La réalité crie : « Le Christ est présent »
Notes de l’intervention du père Julián Carrón à la journée de début d’année des adultes de CLIntervention lors de la journée de début d’année des adultes de Communion et Libération
« Seigneur, qu’est donc l’homme, que tu t’en souviennes, le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter ? » (Ps 144, 3). Voilà ce que je pense souvent, ces derniers temps, face aux événements qui arrivent parmi nous (toutes ces personnes changées, mises en mouvement) ; j’en suis ému comme beaucoup d’entre vous et je ne peux éviter cette question : qui sommes-nous pour que le Mystère ait pitié de nous de manière aussi bouleversante ? J’ai presque honte parce que j’aimerais être aussi ému que notre amie Vicky (nous avons entendu son témoignage au Meeting) qui continue à demander : « Qui suis-je pour qu’il m’arrive une chose pareille ? ». Ou bien Franco, le prisonnier de Padoue qui se demande : « Pourquoi est-ce à moi que c’est arrivé ? ». Ou cette jeune fille de 20 ans qui s’émerveille que l’Être soit devenu ami du néant. Ces personnes me sont amies justement pour cela ; non pas parce qu’elles ont plus ou moins de capacités, mais parce qu’elles se laissent toucher par le Mystère présent ; parce que je surprends en elles la même vibration que celle dont témoigne Marie : « Le Seigneur a jeté les yeux sur le néant de sa servante » (Cf. Lc 1, 48). Je ressens une infinie gratitude pour la tendresse que le Mystère manifeste à notre égard, si grande que je n’arrive pas à m’y faire, car le Seigneur a vraiment pitié de notre néant. Je pense exprimer par là le sentiment de nombre d’entre vous face à ce qui est en train d’arriver.
Les faits
Le père Giussani nous enseigne que cette expérience d’émotion face à ce qui arrive est le début, le point de départ ; de là jaillit la question de l’origine de cette émotion. Nous ne pouvons prendre cette question au sérieux que si nous regardons certains faits et certaines personnes que nous avons rencontrées. Ce sont ces faits qu’il faut regarder pour nous aider à comprendre ce qui est en train d’arriver. Mais nous ne comprenons pas vraiment ce qui nous arrive si nous ne saisissons pas en même temps la méthode par laquelle le Mystère agit. C’est essentiel car ce que nous sommes en train de voir est la réponse à la perception d’où nous étions partis lors des exercices spirituels de la Fraternité, perception d’un Mystère qui semble abstrait.
Pour répondre à notre difficulté, par pitié de notre difficulté et de notre néant, le Seigneur ne nous envoie pas quelqu’un qui nous explique un peu mieux : il fait advenir des faits sous nos yeux, il se révèle devant nous tous et cela nous aide à émerger. Si nous suivons le parcours dont nous avons parlé aux exercices, nous pouvons combattre l’origine de cette difficulté définie par le père Giussani comme la distance que nous vivons si souvent entre l’expérience et notre raison (notre manière de « raisonner » sur le Mystère sans même nous en rendre compte). C’est pourquoi nous devons nous aider à regarder les faits en essayant de bien établir le rapport entre la raison et l’expérience.
Je ne le répéterai jamais assez : le point de départ, ce sont les faits, c’est toujours la réalité, comme nous l’a enseigné le père Giussani dans Le Sens religieux au chapitre 10. Ce qu’on y lit est analogue à ce que fait Jésus dans l’Évangile : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne récoltent, ils ne font pas de réserves dans les greniers ; et pourtant votre Père céleste les nourrit » (Mt 6, 26). D’où part Jésus ? Il regarde les oiseaux. Mais pour lui, la présence des oiseaux n’est pas donnée pour acquise. Quand il prend conscience de leur présence dans la réalité, il ne peut éviter de se référer au Père. Ce faisant, il veut nous enseigner un regard qui ne s’arrête pas à l’apparence, mais qui arrive jusqu’à l’origine, jusqu’au Père qui est la source constante du réel. Cette attitude est décisive pour chaque instant de notre vie, car si ce regard sur le réel ne devient pas familier en nous, nous douterons du Père dès que la réalité se montre sous un mauvais jour. Mais qu’elle soit belle ou laide, la réalité est là ; si elle est laide, cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas ; elle est là et nous la subissons. Mais si cette réalité existe, si cette circonstance existe, si cette maladie me touche, si cette tristesse m’envahit maintenant, si tout cela existe cela veut dire que j’existe moi-même ; et si j’existe, il y a un Autre qui me fait, maintenant.
J’ai toujours été frappé par le fait que le père Giussani, quand il essaie de transmettre cette notion élémentaire, la réduise à son essence. Dire : « Je suis » avec une conscience totale équivaut à dire : « Je suis fait ». Dans le fait de mon existence existe déjà sa compagnie (« être possédé » cf. L. Giussani, Le sens religieux) : aucun intimisme, aucune projection du Mystère à travers mon imagination : c’est la réalité qui crie qu’Il existe !
Quand j’enseignais au lycée, je me souviens qu’un élève m’avait demandé : « Vous êtes sûr de ce que vous dites de Dieu ? Est-ce aussi certain que vous le dites ? ». Je lui ai répondu : « Oui, parce que je ne pars pas de Dieu, mais de la réalité ». C’est la réalité qui crie Dieu, parce qu’elle ne se fait pas toute seule, comme chacun de nous (si nous avons un minimum de conscience, nous ne pouvons rien dire d’autre !). Andreï Siniavski le dit bien : « Il ne faut pas croire par tradition, par peur de la mort ou pour se défendre. Ni parce qu’il y a quelqu’un qui commande et te fait peur, ni pour des motifs humanistes, pour se sauver et faire l’original. Il faut croire pour la simple raison que Dieu existe » (D’après A. Siniavski, Pensieri improvvisi, Jaca Book, Milan 1978, p. 75). Nous devons avoir le courage d’utiliser la raison ainsi ; le pape nous invite constamment à cela : utiliser et brandir la raison (disait le père Giussani), sinon nous serons toujours la proie du néant, des sentiments, des états d’âme, des difficultés. Mais aucune difficulté ne peut mettre en question le fait que j’existe et, si je suis là, c’est un Autre qui me fait maintenant.
Cette dynamique de la réalité est la même que celle de la foi. La dynamique de la foi est la même que celle de la réalité, potentialisée au maximum, car je n’ai pas sous les yeux une réalité quelconque, mais une réalité tellement exceptionnelle (comme ce que nous avons vu cet été) qu’elle déclenche plus facilement le parcours de la connaissance. La foi ne naît donc pas à cause d’une suggestion, d’un sentiment ou de l’imagination ; tout commence face à un événement qui a lieu, tellement exceptionnel qu’il sollicite toute l’énergie de la raison pour essayer de le comprendre.
Je répète : au début il n’y a pas ce que l’on s’imagine de ce que l’on ne voit pas, une fuite dans l’au-delà, un élan émotionnel dans l’invisible, mais un fait réel qui s’impose et exige une explication, qui mobilise toute la raison parce qu’il prend justement toute mon humanité. Quel est ce fait extraordinaire, exceptionnel que nous avons vu ? Davide nous l’a rappelé tout à l’heure : le regard de Rose auquel Vicky accepte de s’abandonner malgré la résistance initiale ; le spectacle de Vicky, malade du sida, contaminée par son mari qui l’a abandonnée par la suite, ce spectacle crie l’espérance pour tous. L’émotion de Cleuza et Marcos frappés par une nouveauté inattendue. La volonté du prisonnier de retourner en prison pour témoigner de ce qui lui est arrivé. L’étoffe d’un dépressif comme le père Aldo (avoir une telle stature humaine pourrait plaire également à qui n’est pas déprimé !). Et combien d’autres exemples que tout le monde connaît. Je ne cite que ceux-ci parce que nous les avons tous sous les yeux : des personnes différentes, changées, pas du tout inventées. Ces choses sont impossibles à inventer car les protagonistes eux-mêmes en sont surpris.
Le parcours de la foi évoqué aux exercices commence ici ; et je me demande souvent (pour voir jusqu’où nous faisons ce qui nous est proposé dans le livret des exercices) combien de ceux qui ont vu ces faits se sont engagés dans le parcours de connaissance que nous avons étudié à l’école de communauté ? Je sais que vous connaissez tous le parcours, je pars du principe que vous savez tout, mais cela ne signifie en rien que nous avons été réellement défiés par ces faits et que nous avons tous fait ce parcours tel qu’il est décrit. C’est pourquoi nous continuons si souvent à parler de l’abstraction du Mystère. Pourquoi ? Pourquoi, face à des faits tellement irrésistibles, tellement imposants, avons-nous autant de peine à nous engager dans ce parcours de connaissance ?
Le père Giussani nous explique qu’il faut lire ces faits avec le cœur et que le cœur (pour ne pas réduire ce mot de manière sentimentale) est une raison affectivement engagée ; le cœur, en tant que raison et affectivité, est la condition d’une saine mise en acte de la raison. Que signifie que notre raison est affectivement engagée ? Notre raison a été prise. C’est pourquoi il n’y a pas de raison sans affection. Nous avons été frappés et saisis face à quelque chose qui déclenche ce parcours. Le centre du problème de la connaissance humaine n’est pas une capacité intellectuelle particulière, mais c’est réellement la juste position du cœur. Ce ne sont pas les plus intelligents qui viennent en premier, mais les plus simples : ces personnes (que je ne verrai peut-être qu’une seule fois dans ma vie) deviennent des amis non pas parce qu’ils sont intelligents, mais parce qu’ils se laissent toucher ; et je suis surpris quand ils me tiennent compagnie, je suis surpris quand je me souviens d’eux et en cela ils démontrent qu’ils sont plus intelligents.
Le pape nous l’a rappelé lors de son voyage en France : « Si Lui ne se montre pas, quoi que nous fassions, nous ne parvenons pas pleinement jusqu’à Lui. La nouveauté de l’annonce chrétienne c’est la possibilité de dire maintenant à tous les peuples : Il s’est montré, Lui personnellement. Et à présent, le chemin qui mène à Lui est ouvert. La nouveauté de l’annonce chrétienne ne réside pas dans une pensée, mais dans un fait : Dieu s’est révélé. Ce n’est pas un fait nu mais un fait qui, lui-même, est Logos – présence de la Raison éternelle dans notre chair. Verbum caro factum est (Jn 1, 14) : il en est vraiment ainsi en réalité, à présent, le Logos est là, le Logos est présent au milieu de nous. C’est un fait rationnel. Cependant, l’humilité de la raison sera toujours nécessaire pour pouvoir l’accueillir. Il faut l’humilité de l’homme pour répondre à l’humilité de Dieu » (Benoît XVI, Rencontre avec le monde de la culture au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008).
Voilà ce que nous enseignent les témoins exceptionnels. Notre participation est d’accueillir le don, c’est l’humilité de céder la priorité à la réalité des faits. Si nous ne faisons pas ce parcours de la connaissance qui se rend, nous ne comprenons pas ce qui arrive et par conséquent, nous continuons à vivre une distance entre la raison et l’expérience et à dire que le Mystère est abstrait. En revanche, quand, face à ces faits, nous avons cette simplicité, cette humilité décrite par le pape, il est impossible que ce que l’on voit n’implique pas un autre facteur. Comment se fait-il que je suis comme cela ? Quel est ce facteur impliqué dans les faits que je vois, dans le changement que j’observe chez ces personnes ? Une explication quelconque suffit-elle pour justifier ce changement ?
« Cher Julián, je voulais te raconter quelque chose qui vient de nous arriver. Une de nos amies, une jeune maman, lutte contre la maladie depuis des années. Elle a subi une rechute inattendue. Son état est grave et nous pousse à demander continuellement un miracle. Puisque quand on demande, le Seigneur répond, un miracle est déjà en train de se produire : notre affection pour le Christ augmente. Face à une telle situation, on ne peut pas tourner autour du pot et perdre du temps avec des “mais» et des “si”. Pour rester avec elle, avec son mari et ses enfants, il faut demander et se demander : qui nous offre le don de sa présence ? Qui nous offre ces années d’amitié avec elle ? Et surtout, maintenant, dans cette situation, qui permet une profondeur et une intensité de rapports impensables ? Un soir, son mari nous a dit : “Cette période est la plus belle de notre mariage”. Comment un tel fait est-il possible ?! Sans le Christ, c’est inexplicable. Ce fait existe, il a eu lieu, nous l’avons sous les yeux, mais on ne peut pas l’expliquer sans aller jusqu’à reconnaître ces traits uniques, tout comme on ne peut pas expliquer l’unité, la communion qui est en train de naître entre nous qui la connaissons, liés par une amitié qui n’est pas née aujourd’hui mais qui est certainement en train de fleurir maintenant. Une amie qui a rencontré le mouvement depuis peu est allée la voir ; voici comment elle a raconté cette visite : “Avant d’entrer, j’étais tendue, agitée, je ne savais pas quoi dire. À la fin, en sortant de cette maison, j’étais heureuse. Je n’ai pas seulement changé d’opinion sur la mort et le sens de la souffrance, je me suis surprise à être heureuse. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je suis sûre qu’il y a là Quelque chose d’exceptionnel”. Quand elle est venue à l’école de communauté, elle a ajouté : “Vous dites que c’est le Christ. Comment est-ce que je peux savoir que c’est Lui ? Je n’arrive pas à prononcer son nom. J’ai confiance en vous mais ça ne suffit pas”. Nous lui avons dit : “Fais-nous confiance, mais surtout fais confiance à ton cœur, à cette correspondance dont tu as fait l’expérience : tu es entrée presque désespérée et tu es sortie heureuse, tu as entrevu quelque chose d’extraordinaire. Aidons-nous à Le découvrir, car nous avons tous besoin, comme toi, de connaître son visage, de dire son nom, de nous lier à Lui. C’est ce qui nous réunit” ».
Qui est-cet homme ?
Bien souvent, comme nous venons tout juste de le lire, nous entendons dire : « Mais moi, je n’arrive pas à dire son nom », comme le disait cette femme : « Vous dites “Jésus Christ”, mais comment faire pour savoir que c’est Lui ? ». La semaine dernière, une personne me disait : « Je vois une humanité différente, mais pourquoi devrais-je dire que c’est Jésus Christ ? ».
Comment répondre à cette question de manière raisonnable ? Mes amis, nous nous trouvons face à la même question que les apôtres, la même. Les apôtres eux-aussi avaient vu des choses exceptionnelles, des miracles, et ils voyaient que cette personne était unique et ils devaient se demander : « Qui est-cet homme ? ». Ils reconnaissaient quelque chose de différent, il était inévitable que cette question surgisse. Mais ils s’égaraient dans la tentative de réponse. « “Qui suis-je, au dire des gens ?” Ils lui dirent : “Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes” » (Mc 8, 27-28). Ils ne parvenaient pas à aller au-delà de ces interprétations : ils en étaient incapables. Comme nous l’avons vu lors des Exercices spirituels de la Fraternité, le témoin n’est pas seulement celui qui nous renvoie au-delà, mais celui qui nous donne la réponse à la question. C’est Lui qui répond à la question, c’est Lui qui a répondu à cette question : « Le Père m’a envoyé » (Jn 5, 36). Alors nous nous apercevons soudain qu’il s’agit de la seule réponse qui corresponde à l’exceptionnalité qui nous fait face, plus que n’importe laquelle de nos explications.
Et nous maintenant ? Nous aussi nous nous trouvons –nous en avons fait l’expérience – face à ces humanités différentes que nous voyons (nous en voyons, et comment !) ; nous le voyons de nos yeux, mais bien souvent nous aussi restons égarés : « Pourquoi devrais-je dire Son nom ? Qui peut m’assurer que c’est bien Lui ? ». C’est la tradition de l’Église qui nous apporte une réponse, en nous disant : « Écoute, quelle est l’origine de tous ces traits incomparables que tu vois, de toute cette nouveauté que tu vois dans ces faits et qui passe par le visage de différentes personnes ? Pour comprendre et reconnaître ces traits incomparables, tu dois aller à l’Évangile, tu dois avoir une familiarité avec l’Évangile ».
Pour être plus clair, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé il y a longtemps en Espagne. Une personne qui vivait dans un village près de Madrid avait rencontré nos amis. Jusqu’à ce moment-là, elle n’avait eu aucun contact avec l’Église ; elle a commencé à nous fréquenter et voyait ce qui se passait et la nouveauté qui commençait à s’introduire dans sa vie. Puis, comme elle les fréquentait, elle se mit à aller à la messe et, en écoutant l’Évangile, à un certain moment elle fit ce commentaire : « Aux personnes de l’Évangile, il arrive la même chose qu’à nous ». Elle avait compris que la nouveauté qu’elle voyait survenir sous ses yeux dans son rapport avec les amis de la communauté chrétienne qu’elle avait rencontrée était identique à ce qui survenait aux personnes qui fréquentaient Jésus ! Elle ne se rendait pas compte que c’était le contraire, que c’était à ses amis qu’il arrivait la même chose qu’aux disciples, mais c’est secondaire. En effet, les Évangiles sont et seront toujours le canon, la règle qui nous aide à découvrir lorsqu’une expérience est chrétienne, lorsque nous nous trouvons vraiment face à une expérience chrétienne. Dans le présent et à chaque moment de l’histoire, il arrive la même chose (avec d’autres têtes, d’autres visages) qu’au début. Cela passe par des visages différents, mais Il se rend contemporain à nous par des visages aux traits incomparables, qui sont les siens. Il est faux de dire que les disciples ont rencontré Jésus et que nous, nous devons nous contenter d’un succédané. Ce dont nous faisons l’expérience, ce sont exactement Ses traits incomparables, Lui qui se rend présent aujourd’hui par pitié de notre néant.
Comment puis-je découvrir que ces traits sont les Siens ? Nous devons bien regarder, parce que tout risque de nous paraître égal. Regardons bien, par exemple, ce que nous raconte Vicky. « Avant de rencontrer Rose, personne ne nous souriait, tout le monde nous détestait dans notre famille, comme si nous étions tombées malades toutes seules. Et, soudain, dans cette situation apparaît une présence nouvelle : Rose est venue s’asseoir près de moi. Je me suis éloignée parce que je ne sentais pas très bon, elle s’approchait et moi je continuais à reculer, mais Rose continuait à s’approchait ». Et Rose dit quelque chose d’étrange à cette personne, dans cette situation où tout le monde l’évitait, et qui sentait si mauvais : « Tu as une valeur plus grande que ta maladie ». Il faut avoir une certaine familiarité avec Quelqu’un qui disait des choses étranges. De la même façon qu’il est étrange de dire à une femme qui va enterrer son fils : « Femme, ne pleure pas ! » (Cf Lc 7, 13). Ou bien à quelqu’un qui l’a trahi : « M’aimes-tu ? » (Jn 21, 16). Ou encore à l’homme le plus détesté de toute la ville : « Zachée, descends vite, car il me faut aujourd’hui demeurer chez toi » (Lc 19, 5).
Si, lorsque nous voyons ces faits, nous n’avons aucune familiarité avec l’Évangile, cela nous semble être l’attitude d’une personne quelconque, ces traits deviennent ceux d’une personne quelconque, c’est-à-dire que nous pouvons parler comme cela de Jésus ou de Mahomet, ou bien de Bouddha ou d’autres, parce que tout est égal. Mais où est-il arrivé que quelqu’un s’approche de celui que tous fuient, tel un lépreux ? Où est-il arrivé que quelqu’un s’approche de celui que tous considèrent comme le plus abominable pécheur de la ville ? Où est-il arrivé que quelqu’un continue d’affirmer la valeur de l’homme dans la situation la plus désespérée ? Cela n’est pas arrivé n’importe où mais au moment de l’histoire où Il s’est montré !
Nous avons des difficultés parce que nous ne nous identifions pas à Jésus, à l’Évangile, comme le père Giussani nous l’a témoigné tout au long de sa vie ; parce que nous ne saurions pas nous représenter ces épisodes si nous n’avions entendu le père Giussani nous les répéter si souvent. Mais nous pensons que nous avons autre chose à faire : lire l’Évangile nous semble quelque chose de spirituel et, pour cela, lorsque nous voyons les mêmes faits devant nos yeux, nous avons du mal à dire Son nom. Alors pourquoi devrions- nous croire ? On comprend bien que, de la sorte, la foi n’est pas raisonnable. Mais si on continue à s’identifier à ces scènes, il en résultera à coup sûr une affection inégalable qui nous rendra Jésus Christ de plus en plus cher.
La satisfaction comme test de la foi
Voilà ce qu’est la foi chrétienne : non pas reconnaître une présence quelconque, mais bien cette Présence aux traits incomparables, présente dans l’histoire maintenant comme il y a deux mille ans. Il ne s’agit pas d’un pieux souvenir ni d’une spiritualité à bon marché : c’est Sa présence maintenant, que nous pouvons toucher de la main et par laquelle nous pouvons nous sentir regardés et embrassés ! Quelqu’un qui continue d’avoir pitié de notre néant, quelqu’un de si présent que la nouveauté, la satisfaction qu’il introduit, constitue le test de notre foi. Cela peut se produire, nous l’avons vu, dans la maladie. Ou bien comme nous le témoigne ce jeune (maintenant, il nous regarde du ciel, car il est mort) on peut vivre de cette manière jusqu’au dernier moment de la vie. Il écrit à l’une de ses amies de l’université : « Aller à un examen est quelque chose que nous avons tous fait, et cela n’a rien d’extraordinaire. Voilà ce que je pensais avant d’avoir rencontré des personnes qui m’ont obligé, en passant par une véritable révolution, à me demander avec quel sérieux je vivais ma vie. Dans quelques jours, vous le savez, je devrai entrer à l’hôpital pour une greffe de moelle épinière et vous vous demanderez ce que cela a à voir avec le fait d’aller à un examen. Si je n’étais pas du mouvement, si le mouvement ne m’avait pas appris à considérer les études comme une occasion fantastique de recherche de la vérité, pour donner un sens à ma vie et exprimer un jugement total sur celle-ci, je me tiendrais tranquille depuis longtemps, reclus chez moi en attendant d’être hospitalisé. J’aurais peut-être lu quelques livres ou le journal ; mais, fondamentalement, j’aurais dilapidé mes journées dans la recherche passive et désespérée de quelque chose pour faire passer le temps de cette attente avant de partir pour le front (parce que c’est comme partir pour le front). En étudiant pour l’examen, ce n’est pas le vide du temps qui a rempli mes journées, mais c’est moi-même qui l’ai rempli : ce n’est pas le vide qui a dicté le rythme de ma vie : c’est moi qui l’ai fait, j’ai été le maître de mes journées. J’étudiais la procédure civile, en abordant jour après jour les arguments, heureux du pouvoir que j’avais encore sur mes journées et, en définitive, sur ma vie [voilà ce que signifie être acteur de sa vie, jusqu’au dernier instant !]. Si j’étais resté immobile à laisser passer le temps, je serais resté esclave, je me serais consumé sans même m’en rendre compte. Aujourd’hui, je suis content d’avoir eu mon examen de procédure civile, mais déjà hier, j’étais orgueilleux de moi-même, je me sentais réalisé en tant qu’homme parce que je savais que j’espérais contre toute espérance ». Il est mort au cours de l’intervention.
Voilà la satisfaction, et on peut la trouver dans la situation la plus désespérée. Pourquoi ? Comment peut-on vivre même ses derniers instants de cette manière ? En s’identifiant à Jésus. L’attrait que Jésus exerçait sur les autres était dû au fait que Sa référence ultime n’était pas Lui-même, mais le Père. La foi chrétienne donne une satisfaction sans pareille parce qu’elle introduit au mystère du Père. Nous ressentons cette correspondance unique de la foi non pas parce que nous rencontrons quelque chose de réel et de présent, qui peut nous satisfaire, mais parce qu’il y a là quelque chose qui nous ouvre tout grand à l’infini. Rencontrer Jésus, comme rencontrer ces témoins, nous ouvre tout grand à l’infini, c’est pourquoi cela nous satisfait, en nous ouvrant davantage au Mystère. La satisfaction comporte toujours le désir d’entrer davantage dans ce Mystère.
Obéissance
Et comment pouvons-nous entrer davantage dans ce Mystère (ce dernier point sert d’introduction à l’école de communauté) ? À travers l’obéissance. Nous pouvons pénétrer davantage dans ce Mystère et, de ce fait, vaincre le doute qui nous fait croire qu’il s’agit d’un état d’âme, si nous obéissons à ce que le Seigneur fait survenir parmi nous. Nous sommes les témoins de ce qui survient lorsque nous suivons ce qu’un Autre accomplit au milieu de nous. Nous l’avons vu, nous avons senti l’effet bénéfique que cela produit sur nous, mais le passage de l’école de communauté que nous commençons maintenant est décisif pour le comprendre pleinement, parce que vérifier la foi, vérifier cette reconnaissance et la satisfaction qu’elle donne, cela s’appelle l’obéissance.
Nous verrons ce qui est réellement arrivé cet été à notre capacité d’obéir à ce qu’Il fait. En effet, si la foi a été cet événement qui a amené la satisfaction, nous pouvons tous comprendre le défi qu’un tel fait implique pour la raison et la liberté (la raison et la liberté, non le sentimentalisme) de celui qui tient vraiment à la vie, au bonheur. Nous avons vu quelque chose qui nous ouvre tout grand, qui rend possible une espérance pour notre vie, une possibilité pour la vie. Nous l’avons vu, c’est comme si le Seigneur nous avait donné ces témoins pour nous ôter tous nos alibis : on peut renaître même en ayant le sida au milieu de l’Afrique, ou bien en prison, ou au seuil de la mort. Aucune circonstance n’est hostile. Voila l’espérance que ces témoins nous rendent présente et, maintenant, quiconque a le désir de vivre ainsi ne peut pas ne pas ressentir ce défi.
Nous voyons à quel point cette expérience est vertigineuse à la façon dont le père Giussani introduit l’école de communauté : pour nous parler de l’obéissance, il ne nous fait pas un sermon sur l’obéissance, il nous fait nous identifier à l’expérience des apôtres qui ont vécu ce dont nous avons nous aussi fait l’expérience : la correspondance unique à cause de laquelle il était raisonnable de Le suivre. C’est là que réside le vrai défi. Comme il nous le dit, on peut suivre avec une mesure dans le cœur : « Je te suis tant que je suis d’accord avec toi, tant que tu ne vas pas au-delà d’un certain seuil « (comme l’ont fait la plupart), ou bien suivre sans autre mesure que celle de la correspondance du cœur, comme l’ont fait les disciples : ils avaient suivi Jésus à cause de la pitié qu’il avait pour leur néant. Jésus s’était ému devant la faim qu’ils avaient éprouvée, il avait multiplié les pains pour les rassasier, et puis, ressentant encore cette pitié pour leur néant, il leur dit : « Écoutez, cela seul ne suffit pas pour vivre, parce que beaucoup n’ont pas le problème de la faim, mais ils n’ont pas de sens pour vivre ; vous ne pouvez vivre que si vous mangez mon corps et buvez mon sang ». « C’est trop ! », ont-ils pensé, ils l’ont pris pour un fou et sont partis. Mais pourquoi Jésus leur a-t-il dit cela ? Parce qu’il ne les aimait pas ? Si Jésus ne leur avait pas dit cela, il se serait moqué d’eux ! Mais Jésus, qui connaît notre besoin humain, nous dit : « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, vous ne pourrez pas vivre ». Et lorsque tous sont partis, il n’a pas épargné les disciples eux-mêmes, avec cette question : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6, 67). Voilà un ami, vous comprenez ? Comprenez-vous pourquoi Jésus ne leur épargne pas cela ? C’est comme s’il voulait tirer des entrailles des siens l’expérience qu’ils ont faite : « Est-il raisonnable de vous en aller après ce que vous avez vu, après ce qui s’est passé en demeurant avec moi ? ». Est-ce raisonnable ? Et ils se sont dit : « Non, ce ne serait pas raisonnable ». Ils ont suivi et obéi en raison de cette correspondance.
Voilà le défi qui nous attend. La capacité d’obéir est la priorité donnée à ce que nous voyons survenir sous nos yeux, à ce « Quelque chose qui vient avant » que le père Giussani nous rappelle toujours en répondant à un risque qui nous menace en permanence, et qui consiste à changer la méthode un instant après, en disant : « D’accord pour cette méthode de la correspondance du cœur pour la rencontre, mais ce pour quoi nous suivons, c’est autre chose ». Et le père Giussani dit : « Non ».Et il ajoute : « Le fait de rencontrer une présence différente arrive en premier non seulement au début, mais à chaque moment qui suit le début, même un ou vingt ans après. Le phénomène initial est destiné à être le phénomène original de chaque moment du développement. Parce qu’il n’y a pas de développement si cet impact initial ne se répète pas, c’est-à-dire si l’événement ne demeure pas contemporain » (Cf. Luigi Giussani, « Qualcosa che viene prima », dans Dalla fede il metodo, Tracce-Quaderni, avril 1994, p. 40). Si l’événement ne survient pas maintenant et si nous ne suivons pas ce qu’Il fait, il est impossible que se poursuive ce que nous avons vu.
Pour cela, l’école de communauté nous donne maintenant l’outil pour ne pas perdre ce que nous avons vu. De cette façon, nous comprenons ce qu’est l’obéissance, parce que nous pourrions la réduire à quelque chose qui n’est pas l’obéissance. Le père Giussani nous dit : « Suivre ne signifie pas prendre quelque chose comme l’on prend un pardessus […] ; non, il ne s’agit pas d’un pardessus, comme le laisse entendre le concept courant d’obéissance selon lequel obéir signifie dire “oui” et faire ce que l’on nous dit de faire. Non ! » (Luigi Giussani, Peut-on vivre ainsi ? Parole et Silence, Paris 2008, pp. 118-119). Attention : c’est un risque que nous courons tous, tous, celui qui commande comme celui qui obéit, parce que celui qui commande peut courir le risque de se proposer comme substitut du Mystère, au lieu de suivre ce que le Mystère fait, et celui qui obéit peut suivre celui qui commande parce qu’il lui évite le risque de suivre le Mystère. C’est-à-dire que nous pouvons réduire l’obéissance à quelque chose de clérical, et cela, dit le père Giussani, n’est pas de l’obéissance, mais l’attitude de gamins qui tentent d’éviter tout le drame consistant à demeurer face à ce qu’Il fait, parce qu’il est plus facile de dire oui à ce que dit le chef et de faire ensuite ce que bon nous semble. Cela ne sera jamais l’obéissance chrétienne, car l’obéissance, comme le dit l’école de communauté, c’est suivre la correspondance dont on a fait expérience (voilà ce qui rend la vie dramatique). À la fin, nous dit l’école de communauté, la forme extrême de l’obéissance est de suivre la découverte de soi-même, réalisée à la lumière de la parole et de la présence d’un Autre.
Comme nous le voyons en poursuivant dans le texte de l’école de communauté, tout dépend du premier chapitre que nous avons lu : cela s’appelle la « foi ». Sans la foi, il n’y a pas de liberté, il n’y a pas de satisfaction et il n’y a pas d’obéissance, sauf sous une forme cléricale, parce que l’instant d’après, cela devient seulement un rappel moraliste. Pour cela, il est décisif d’en rester à cette méthode en faisant l’école de communauté, parce que nous pourrions la faire comme s’il s’agissait seulement de commentaires sur des commentaires, générant encore plus de nihilisme que celui que nous portons déjà. Ce qui m’atterre le plus, c’est que nous pourrions travailler le contenu de l’école de communauté contre le contenu lui-même, c’est-à-dire avec une autre méthode. Pour cela, le rappel que le père Giussani nous fait – « quelque chose qui vient avant » – est décisif pour bien faire l’école de communauté ; sinon, on peut faire le travail (parce qu’on peut le faire) sans que rien n’arrive, parce que nous le faisons d’une manière qui n’est pas celle par laquelle le Mystère le fait arriver au milieu de nous.
Obéir, c’est suivre la découverte de soi menée par un Autre. Voilà la seule obéissance raisonnable. Celui qui a fait cette expérience de correspondance exceptionnelle et ne veut pas la perdre obéit à cette expérience, à la correspondance dont il a fait l’expérience. L’obéissance est ce qu’il y a de plus raisonnable, parce que si je n’obéis pas, je perds ce que j’ai vécu de plus grand ; si je n’obéis pas, je le perds, je perds le moment le plus intense, le plus plein, le plus élevé de mon expérience humaine. C’est à chacun de nous qu’il revient de répondre. Voilà le défi de cette année, il est vertigineux parce que nous voulons que le mouvement devienne « une aventure pour soi-même ».