Accueillis de la Coopérative Nazareno à Carpi

Nazareno. La fragilité ne t’empêche pas d’aller partout

Cesare a découvert qu’il était doué pour la peinture. Luca qu’il ferait un bon barman. Ils ont trouvé ici quelqu’un qui a pensé à eux. Une journée au “Nazareno” de Carpi, où les handicapés se familiarisent avec le travail ("Tracce", novembre 2018)
Anna Leonardi

Cesarone pesait déjà 150 kilos à vingt ans. Dans le pays, tout le monde le connaissait parce qu’il passait ses journées dans la rue, posté devant le magasin d’électronique. De temps en temps il y entrait pour acheter des câbles et des décodeurs et papoter interminablement avec les vendeurs. Il refusait d’admettre le fait que la radio n’arrivait pas à transmettre les images comme faisait la télévision. C’était sa fixation. Quand il flanqua la télévision par la fenêtre en pleine nuit, les services sociaux décidèrent de le confier à une communauté. Il fut pris en charge par le “Nazareno” de Carpi, près de Modène, qui à l’époque, vers la fin des années quatre-vingt, commençait son activité dans le but de familiariser les personnes handicapées avec le monde du travail. Dans cette communauté, Cesare découvrit une chose inimaginable : il était doué pour la peinture ; surtout pour peindre les visages. Et il ne s’est plus arrêté de peindre. Aujourd’hui, à 52 ans, Cesare Paltrinieri est un artiste apprécié au niveau international. Ses tableaux, après avoir été exposés dans différentes galeries en Italie, sont arrivés jusqu’au Musée “Everything” de Oxford Street au centre de Londres.

Entretemps, le Nazareno s’est lui aussi développé. En 1998, il s’est transféré dans une demeure plus spacieuse, la magnifique Villa Chierici, laissée en héritage au diocèse de Carpi, ce qui lui a permis de multiplier ses services. Aujourd’hui, plus de 150 personnes, touchées par des handicaps de tout genre, travaillent dans les ateliers de l’institution, qui vont de la menuiserie à l’orchestre, de la mode à l’hippothérapie. Dans le grand parc à l’anglaise qui entoure la villa, on a aménagé des logements pour les hôtes qui n’ont plus la possibilité de vivre avec leur famille.

« Notre façon de travailler n’est jamais partie d’un projet au sens strict », explique Sergio Zini, président de la coopérative. « Nous avons toujours cherché à répondre à la réalité. L’idée de la résidence, par exemple, est née grâce à Cesare qui, quand il partait le soir de chez nous, faisait le tour des maisons dans la campagne et sonnait partout pour demander : “C’est ici le Nazareno de nuit ?” ». Puis, une après-midi, on l’a surpris tandis qu’il montait en pleurs dans l’autobus qui le ramenait chez lui. « Nous ne l’avions jamais vu pleurer », poursuit Sergio, « je lui ai demandé : “Qu’est-ce qui se passe ?”. Et lui, me regardant droit dans les yeux : “Mais vous me prenez pour un imbécile ? Il y a sept ans que vous me promettez un logement…” ». Aujourd’hui, nous avons dix maisons, certaines même au centre de Carpi, qui sont gérées par les éducateurs selon le niveau d’autonomie des résidents. Il s’agit de maisons à part entière : il y a le design, mais on respire également l’âme de celui qui l’habite. Il y a des chambres à coucher remplies à craquer de bandes dessinées, d’autres d’engins de gym, les cuisines sont super bien installées pour ceux qui aiment faire des petits plats, et la végétation des terrasses est luxuriante là où réside quelqu’un qui a la main verte.

La Coopérative Nazareno accueille 150 personnes handicapées physiquement et mentalement

Luca, 31 ans, vit dans une de ces maisons. Il a eu des problèmes de toxicodépendance associés à des problèmes psychiatriques. Lorsqu’il est arrivé au Nazareno il n’avait aucune envie de travailler. « On l’avait envoyé dans la section d’assemblage de matériaux en vue d’un travail pour un sous-traitant », raconte Sergio. « Mais il a refusé de faire ce boulot “de chinois” ». Au milieu de la matinée, on le trouvait endormi par terre dans le souterrain de l’atelier. « Un jour, nous y avons installé un fauteuil pour lui. Et c’est dans ce fauteuil qu’il s’est tout doucement réveillé. Le fait que quelqu’un ait vraiment pensé à lui, a déclenché un changement ». Peu après, il a demandé de pouvoir travailler au Bistrot 53, un local aménagé à l’intérieur du parc de la villa, qui est ouvert au public de mai à septembre. « Cela nous a fait comprendre que nous ne devions pas nous imaginer faire fonctionner les choses en organisant le changement de l’autre ; ce serait un “acharnement éducatif” », poursuit Sergio : « L’aspect le plus important du travail thérapeutique, et sans doute le plus dur, est l’attente que naisse quelque chose dans la personne. Cette tension vers l’accueil du moindre geste de liberté de l’autre, est l’unique chose qui puisse garantir une aide véritable ».

Pareillement l’idée de créer une équipe qui s’occuperait du terrain de six hectares de la villa a jailli de l’intuition qu’un travail dehors serait profitable à certaines personnes qui supportaient mal de rester enfermées dans les ateliers. « Depuis qu’elles travaillent en plein air, elles se portent mieux et prennent aussi moins de médicaments », racontent Alessandro et Giacomo, deux éducateurs passionnés de botanique. Et, en effet, en les regardant dans leurs vêtements de travail, il est difficile de distinguer les handicapés des autres. Ici, tous les légumes sont cultivés selon la méthode biodynamique, sans utiliser de substances chimiques et dans le respect des rythmes de la nature. « Cela a un impact éducatif », expliquent-ils : « Nous apprenons la patience, nous ne pouvons pas être pressés d’obtenir d’abondantes récoltes. Cette année, il n’y a pas eu de haricots parce que les racines d’une plante parasite ont infecté le terrain. Mais c’est la façon dont la terre est en train d’éliminer tout le poison de décennies de fertilisation intense ». C’est une obéissance familière à ceux qui souffrent. Ils savent bien qu’il faut du temps pour que puisse naître une bonne chose de ce qui est mauvais.

Quelques jeunes et éducateurs qui cultivent les sept hectares de terre autour de la Villa Chierici

Le fruit de leur travail a aussi un but pratique : les légumes sont utilisés à la cuisine du bistrot, vendus au marché du samedi ou offerts personnellement par les jeunes aux familles pauvres de la ville. Dans tous ces gestes ils cherchent une satisfaction, qui est synonyme de normalité, parce qu’elle fonde tout rapport sain avec les personnes et les choses. Comme dit Fernando, le coordinateur des ateliers qui sont actuellement regroupés sous le nom de “Manolibera”. « Ici on ne vient pas pour faire de “petits boulots”. Tout a un objectif et nous avons un directeur artistique qui s’occupe de toutes nos productions. Des céramiques et des compléments d’ameublement que nous vendons dans nos boutiques de Carpi, Pavullo et Bologne, jusqu’aux représentations théâtrales et spectacles musicaux que nous produisons lors du Festival international des « capacités différentes » organisé par le Nazareno depuis 1999 durant tout le mois de mai ».

Il ne s’agit pas seulement de créer un débouché commercial aux activités de la Coopérative, mais de ne pas interrompre la dynamique de tout travail. « Nos jeunes sont présents dans nos boutiques. Pour eux il est important de voir ce qu’un client achète, car en choisissant un objet on affirme implicitement la valeur de celui ou celle qui l’a fabriqué ». La même chose se produit chez les douze artistes du Nazareno qui, comme Cesarone, ont commencé à exposer leurs œuvres dans les circuits de l’art contemporain. L’un d’eux est Gianluca Pirrotta, né en 1980, affecté par le syndrome down et dont le langage est très limité. En 2010, il a été sélectionné pour exposer son travail, fait de grilles et de couleurs, à Munich. « Je l’ai accompagné, avec sa famille », raconte Sergio. « Là-bas je me suis rendu compte que le vrai handicapé c’était moi qui ne parlais ni anglais ni allemand ». En revanche, Gianluca, qui ne parle pas, s’est fait connaître à tous, il est même parvenu à se faire “interviewer” par la télévision allemande et à faire comprendre que ses tableaux représentent ses souvenirs et que pour lui ce sont comme des amis qu’il aime. « En fin de compte, c’était moi qui avais besoin de lui, je l’envoyais chercher les personnes que je devais rencontrer et s’occuper des relations publiques de la Coopérative ».

Gianluca Pirrotta, un des douze artistes du Nazareno

Ici, le mur qui parfois sépare les opérateurs et ceux qui sont accueillis est subtil. Ce sont les moments où on se reconnait compagnons de route. Il arrive même de se découvrir amis dans les blessures et dans le besoin. « Moi je réussis à être vraiment avec eux, devant leurs souffrances, quand je me rends compte que c’est moi qui suis accueilli », dit Sergio. « Eux portent le poids de tout ce que moi je ne voudrais pas porter, pourtant ils sont capables d’une créativité et d’une affection qui me laissent sans voix. Cela m’oblige à me demander ce qui rend ma vie vraiment heureuse, au-delà de toutes les images que j’ai en tête ». Sans cette expérience de se savoir réciproquement accueilli, prévaudrait la fatigue causée par certains cas difficiles. « Et en conséquence, la tendance à redresser le mur entre nous et eux. Ce qui équivaudrait, au fond, à un retour à l’hôpital psychiatrique ».

Une séparation qui, ici, est vouée à l’échec, même pour les cas les plus graves. Comme celui de Laura qui souffre d’une schizophrénie et vit dans son monde à elle. Souvent elle se trouve dans un tel état qu’il lui est impossible de participer à une activité. Ses petits yeux angoissés ne demandent qu’une chose : que quelqu’un prenne sa main dans la sienne. Quand elle se sent mieux, elle travaille à l’atelier des “pièces uniques”, où on réalise des croix en bois. Un jour, tandis qu’elle est en train de décorer sa croix, elle écoute le dialogue entre deux éducateurs. « Je passe par une période très difficile », confie Elena à sa collègue, « je me sens très fragile ». Laura l’interrompt brusquement : « Elena, mais avec la fragilité tu peux aller partout ! ». Il y a en eux des intuitions et des sentiments dont le monde “normal” a besoin pour se rendre compte de cette flamme inextinguible qui habite chaque personne et pour apprendre à s’émouvoir. Ce qui souvent arrive aussi à Sergio et à ses collaborateurs : « Cette lucidité imprévue de Laura nous a coupé le souffle. Cela ne m’arrive que face à des faits qui, à mes yeux, ne pourraient jamais se produire ».