« Le premier combat est en nous »

À Aix-en-Provence la rencontre avec une artiste ukrainienne réveille le désir et l’humanité des élèves d’un lycée

« La guerre que nous combattons, n’est pas seulement un conflit entre deux Pays, L’Ukraine et la Russie. C’est un combat contre le mensonge et pour la vérité ». C’est avec cette phrase que Yaryna Shumaska depuis Lviv (en Ukraine) a terminé son témoignage mardi 31 mars devant une quinzaine d’élèves et 5 enseignants du lycée Ste Catherine de Sienne à Aix-en-Provence. Yaryna Shumaska est professeur d’art contemporaine aux Beaux-Arts à Lviv.
Grâce à Nadja et Simon, des amis d’Arles, j’ai pu rentrer en contact avec leur amie Yaryna et lui proposer de rencontrer mes élèves du lycée en visioconférence. Depuis le début de la guerre, une sorte de chape de plomb est tombé sur nos esprits.
Une impuissance guette nos esprits devant les images tragiques. L’indifférence risque de s’installer en chacun de nous. J’ai proposé de se retrouver tous les jours à 12h, dans la chapelle du lycée pour se recueillir et réciter l’Angélus pour demander la paix. J’ai annoncé à toutes les classes ce geste très simple : « nous ne sommes pas en mesure de décider la fin ou les sortes de la guerre. Mais nous pouvons lutter contre notre indifférence ». Après un mois, il est difficile de maintenir nos consciences éveillées.
Nadja et Simon m’ont fait part des initiatives qu’ils ont eu en faveur de leurs amis ukrainiens. J’ai alors pensé de proposer cette rencontre avec Yaryna, témoin direct qui vit tous les jours la violence de la guerre. Je souhaitais que nous réalisions que la guerre n’était pas très loin de nous. Elle pouvait envahir rapidement aussi nos vies. Comme pour Yaryna, au matin du 24 février : « ma mère m’a réveillée en me disant : « Yaryna, il y a la guerre. Réveille-toi, les russes ont commencé à bombarder notre pays ».
Yaryna est une femme d’une trentaine d’année qui parle un français impeccable. Son regard est doux et grave. Ses yeux et ses paroles portent les images de mort de son pays. « L’instant, après que j’ai ouvert les yeux en entendant la phrase de ma mère, j’ai compris que tout n’aurait été plus comme avant. Tout allait se transformer ».
Les élèves écoutent dans un silence monacale les mots de Yaryna. « Je me suis réveillée avec la guerre, avec la mort. On le savait. Depuis 8 ans, tout le monde a fait semblant de ne pas voir. On a fait semblant qu’elle [la guerre] ne nous concernait pas. C’est la guerre des autres. Mais maintenant, je ne peux plus penser de cette manière. Au bout de 2 jours de guerre, mon esprit était pétrifié ».
Yaryna parle sans filtre. Son discours n’a pas de pauses. La petite heure qu’elle nous consacre ne suffit pas pour raconter toute l’horreur et l’absurdité qu’elle vit et que vivent sa famille et ses amis. « Pourquoi violent-ils les corps des morts ? Où est-il fini le sens du sacré de l’homme ? Comment on peut parler de telles choses. On ne peut pas…notre guerre est un combat entre l’enfer et l’humanité, entre le mensonge et la fraternité ».
C’est pour cette raison que « mon peuple trouve la force et le courage de se battre non seulement contre les russes qui nous ont envahi mais nous combattons pour toute l’humanité. Il faut arrêter le mensonge autrement la guerre ne pourra jamais s’arrêter. Comment on peut rester silencieux ? Tout le monde doit faire quelque chose pour diffuser la vraie information ».
Les mots de Yaryna sonnent comme une déflagration d’un missile dans notre salle de cours. L’air de mort qui plane sur les villes bombardées par les russes, arrivent jusqu’à Aix-en-Provence. Seuls les bruits de l’extérieur, de la rue, percent notre atmosphère devenue sépulcrale.
Le récit de Yaryna ne s’arrête pas. C’est un fleuve de mots qui déborde de toutes les côtés. Son âme de peintre-performeuse ressurgit en nous peignant, avec ses mots, des tableaux à la hauteur d’une nouvelle Guernica. « Je suis peintre, artiste. Ma dextérité est dans mon pinceau. Alors que j’ai dû apprendre en quelques jours à tirer avec un fusil. C’est défendre ma terre, ma liberté, l’indépendance de mon pays, notre humanité. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre : depuis un mois, j’ai dû apprendre à travailler avec un fusil. Mais moi, je suis une enseignante, une artiste. Vous comprenez !? » Une enseignante, dans la salle, prend la parole pour lui demander pourquoi elle a décidé de rester, pourquoi ne pas partir ? « Fuir, c’est faire un cadeau aux russes, c’est renier notre histoire et notre tradition. Ma terre est ici à Lviv. Dans le cimetière de la ville, 5 générations de ma famille sont ensevelies. Partir, c’est les renier, les trahir. Les seules personnes qui sont parties sont les familles avec les enfants. Les mamans ne veulent pas que leurs enfants soient victimes de la guerre. Que leurs enfants assistent aux massacres. Les hommes sont partis au front. Nous les aidons par tous nos moyens. Il y a beaucoup de personnes qui se sont portées volontaires ; plus de 350.000 vivaient à l’étranger et sont rentrées pour combattre pour leur pays ».
L’histoire et surtout la mémoire ressurgissent. Les pogroms staliniens des années ’30 qui ont fait des millions de morts par famine, n’ont pas disparu dans l’esprit de Yaryna. « Ma grand-mère me le disait souvent : « Yaryna, fais attention aux russes. C’est un peuple différent de nous ». La mémoire de l’histoire imprègne la conscience de la réalité : un passé qui ne peut plus passer, aujourd’hui. Car Yaryna reprend la parole pour nous parler de l’histoire de son pays : « Les russes mentent quand ils disent qu’ils sont venus défendre les russophones. Ici, tout le monde ou presque parle la langue russe et ukrainienne. Les russes sont arrivés en Ukraine seulement depuis le XVII siècle ».
« Vous n’avez pas peur ? » demande un élève. « Notre seule peur – répond Yaryna – c’est de perdre notre terre, notre maison. Grâce à Dieu, je peux rester dans mon lit. Je suis chez moi ».
Yaryna pourrait continuer à façonner notre esprit et notre intelligence par l’impact de la réalité qu’elle vit directement tous les jours, à travers les « nouvelles qui viennent du front ». L’essentiel est dit. La sonnerie de 13h nous reconduit à notre réalité plus confortable. Nous nous quittons avec la promesse de nous revoir. Yaryna a réveillé notre désir et notre humanité.

Comment pouvons-nous maintenir vivante cette tension vers la réalité, perceptible dans les mots de Yaryna ? Faut-il être en guerre ? Quel est l’ennemi à combattre ? Dans le conflit ukrainien, il est évident qui est l’agresseur à combattre. Mais il y a une lutte moins évidente à mener tous les jours. Yaryna en a parlé à plusieurs reprises : notre humanité. Le premier combat est en nous. Le père Julián Carrón le rappelait récemment dans un article sur ce même sujet. Il disait que le « seul véritable rempart contre le pouvoir est le désir, et donc des rencontres et des lieux capables de le réveiller ».
En citant Mgr. Luigi Giussani, il poursuivait en disant que : « Le seul recours pour freiner l’envahissement du pouvoir réside dans ce sommet du cosmos qu’est le moi […]. La seule ressource qu’il nous reste est une reprise puissante du sens chrétien du moi, de l'irréductibilité de la personne ».

Silvio Guerra, Aix-en-Provence