Un par un

Voyage en Floride, pour voir comment naît (et grandit) une communauté où personne n’avait rien programmé.
Paola Bergamini

AOUT 2012
À la table de la terrasse qui donne sur le fleuve Miami, le garçon vient de servir les spaghettis. Enrico, qui était resté silencieux jusque-là, dit : « Partir est une belle expérience, parce que c’est une expérience de purification ». Alberto, la fourchette en main, lève les yeux vers Joep et Pepe qui ne disent rien. Il pense : « Il est fou. “Purification”… mais qu’est-ce que c’est que ce mot ? » C’est sa première soirée à Miami : avec ces trois autres personnes, Memores Domini comme lui, il souhaite partager son “idéal” missionnaire pour les années à venir. Il a quitté l’Italie pour que tout le monde puisse connaître Jésus. Les “autres” ont besoin de Lui. Mais cette phrase d’Enrico le désoriente. « Dans mon arrogance, je ne comprenais pas que l’unique chose dont j’avais besoin était l’événement de Jésus qui se déroulait devant mes yeux ». Son histoire croise celle de Carie, Rachel, Luca et d’autres encore qui vivent à Gainesville, Jacksonville, Tallahassee : autant de villes du nord de la Floride dont il ne connaissait pas même l’existence ce soir-là.

En y repensant aujourd’hui, alors qu’il les voit autour de lui durant les vacances près des montagnes Blue Ridge en Géorgie, cela lui parait incroyable. Et pourtant, les voici tous là, entrés dans cette histoire un par un, amitié par amitié. Une chaîne de visages qui sont pour lui “les possibilités délicates”, comme les appelait don Giussani, par lesquelles le Mystère s’est rendu présent durant ces années. C’est quelque chose d’inimaginable, de non programmé. Une carte vivante, qu’il vaut la peine de reparcourir pour voir comment naît une communauté.



LES DEBUTS
En juin 2013, monseigneur Felipe Estévez, ancien évêque auxiliaire à Miami où il avait rencontré la communauté de CL, et actuellement évêque à Jacksonville, souhaite voir naître une maison des Memores Domini à Gainesville, ville de son diocèse où se trouve l’une des plus prestigieuses universités de Floride.

En novembre, Alberto, après avoir enseigné pendant un an l’italien aux étudiants latinos du lycée Saint Brendan – et non la littérature comme il l’espérait –, désire changer et donne sa disponibilité. De “rencontres missionnaires”, il n’en était que peu ou pas question. Il prend contact avec l’évêque pour voir s’il y a des possibilités de travail, que ce soit pour lui ou pour Luca, un ami qui doit le rejoindre à Gainesville. Monseigneur Estévez propose deux chaires de latin et histoire au Lycée diocésain de Saint Francis.

En août 2014, Alberto reçoit, via l’ami d’un ami, l’email d’un couple qui veut savoir s’il y a quelqu’un du mouvement à Gainesville, parce qu’ils viennent de s’y installer. À quelques jours de son déménagement, il cherche alors une maison pas trop loin de chez eux, en attendant Luca. Ce dernier s’est vu refuser son visa à la dernière minute pour des motifs administratifs et ne peut donc pas le rejoindre pour le moment. Alberto est seul. « Ça a été un moment décisif. Je croyais que je ne pourrais pas y arriver. Puis il y a eu un passage : de la pensée de ne pas réussir à la découverte que j’avais besoin de ma vocation. Je pouvais oublier de réciter les laudes, de faire silence durant un, deux ou trois jours, mais je me rendais ensuite compte que j’en avais besoin. Un passage de la préoccupation du “devoir faire” à la découverte que je pouvais appeler Enrico à Miami et lui demander conseil pour n’importe quelle décision ».

Mais il n’est pas seul. Il y a aussi James et Sandi, le fameux couple. Elle est baptiste, et curieuse de cette expérience que son mari a rencontrée depuis peu. Ils commencent à faire l’école de communauté chez eux, et chaque fois, avant le dîner, ils lisent les questions que le texte a suscitées. « Et moi qui pensais leur faire compagnie, car au fond “je savais déjà” », se souvient Alberto.

Carie et Rachel arrivent 2 mois plus tard. Elles ont toutes les deux rencontré le mouvement à Pensacola par le père Jimmy et maintenant et habitent à Jacksonville. L’une pour des raisons de travail et l’autre parce qu’elle est revenue dans sa famille. Carie, pilote d’hélicoptère de l’US Navy, s’est engagée durant un an à faire cinq heures de route pour aller faire l’école de communauté à Pensacola. Elle rentrait ainsi à des heures impossibles, et n’avait que peu de temps de sommeil avant de reprendre son travail en tant que pilote. Désormais, l’heure et demie de voyage pour arriver à Gainesville lui semble être une promenade. Le groupe s’élargit petit à petit : un collègue d’Alberto, des amis de James et Sandi, des personnes qui ne viennent qu’une seule fois. À la fin de l’année, Bryan rejoint le groupe. C’est un enseignant arrivé à Jacksonville en provenance de Notre Dame, où il avait rencontré le mouvement, et toujours à travers l’ami d’un ami, il avait rencontré Carie. Pour lui, une heure et demie de voiture, c’est beaucoup. « Mais il est impossible de dire non à Carie  », raconte-t-il. Et il ne manque pas une seule rencontre.

En janvier 2015, Alberto parvient à accéder à un master. Il fait alors cette proposition au directeur du lycée : « Luca peut-il prendre ma place ? ». Le directeur lui réplique : « Si nous l’engageons, tu ne seras plus seul ? » « Tout à fait ! » « Alors, ça va ». James et Sandi, entre-temps, partent pour la Caroline du Sud. Et Luca arrive enfin. Le premier soir, monseigneur Estévez, qui était invité pour dîner chez eux, dit : « Bénis, ô Seigneur, cette petite maison de Nazareth, pour que ces deux amis puissent vivre leur oui à leur vocation ».

Luca et lui sont exactement l’opposé l’un de l’autre. Au début, Alberto pensait l’aider et lui a fait la liste des problèmes qu’il serait amené à rencontrer avec la liste des solutions possibles. La vie devient alors vraiment difficile. Pour Alberto, qui n’arrive pas à comprendre pourquoi son ami ne comprend pas, et pour Luca, assommé de conseils sur des problèmes qu’il ne voit pas encore. Et il y a l’évêque, qui les a appelés pour que naisse le mouvement et qui les invite à tous les événements de la paroisse, à l’organisation pastorale… Tant de choses bonnes, tant de choses à “faire”. Le soir, le dîner se déroule en silence, pour ne pas en discuter. Alberto pense qu’il a beaucoup à donner et que, si ça va trop mal, il y a toujours le plan B : rentrer en Italie. Jusqu’au moment où il se rend compte que le Mystère bon est en train de frapper à sa porte, précisément là, dans ces visages. Et qu’ « il suffit d’être face au Christ qui arrive. C’est la seule chose qui sauve notre vocation ». Cette parole “purification”, prend chair.

NOUVEAUX AMIS
Un soir, à la fin de l’école de communauté, Rachel dit : « Le père Jimmy m’a appelée. Il a été transféré à Tallahassee, là où j’ai fait l’université. Je veux aller le trouver et lui faire connaître les amis de la paroisse universitaire. Je suis encore en contact avec quelques-uns d’entre eux. Qu’en dites-vous ? » Luca et Alberto lui proposent de l’accompagner. Le 3 décembre 2016, ils se retrouvent eux trois et une vingtaine de personnes pour le dîner chez le père Jimmy. Avant le dessert, Rachel raconte : « J’ai grandi dans une famille catholique. Comme vous le savez, j’étais toujours enthousiaste d’aller aux retraites, de rester des heures en adoration devant le Saint Sacrement. À Pensacola, le père Jimmy m’a invitée à l’école de communauté. Une phrase m’a touchée : “Nous voulons comprendre ce qui est vrai dans l’expérience”. J’ai donc participé à l’école de communauté durant plus d’un an sans comprendre grand-chose, mais en suivant, et à un certain moment, j’ai découvert que je pouvais vivre ma foi dans la vie de tous les jours, que je ne devais pas attendre les retraites spirituelles ou les heures d’adoration, que… ». Son amie ne laisse pas Rachel achever : « Ok. Quand commençons-nous ce “CL” ? » Le jour suivant, ils se retrouvent pour lire l’école de communauté. Deux semaines après, les nouveaux amis se rendent à Gainesville. Luca leur demande : « Pourquoi tenez-vous tant à commencer au plus vite ? » Whitney répond : « Nous connaissons Rachel du temps de l’université. Nous étions engagés dans la pastorale des jeunes. Quand nous avons terminé l’université, nous ne savions plus que faire, nous nous sentions perdus. Elle, par contre, était changée et continuait à grandir. Nous avons voulu comprendre ce qui lui était arrivé et nous l’avons suivie ». L’été suivant, Whitney est entrée au couvent dans le Connecticut. Dans sa valise, elle a emporté le livre de l’école de communauté.

C’est un petit groupe très varié qui augmente peu à peu, parce qu’ils ne peuvent s’empêcher d’inviter des amis. Certains réussissent à se rendre au New York Encounter, cinq autres vont aux vacances d’été de la communauté de la Floride. Au mois de juin, le père Jimmy retourne à Pensacola et eux continuent cette expérience d’amitié tellement différente des “programmes” de la paroisse auxquels ils étaient habitués. Celle-ci investit la vie. Dès qu’il le peut, Luca va les retrouver. Non pour “tenir” les rencontres, mais attiré par ce qui est en train d’arriver. Il en parle peu avec Alberto, et il lui demande encore moins son avis. Son ami est presque fâché et puis “voit” que c’est la modalité simple avec laquelle Luca est appelé à son rapport avec le Christ. À peine arrivé à Gainesville, Maurizio, Memor Domini, depuis des années aux USA, lui avait dit : « Ton plus grand travail sera de faire prévaloir ce que tu vois sur ce que tu penses ».

Le 30 décembre 2016, sur le quai de Norfolk, en Virginie, où sont accostés les porte-avions américains, Luca et Rachel lèvent des pancartes où est écrit : “Welcome Home”. Avec Vincent, arrivé de Tampa, et Alberto, ils attendent Carie, partie il y a sept mois pour une mission militaire dans le Golfe persique. Dans sa cabine, on trouve l’affiche de Pâques, la caricature des visages de ses amis et le livre de l’école de communauté. Son travail consiste à obéir aux ordres. Toujours. Et durant ces derniers mois a surgi la demande : « Qu’est-ce que ma rencontre avec le mouvement a à voir avec la Navy ? Avec le fait que durant quatre ans encore je servirai mon pays en mission de guerre ? » Elle ne trouve qu’une seule réponse : « C’est là que passe mon rapport avec le Christ. C’est à cela que je suis appelée. Se lever le matin en priant de pouvoir Lui dire oui ».

Elle passe dix mois à la maison, et en novembre 2017 elle reçoit sa nouvelle affectation : Corpus Christi, au Texas, à la frontière avec le Mexique. Carie a les larmes aux yeux. Alberto lui dit : « Nous t’accompagnons. On va même partir en avant et on fera un voyage par étape. Nous nous arrêterons dans les lieux de ton histoire, nous rencontrerons tous tes amis ».

Une semaine plus tard, Rachel entre comme novice chez les Missionnaires de la Fraternité Saint Charles Borromée à Rome.

CLAY ET LES AUTRES
Un soir, Alberto et Luca reçoivent un coup de téléphone de monseigneur Estévez : « Un séminariste, Clay, est arrivé dans notre diocèse. Il restera un an pour suivre la pastorale dans l’aumônerie universitaire. Il est resté deux ans à Rome pour étudier et je voudrais qu’il exerce son italien. J’ai alors pensé à vous ». Ils se rencontrent quelques jours après au Starbucks pour prendre un café. Clay leur raconte qu’à Rome, il a connu le mouvement à travers Ralph, un séminariste américain. Il commence à aller à l’école de communauté. Ses journées sont pleines d’engagements, et il doit suivre toutes les initiatives proposées par l’aumônerie. Il a un cœur généreux et ne recule devant rien. Jusqu’au jour où, après une école de communauté, à laquelle il est arrivé en retard en raison d’un énième engagement, il dit à Alberto : « Je suis en train de craquer. Je n’y arrive plus et je ne suis pas content de cette vie » « Qui l’évêque t’a-t-il demandé de suivre ? » « Père David, l’aumônier de l’université ». « Pourquoi tu ne vas pas le trouver pour le lui dire ? ». Clay y réfléchit : admettre de “ne pas être à la hauteur” signifie pour lui qu’il n’est pas sur le bon chemin. Mais un matin, il prend son courage à deux mains et après que l’aumônier lui a fait son emploi du temps de la journée, il lui dit : « Ça ne va pas. Je fais beaucoup, mais au fond je ne fais rien ». « Dis-moi de quoi tu as besoin ». « De l’école de communauté ». « D’accord. Tu fais tout, mais le jeudi tu es libre ».

C’est de ce groupe d’amis dont ont besoin Ashil – Alberto l’a accompagné en tant que catéchiste et est devenu son parrain de Baptême –, Richard, lui aussi membre de la Navy, et encore Mary Alice, universitaire qui avait pris un billet pour aller au New York Encounter seulement un jour avant le début, juste parce que Rachel lui avait dit : « Viens ». Il y a aussi Sonya, Kelsey… Que des rencontres de personne à personne qui ont généré une nouvelle vie. En repensant aujourd’hui à cette histoire, Alberto sourit. « Qu’est-ce que j’aurais perdu si j’avais mis à exécution mon plan B ! »