La messe de « corpore insepulto » pour Jesús Carrascosa (photo Lupe de la Vallina)

« Il a été père parce qu'il a été fils »

L’homélie de Javier Prades pendant la messe de « corpore insepulto » de Jesús Carrascosa.
Javier Prades

Nous sommes réunis ce soir pour célébrer l’eucharistie en action de grâces et offrande pour Jesús Carrascosa, Carras pour la plupart d’entre nous, Carrascón… Nous continuons à accompagner et à veiller avec affection ses restes mortels jusqu’à ce qu’ils soient déposés en terre demain. Si nous voulons bien comprendre, jusqu’au bout, ce que nous avons vécu pendant de nombreuses années d’amitié avec Carras, ce que nous sommes en train de vivre, laissons-nous illuminer par le regarde le plus réel qui existe, celui que nous offre le mystère-même à travers sa Parole.

La première évidence qui s’impose est que la vie de Carras était vraie, elle est vraie et le sera pour toujours, une vie inséparable de celle de Jone, avec qui il a fêté 50 ans de mariage, peu de temps auparavant.

C’est une vie très féconde qui a transmis le goût de la vie, le sens de la vie à des dizaines et des centaines de personnes. Il est donc juste de reconnaître ce qu’un grand nombre d’entre vous avez dit ces derniers jours : c’était un père, de cette paternité qui naît de la rencontre chrétienne et qui à son tour se nourrit d’avoir été fils. C’est pourquoi, pour comprendre la fécondité de la vie de Carras il faut mentionner en même temps sa paternité et sa filiation. Il a été père parce qu’il a été fils et il n’a cessé de l’être jusqu’à 84 ans.

La forme historique de cette fécondité est la vie nouvelle qui naît du Christ par le don de l’Esprit Saint que Carras a reçu avec l’accent particulier du charisme de don Giussani. La rencontre avec lui a changé sa vie et Carras a transmis cette fécondité dans la vie même du mouvement pour toute l’Église. Une fécondité ecclésiale qu’on reconnaît immédiatement dans la surabondance avec laquelle il nous a traités. C’est le contraire de l’idée si répandue que le fait chrétien rabougrit la vie et le goût pour la vie, dans toutes ses manifestations, comme si le trait distinctif du chrétien était de vivre de manière moins humaine.

Dans le cas de Carras, nous voyons une humanité riche et intense que chacun peut reconnaître. On le voit dans son itinéraire tout au long de nombreuses décennies : depuis ses origines familiales à Gijón, et les années de formation au noviciat de la Compagnie de Jésus, jusqu’aux années intenses et turbulentes du militantisme au sein de la HOAC et des expériences d’engagement social, les années du postconcile auprès de ses très chers amis : José Miguel et Carmina. En nous limitant aux années où ils sont à Madrid, cela a voulu dire pour eux habiter dans le bidonville de Palomeras, ensuite dans un appartement à Vallecas où on les a relogés, puis dans une maison à Puente de Vallecas, et enfin dans différentes résidences à Rome jusqu’à la dernière belle maison de la Via Aurelia pendant les dernières années où Jone soignait les Papes : Saint Jean Paul II, Benoît XVI et François.

Si nous nous intéressons à son activité, peut-être le plus évident est-il de dire qu’il a été un éducateur de générations d’élèves surtout de lycée, et qu’il a également accompagné des centaines d’universitaires, de couples jeunes ou moins jeunes, de personnes âgées, de personnes dont les besoins étaient les plus divers, avec Jone dont la façon de concevoir la kinésithérapie et la dimension sociale de ce travail est si précieuse pour ceux qui en ont besoin…

Mais se contenter de décrire ces faits ne suffirait pas pour saisir l’origine de cette fécondité qui a grandi jusqu’à cette dernière période en Espagne où à 82 ans il a vécu un nouveau commencement jusqu’au dernier soupir, l’esprit serein et joyeux, et avec un impact peut-être plus grand que son surprenant rythme de visites et voyages vers différentes communautés et groupes, ces dernières années. La racine concrète, consciente et aimée c’est son oui au Christ, à travers l’obéissance à don Giussani et au mouvement, à chacun des responsables, ce qui l’a amené à faire ce qu’il n’aurait pas fait s’il n’avait pas suivi l’obéissance de la foi (la vocation) : être homme de ménage, vendre des livres, être professeur de religion, chargé de relations publiques devant les hautes autorités de l’Église et les autorités civiles, c’est-à-dire exécuter des travaux très humbles, accepter la responsabilité de charges importantes puis cesser de les exercer quand on l’a jugé opportun. En regardant cette expérience il n’est pas difficile de comprendre ce que dit Saint Paul aux Éphésiens : « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi, restez enracinés dans l'amour, établis dans l'amour, ainsi vous serez capables de comprendre avec tous les fidèles quelle est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur, vous connaîtrez ce qui dépasse toute connaissance : l’amour du Christ ».

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S’il y a un trait caractéristique de la vie de Carras et Jone c’est leur hospitalité sans faille et vraiment débordante. C’est pour ça que nous comprenons si bien le signe auquel le prophète Isaïe relie le temps de la définitive consolation d’Israël, sa victoire sur le mal et la mort : « Ce jour-là le Seigneur de l’univers préparera pour tous les peuples, sur sa montagne, un festin de mets succulents, un festin de vins décantés, mets exquis, vins raffinés ». Nous le savons bien, nous qui sommes ici , que ce n’est pas une métaphore ! Nul besoin non plus de beaucoup d’explications pour comprendre que de tels banquets étaient le signe de quelque chose de plus, toujours de quelque chose de plus et que son attention pour chacun de nous était , en quelque sorte, un service pour le salut de tous, comme on le voit dans le récit de saint Luc sur l’eucharistie que nous avons écouté : « Ils partirent et trouvèrent tout comme il le leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque. Quand l’heure fut venue, Jésus prit place à table, et les Apôtres avec lui… Car qui est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert ». Peu d’affirmations des synoptiques ont une densité aussi grande que ces phrases pour identifier le mystère du Christ. Eh bien cette hospitalité débordante et ce service de Carras, que nous avons vu un nombre incalculable de fois le torchon à la main et le tablier noué à la taille, c’était pour collaborer au bien et au salut des personnes, et ce jusqu’à la fin. Nous avons vu ce que dit saint Bernard : « La mesure de l’amour de Dieu c’est de l’aimer sans mesure »(De diligendo Deo VI, 16).

Carras aimait s’arrêter sur des phrases de l’École de communauté qu’il répétait comme des formules pédagogiques, certaines magnifiques et qui ont démontré leur efficacité parce que nous nous en souvenons : « Gagne celui qui étreint le mieux ». Du Carras pur. Certaines d’entre elles étaient des blagues, comme il le reconnaissait en se moquant de lui-même. Je me souviens d’une, très jolie. Il répétait que « la preuve que l’Église est le prolongement du Christ c’est qu’elle est une, sainte, catholique et apostolique : l’Église est compréhensive et inclusive et ce sont là des caractéristiques humainement impossibles ». La conscience mûre, dit don Gius, devient unité pour tout comprendre et tout inclure. Nous avons beaucoup d’indices dans la vie de Carras et Jone de cet aspect « compréhensif et inclusif », de cette synthèse humainement impossible, comme, par exemple, la vive tendresse et l’intimité affective jusqu’au dernier soupir, grâce à quoi ils ont goûté la joie d’être ensemble dans cet espace où en théorie il n’y a personne d’ autre, et le fait qu’ils vivaient conjointement une infatigable disponibilité à la mission qui leur avait été confiée à travers le service au Mouvement. Il a aussi su dépasser la dialectique « école publique-école privée » si commune en Espagne. Vous êtes nombreux ici à avoir rencontré Carras dans des collèges privés de la zone nord de Madrid et votre vie a été changée parce qu’il y a eu un professeur de religion qui enseignait dans les collèges de ces quartiers bourgeois. Et vous êtes nombreux ici les ‘Vallecanos’ à avoir changé de vie parce que vous êtes tombés sur un professeur de religion dans les lycées de Vallecas. Il allait au-delà de ces oppositions qui paraissent humainement insurmontables. Il a été l’ami de riches et de pauvres, il a vécu dans la pauvreté et dans de merveilleuses maisons. Il a accompagné des couples et des familles, depuis les premiers qui se sont mariés en Espagne au début du Mouvement, jusqu’aux familles adultes. Il a eu une infinie estime pour les consacrés laïcs, Memores Domini, avec lesquels il a passé les derniers temps ; et il a aimé les prêtres sur lesquels il a veillé avec le plus grand soin toute sa vie. Il est allé au-delà des oppositions qui divisent et appauvrissent l’Église.

Peut-on imiter une telle vie ? Peut-être pas. Il est probable que si l’un de nous voulait reproduire comme un schéma les traits de son humanité, cela donnerait une image, une sorte de modèle extérieur qui tiendrait de la caricature, du grotesque. Mais nous pouvons suivre ce qui a rendu possible une humanité comme celle de Carras. Nous tous pouvons suivre et apprendre l’histoire qu’il a vécu dans l’Église, que tant de nous qui sommes ici vivons dans le Mouvement, jusqu’à ce que la foi informe notre vie. La foi en Jésus-Christ a informé l’humanité de Carras, qui était le sienne, unique, mais la foi est la même et le fruit que produit la foi qui informe la vie fleurit de la façon que Dieu veut dans la vie de chacun.

Le dernier mot que j’ai entendu dire à Carras dans cette vie c’était dimanche à la fin de la célébration eucharistique, avec un filet de voix : « Merci ». C’est une bonne parole pour conclure. Comme mes mots seraient insuffisants et peut-être les vôtres aussi, nous allons rendre grâce à Dieu pour la vie présente et future de Carras, avec les paroles de saint Paul aux Ephésiens : « À celui qui peut faire, par la puissance qui agit en nous, infiniment plus que tout ce que nous demandons ou pensons, à lui soit la gloire dans l'Eglise et en Jésus-Christ, dans toutes les générations, aux siècles des siècles ! Amen ! » .

Madrid, Parroquia de Nuestra Señora de Guadalupe
11 gennaio 2024