aimé dans sa forme la plus accomplie.
C’est l'énergie et la passion avec lesquelles Gianco a vécu le bateau, la mer, la moto, la cuisine, la lecture, l'écriture, le basilic, les amis, le groupe d'école de communauté, la caritative d'aide scolaire, l'amour pour maman et pour nous ses enfants, et ses petits-enfants. Toutes ces choses, papa les vivait passionnément, elles témoignent de cela : l'ampleur de l’horizon dans lequel il vivait les choses. De toutes les choses qu'il nous a transmises, c'est la plus importante  : la relation avec cet horizon où tout vaut la peine de vivre, la relation avec le sens de la vie, la relation avec Dieu cette à dire la foi.

D'abord à la maison, puis dans la rencontre avec le mouvement et dans la communauté, il a expérimenté la foi comme cet horizon de sens qui peut changer sa propre vie et qui peut changer le monde.

Nous, les enfants, avons accueilli la foi de notre père, non pas parce qu'elle le rendait parfait ou toujours enthousiaste, ceux qui le connaissent le mieux savent que ce n'est pas le cas, comme tout le monde, notre père avait ses défauts, ses difficultés, ses défis, et c'est pour cela qu'il est important de prier pour son âme. Nous avons accepté la foi qu'il a voulu nous transmettre parce que nous avons vu que sa vie ne reposait vraiment pas sur ses propres forces, que quelque chose d'autre soutenait son chemin. Nous, les enfants, nous avons vu en Gianco le commencement d'un homme nouveau, d'une vie qui n'était pas parfaite, mais désirable, que nous souhaitions aussi pour nous-mêmes. L'image de lui, sérieux et attentif à la messe, agenouillé au moment de la consécration, résume dans ma mémoire sa confiance, son amour pour le Seigneur.

Combien de fois l'avons-nous entendu raconter la scène de l'Évangile que nous venons d'entendre, où Jésus, au bord du lac, fait griller des poissons pour ses amis. Cela aussi résume bien la manière dont notre père vivait sa foi. Pour lui, Jésus était un ami qui t'aime, qui t'accueille, te prépare à manger et te demande si tu l'aimes. Un ami qu'il avait rencontré personnellement, présent dans la vie d'autres amis. De la même manière, notre père et notre mère ont accueilli de nombreuses personnes à la maison, leurs amis, nos amis de Bologne, de Milan, de France, d'Amérique... Il les a accueillis, leur a préparé à manger, il leur a posé des questions, les a écoutés, il a essayé d'établir un dialogue avec eux. Ce qu'il avait et savait, il aimait le partager.
Les nombreux messages que nous avons reçus ces derniers jours témoignent tellement du nombre de personnes que papa aimait et du nombre de personnes qui l'aimaient.

Un mot sur la passion de la mer et la nostalgie.
Comme le dit notre ami Bruno, « il mare non è infinito ma gli da un bel raschio » (c’est une expression dialectale qui veut dire « la mer n'est pas infinie mais presque ». raschiare ça veut dire “racler”). Papa aimait être en mer, je dirais qu’il aimait y être seul, surtout seul quand c'était possible pour lui. Il aimait contempler la mer, signe d'infini, en silence. L'infini auquel notre cœur aspire, il ne peut l’atteindre dans cette vie, il ne peut le contenir, il ne peut le comprendre. Devant cet infini que nous désirons et dont nous ne sommes pas capables, notre père avait la sagesse de se taire. Cette tension entre le bien que nous désirons et notre incapacité à le contenir provoque la nostalgie. Pour lui, la mer était aussi le signe des personnes chères et lointaines, ses parents, sa grand-mère Ernesta, Don Giussani, Paolo Morsiani, Steno... Il nous a raconté que sa mère lui disait : « quand tu seras au milieu de la mer, dis au Seigneur : "Rina te dit bonjour". »
C'est un autre grand cadeau qu'il nous a fait, il nous a appris la familiarité avec la nostalgie. La nostalgie est là parce qu'il manque quelque chose, il y a un espace vide que rien au monde ne peut combler. Gianco n'a pas cherché à remplir cet espace lui-même, il n'a pas essayé de se distraire dans le bruit. Il l'a contemplé en silence, il a attendu qu’il soit rempli par Celui qui l'a créé, qui a créé Gianco, qui a créé son cœur, avec cet espace que rien d'autre ne peut remplir.

Je termine en lisant un extrait du livret Bienheureuse es-tu, toi qui as cru, que Gianco a médité chaque jour pendant une trentaine d'années avec ses amis du groupe de louange.
Un passage de saint Marc dit : « Ce jour-là, le soir venu, Il dit à ses disciples : "Passons sur l’autre rive" (...) ; de la rive de l'apparence à la rive de la Présence, de la rive du non-être à la rive de l'Être. (...) Ce n'est qu'en pénétrant dans ce qui apparaît que l'on parvient au Mystère qui est. Alors ainsi, ce qui apparaît fugitif dans l'instant devient beau, bon, utile et nous ne le perdons plus ; ce paradoxe est accompli : nous ne le perdons plus. (...) Passons sur l'autre rive. L'autre rive, c'est cette Présence pour laquelle le cœur est fait. Car le cœur n'est pas fait pour l'instant qui passe, quel que soit la satisfaction qu'il produise. Le cœur est fait pour le Mystère qui sauve, pour être gardé à jamais pour l'éternité ».

Seigneur, accueille l'âme de notre père Gianco sur ton rivage.
Paolo, Paris