Le Caravage, Adoration des bergers (détail), 1609. Musée Régional de Messine, Italie

Carrón : Noël est la rencontre avec la réalité des hommes

« Dieu choisit précisément cette situation humaine pour défier la culture du rebut avec la nouveauté d’un regard qui exalte la valeur infinie de chaque homme ». La lettre du Président de la Fraternité de CL au Corriere della Sera du 24 décembre
Julián Carrón

Monsieur le Directeur,
Échec, faillite, défaite de nos tentatives. Absence de réussite dans la vie. Combien de fois est-ce le critère avec lequel on regarde la personne (sur le plan professionnel, existentiel, affectif). Et combien de fois cela devient-il le regard avec lequel elle se regarde elle-même ! Le résultat est cette honte de soi-même derrière laquelle se cachent des situations humaines faites de blessures, de déchirements, de douleurs, que chacun couve en son for intérieur comme un malaise qui éclate parfois sur le plan personnel et social.

Si quelqu’un échoue, s’il n’est pas à la hauteur des standards dominants, qui imposent la réussite comme critère de la vie, alors il faut le mettre au rebut. C’est ce que le Pape (il l’a fait encore récemment en parlant aux handicapés et aux prisonniers) appelle « culture du rebut ». Malheureusement, cette culture l’emporte haut-la-main – au point de devenir mentalité commune – non seulement à l’extérieur, mais aussi en nous.



Au milieu de tout ce rebut, reste-t-il quelque chose ? Oui, il reste notre humanité blessée, inquiète, confuse : elle reste et elle crie l’attente de quelque chose qui nous libère d’une situation qui semble sans issue. Dieu choisit précisément cette situation humaine, qu’aucune tentative ne semble pouvoir changer, pour défier la culture du rebut avec la nouveauté d’un regard qui exalte la valeur infinie de chaque homme.

Face à nos échecs valent aujourd’hui encore les paroles du prophète Isaïe : « Crie de joie, femme stérile » (Is 54, 1), c'est-à-dire toi et moi, qui ne parvenons jamais à atteindre les standards. « Ne crains pas, tu ne connaîtras plus la honte ; ne tiens pas compte des outrages, tu n’auras plus à rougir » (Is 54, 4). Voilà le défi que Dieu lance à notre manière de nous regarder avec tant d’acharnement selon notre mesure ou celle des autres. Dieu n’a pas honte de nous, de notre fragilité, de nos blessures, de notre existence ballottée de tous côtés, de ce nihilisme que Galimberti décrivait dans le Corriere della Sera comme un « vide de sens » (15 septembre 2019).

Mais comment Dieu lance-t-il son défi ? Quel est le geste le plus puissant qu’il accomplisse à notre égard ? Il ne nous offre pas de parole de consolation, mais il survient dans notre vie. Pour nous faire comprendre ce que nous valons, le Verbe – Dieu, le sens, l’origine et le destin de notre vie – s’est fait chair et est venu habiter parmi nous (cf. Jn 1, 14). Rien n’est plus persuasif : le Seigneur du ciel et de la terre revêt notre humanité. En se faisant chair, et en restant présent à travers la chair, dans l’humanité réelle de personnes concrètes, il peut embrasser chaque situation humaine, entrer dans chaque malaise, chaque blessure, chaque attente du cœur. Il peut faire résonner aujourd’hui, comme des paroles vivantes, ces paroles prononcées pour la première fois il y a deux mille ans et qui donnent la mesure exacte de la grandeur de chacun de nous : « Quel avantage, en effet, un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c’est au prix de sa vie ? Et que pourra-t-il donner en échange de sa vie ?  » (Mt 16, 26). Notre moi vaut plus que l’univers ! Don Giussani commentait ainsi la question de Jésus : « Aucune femme, jamais, n’a entendu une autre voix parler de son fils avec une telle tendresse originelle et une telle indiscutable valorisation du fruit de son sein, avec une affirmation de sa destinée aussi totalement positive ; seule l’a fait la voix du juif Jésus de Nazareth. Mais, plus encore, aucun homme ne peut se sentir valorisé avec une dignité de valeur absolue, au-delà de toute réussite. Personne au monde n’a jamais pu parler ainsi !  » (Engendrer des traces dans l’histoire du monde, p. 7-8).

Quand ce regard valorisant sur l’homme entre dans la vie d’une personne, il surprend au point de laisser sans voix, il inaugure un regard sur soi-même autrement impossible. C’est ce que j’ai pu constater ces derniers jours en recevant la lettre d’une jeune amie : « Plus j’avance sous ce regard, plus toutes les blessures que j’ai elles-mêmes me deviennent précieuses, toutes mes petitesses, mes douleurs, ce que je ne comprends pas, les peurs, les mesquineries, les péchés. Je sais qu’elles sont la seule possibilité pour intercepter le Seigneur qui passe, pour me rendre désarmée, nécessiteuse, petite. Je m’étonne du fait que je ne veux plus rien censurer de moi, et que je veux même obstinément tout regarder jusqu’au fond. Mon humanité m’est précieuse uniquement parce qu’elle est embrassée ainsi par le Seigneur qui vient ». Me vient à l’esprit une page inoubliable de cette rencontre avec le Christ présent à travers l’humanité changée d’un de ses témoins. « Le chapelain (…) introduisit l’Innommé. Federigo vint au-devant de lui avec un affectueux empressement, le visage serein et les mains tendues en avant, comme vers quelqu’un qu’on attend ; (…) “Depuis si longtemps et tant de fois j’aurais pu, j’aurais dû me rendre moi-même auprès de vous”. “Auprès de moi, vous ! Mais savez-vous qui je suis ? Vous a-t-on dit mon nom ?” (…) "Laissez" dit Federigo en la prenant avec une aimable violence "laissez-moi presser cette main". (…) Ainsi disant, il ouvrit les bras et les passa autour du cou de l’Innommé qui, après avoir essayé de s’y soustraire et résisté un instant, céda, comme vaincu par cet élan de charité, embrassa à son tour le cardinal. (…) L’Innommé, en se dégageant de cette étreinte, s’exclama : “Dieu vraiment grand ! Dieu vraiment bon ! Je me connais à présent, je comprends qui je suis” » (Les fiancés). Le point véritablement intéressant est que l’expérience de l’Innommé décrite par Manzoni est à la portée de tous, nous la voyons se reproduire chez des personnes comme notre jeune amie.

Voilà la « bonne nouvelle » que nous apporte Noël. Pas seulement de bonnes paroles, mais la rencontre avec une réalité humaine, charnelle, qui défie notre néant qui avance et permet de regarder tout soi-même – tel qu’on est – sans honte, parce que Jésus de Nazareth n’a pas eu honte d’entrer dans notre chair en se faisant homme. Noël est cet enfant emmailloté qui nous dit : « Pourquoi ne te regardes-tu pas comme je te regarde, comme je regarde ton humanité ? Tu ne vois pas que je suis devenu enfant justement pour te montrer toute la préférence que j’ai pour toi ?  ».

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