« Vita di Don Giussani ». Bref aperçu d'un charisme

Aucun d'entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur. (Rm 14, 7-8)
Cardinal Marc Ouellet

La Vita di Don Giussani d’Alberto Savorana m’a laissé la forte impression d’avoir rencontré une grande personnalité, qui vivait intensément son appartenance au Seigneur et qui n’a pas fini d’intervenir dans l’histoire de son peuple.
L’homme, le prêtre et le fondateur que fut Don Giussani, les traces qu’il a laissées dans la tradition ambrosienne, les défis qu’il a lancés au catholicisme italien, sa mémoire restée vivante dans les œuvres qu’il a fondées ou inspirées, en un mot le témoignage de sa vie est maintenant disponible grâce au journaliste de talent qui a mis au point cette biographie extraordinaire. Un récit émouvant et interpellant appuyé sur une forêt de documents qui couvre presqu’un siècle d’histoire de l’Église.
Ami des poètes, compagnon de grands hommes de pensée, familier des Souverains Pontifes, Don Giussani s’est intéressé avant tout à la foi des jeunes qu’il voulait certainement protéger des assauts de l’athéisme, du relativisme et du nihilisme; mais il voulait surtout rendre leur foi capable de générer une culture chrétienne à l’âge de la sécularisation.
Le mouvement ecclésial qui est né de son apostolat s’est distingué par la présence incisive des laïcs dans la société au nom de leur foi chrétienne, au risque d’être mal compris voire combattus à l’intérieur même de l’Église. Don Giussani a piloté sagement son mouvement sur une mer houleuse, en l’ancrant dans la prière et en évitant qu’il s’échoue sur les bancs de sable du rationalisme. Il a soumis son mouvement à une obéissance stricte au Magistère pontifical qui a reconnu en retour son œuvre comme un fruit authentique du Concile Vatican II. L’outil dont nous disposons désormais raconte les péripéties de cette figure charismatique qui interprète le Concile comme une « réforme dans la continuité », selon la formule consacrée sous le pontificat de Benoît XVI.
Que nous dit ce prêtre à travers la mémoire documentée de sa vie et de ses œuvres? On lui reconnaît volontiers un charisme particulier d’éducateur de la foi et d’apologète du christianisme. Mais ces catégories suffisent-elles à rendre compte de sa profonde influence? Don Giussani est une figure du christianisme contemporain qui résiste aujourd’hui comme hier aux tentatives de confinement idéologique. Sa vie mouvementée et sa pensée volcanique nous parlent de Vie et de Vérité. Elles nous poussent à nous demander ce que Dieu veut nous dire aujourd’hui par cet apôtre enflammé et incommode qui n’aime certes pas qu’on le mette au repos complet, même après sa mort. Plût à Dieu qu’il continue à nous déranger pour mieux nous servir!
Permettez-moi, comme observateur étranger, de retenir au terme d’une lecture rapide quelques aspects de cette figure charismatique qui me semblent de grande portée pour l’Église universelle.

1. Le jeune prêtre qui a demandé d’aller enseigner au Lycée Berchet s’est distingué sur le terrain par le partage de son expérience de foi et la communication des certitudes qu’il avait acquises au Séminaire de Venegono. Don Giussani découvrait avec consternation le décalage grandissant entre la piété formelle des jeunes et leur culture intellectuelle de plus en plus étrangère au mystère de la foi. Pour surmonter ce divorce entre la foi et la vie, il a créé une méthode originale et provocante qui forçait les jeunes à prendre position selon leurs convictions. Puisant largement aux sources de l’art, des sciences et de la musique, il s’est appuyé surtout sur une philosophie réaliste qui éprouve la stupeur face au mystère de l’être. Mais son fer de lance était toujours le Mystère du Verbe incarné qu’il offrait aux jeunes comme critère ultime pour juger de la valeur de toute chose.
La première qualité de sa pédagogie a été de s’appuyer « non sur une synthèse d’idées mais sur des certitudes de vie ». Don Giussani avait eu la chance de côtoyer des maîtres qui l’ont initié dès l’adolescence à l’expérience des vérités centrales du christianisme. Il a gardé toute sa vie une reconnaissance émue envers les Colombo, les Corti, les Figini qui ont ancré dans son esprit l’estime de la raison et les certitudes de la foi. Commentant plus tard son enseignement au Lycée Berchet, Giussani affirme :
Ce que je leur disais ne naissait pas d’une analyse du monde étudiant, mais de ce que me disaient ma mère et le séminaire. En résumé, il s’agissait de parler à d’autres avec des paroles dictées par la Tradition, bien sûr, mais avec une conscience explicite, jusque dans ses implications méthodologiques .

2. Un autre aspect significatif de son charisme est l’approche rationnelle du christianisme. Les jeunes sont marqués par la culture scientifique et doivent par conséquent être conduits rationnellement au seuil du mystère. Le livre de Giussani sur Le sens religieux établit les principes et les étapes de sa méthode. L’auteur excelle dans l’analyse religieuse de l’expérience humaine. Sa « passion du raisonnable » l’incite à développer une méthodologie réaliste et critique articulée par la question de Dieu. Au terme de sa réflexion, il pose l’hypothèse de la Révélation comme une « possibilité », voire même une « attente » légitime et raisonnable du cœur humain assoiffé de sens et d’infini.
Ce premier livre de son parcours de formation restera un classique des préambules de la foi, un itinéraire confirmé par l’expérience qui prépare à l’accueil de la Révélation. Ce livre a fait l’objet de commentaires fort élogieux par des personnalités aussi différentes que l’Archevêque de Buenos Aires Jorge Mario Bergoglio, le rabbin David Rosen, l’écrivain Giovanni Testori et le moine bouddhiste Takagi.

3. Le discours de Giussani sur le Christ, centre de la Révélation, fait écho à ses maîtres de Venegono, mais aussi à ses lectures approfondies d’auteurs variés, parmi lesquels des orthodoxes et des protestants : Vladimir Soloviev, Karl Barth, John Henry Newman, Reinhold Niebuhr, sans oublier évidemment ses amis Hans Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger qui lui attribuent une influence sur le choix du nom de la Revue Communio. La vision de Giussani est radicalement christocentrique, et elle comporte en corollaire une conception unifiée de la destinée humaine, que le Concile Vatican II reprendra en affirmant que la vocation de l’homme est unique et divine et qu’elle ne s’éclaire pleinement que dans le mystère du Verbe incarné .
Cette profonde correspondance entre l’anthropologie et la christologie sera ultérieurement confirmée par l’encyclique Redemptor Hominis suite à l’accession de Jean Paul II au siège de Pierre. Ces événements auront sur Giussani et son œuvre un impact profond et libérateur précisément parce qu’il y retrouvera sa compréhension de la personne humaine dans le Christ. Il répétait volontiers qu’« en dehors de l’événement chrétien on ne peut comprendre ce qu’est le moi ».
Sa perspective anthropologique surmonte le dualisme moderne entre la nature et le surnaturel qui a dévitalisé le christianisme. Giussani exprime le rapport de l’homme à la grâce en termes de vie où la rencontre des personnes et leur communion est inséparable de leur relation avec Dieu. Il en résulte une nouvelle phénoménologie de la grâce, qui la décrit comme une « rencontre » avec le Christ ressuscité dont la « présence » enveloppe et sollicite la vie humaine dans toutes ses dimensions. D’où la description du christianisme comme un fait, un événement, une amitié, une compagnie, une communion avec le Christ qui réalise l’identité profonde des personnes dans l’appartenance active à la communion ecclésiale.
Giussani fait plus que renouveler le vocabulaire à partir de l’expérience, il enseigne à voir les réalités de la foi d’une façon qui permet d’éprouver la vérité de ce qui est cru et de juger toute chose dans cette lumière. Une telle expérience est libératrice parce qu’elle intensifie la conscience d’appartenir au mystère du Christ et d’y participer activement: « L’histoire est pour nous la continuité de la résurrection du Christ, écrit Don Giussani. Tout instant de l’histoire est désormais pour nous la modalité à travers laquelle le mystère de la résurrection s’accomplit ».

4. Cette expérience du Ressuscité dans l’histoire conduit à la formule paulinienne « le Christ “tout en tous” » (Col 3, 11) qui porte à son sommet l’identification du Christ et de l’Église. Voilà une autre clef de la vision giussanienne. Plus il médite le Mystère du Christ et le fait découvrir, plus il souligne le mystère de l’Église comme l’incarnation continuée, l’incarnation totale pourrait-on dire, en prenant soin de maintenir la distinction entre le Verbe Incarné et son corps ecclésial, façonné et animé par l’Esprit.
Au plus fort de la crise post-conciliaire des années ’70, des jeunes proposent à Giussani d’identifier leur Mouvement par le vocable « Communion et Libération ». Le maître accepte la proposition parce qu’elle traduit bien l’expérience de l’appartenance totale au Christ et à l’Église. « Parce que la communion est libération », dira Giussani, c’est-à-dire : la communion au Christ dans l’Église est libération des limites du « je » dans le « nous », à l’image de la Trinité. Le Cardinal Joseph Ratzinger commentera plus tard ce nom à la lumière de la tradition ambrosienne :
Pour être vraie, et donc aussi pour être efficace, la liberté a besoin de la communion, non d’une quelconque communion mais, en dernière analyse, de la communion avec la vérité même, avec l’amour même, avec Jésus Christ, avec le Dieu trinitaire. C’est comme cela que l’on construit une communauté qui crée une liberté et donne de la joie .
Giussani en témoigne ainsi:
En nous domine la gratitude pour la découverte que l’Église est une vie qui rencontre notre vie : ce n’est pas un discours sur celle-ci. L’Église est l’humanité vécue comme humanité de Jésus Christ, et cela marque pour chacun de nous la valeur du concept de fraternité sacramentelle .
Ce concept de fraternité sacramentelle appliqué au Mouvement correspond à l’ecclésiologie de communion de la Constitution dogmatique Lumen Gentium qui élargit le concept de sacrement à l’Église dans son ensemble comme signe efficace du Christ ressuscité. Les vicissitudes politiques et ecclésiales de l’Italie à notre époque ont conditionné l’engagement du Mouvement au risque que soit parfois oublié le mystère de communion dont il se veut une expression sacramentelle au sens le plus pacifique et constructif pour l’Église et la société. L’évolution du mouvement dans la durée, au-delà de la décade des années ’70, a rétabli l’équilibre.

5. Un dernier élément particulièrement significatif est l’éclosion dans le mouvement de nombreuses vocations à la vie consacrée qui ont fait l’objet d’une attention privilégiée de la part du fondateur. Comprise au début comme une simple réalisation du baptême, cette expérience a mûri au fil des ans et des partages avec Giussani en direction de nouvelles formes de vie selon la tradition des conseils évangéliques. Cette fécondité vocationnelle s’est manifestée en particulier dans la Fraternité sacerdotale San Carlo et l’Institut des Memores Domini. Ce dernier nom ne signifie pas le souvenir d’un événement passé mais bien la mémoire vive de la présence du Christ ressuscité qui appelle des personnes à le suivre dans une nouvelle forme de sponsalité.
« Votre profession de vie », dit Don Giussani, « sera la proclamation prophétique de toutes ces choses dans la forme même de votre vie, c’est-à-dire la forme de ceux qui ne se marient pas [...] pour avancer dans ce phénomène de sponsalité totale avec tous et avec toutes choses, qui est la promesse [...] du Christ » .
On réentend ici la formule paulinienne « Dieu tout en tous » (1Co 15) qui acquiert sa physionomie sponsale précisément à la lumière de la formule « Christ tout en tous » (Col 3) dont Marie et l’Église sont l’icône eschatologique dans l’histoire.

6. Ces quelques aspects que nous avons évoqués constituent un bref aperçu du charisme de Don Giussani qui laisse dans l’ombre bien d’autres aspects importants. Il faut lire toute la biographie pour en découvrir l’ampleur et les ramifications, car les enseignements, les missions, les fondations, les entreprises, les débats, les dialogues, les lettres, la direction spirituelle, les maladies, les deuils et même les rencontres fortuites ont laissé des traces étonnantes et durables. Le charisme de Don Giussani est plus qu’une habileté, qu’une vertu ou que le message d’une personnalité fascinante. Son charisme, c’est lui-même en tant que personne unique que l’Esprit de Dieu a unie au Christ pour une mission singulière dans l’Église. Selon Giussani, un charisme est :
Un don fait par l’Esprit à une personne dans une situation historique particulière, afin qu’à travers l’énergie qu’elle communique cette personne soit à l’origine d’une expérience particulière utile à l’Église. [...] Le charisme personnel est la contribution de chacun au dessein de l’Esprit .
Von Balthasar ajoute que le « charisme personnel », c’est la personne elle-même en tension dramatique vers l’accomplissement de sa mission dans le Christ. L’exemple de Don Giussani qu’il estimait beaucoup, l’a certainement inspiré et confirmé dans son approche christologique du mystère de la personne. La biographie de Giussani que nous avons à disposition décrit l’énergie vitale de ce prêtre qui mobilisait toutes les fibres de son être dans une expérience de paternité ecclésiale. Un exemple nous est rappelé par Don Carrón au moment où il assume pleinement la responsabilité de succéder à Don Giussani. Il rappelle alors au mouvement une parole étonnante du fondateur prononcée en 1992 :
Donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre ; cet « autre », historiquement, phénoménologiquement, comme apparence, est une personne déterminée [...], c’est moi .
Ce renvoi de la Personne du Christ à sa propre personne, d’inspiration paulinienne, pourrait sembler à première vue excessif mais il s’harmonise avec une vision sacramentelle de la vie. L’autre humain pour qui on accepte de travailler et de donner sa vie est porteur du Mystère et donc commande le respect et même l’obéissance. Don Carrón éclaire cette identification paradoxale qui pourrait être jugée dangereuse par une autre parole de Giussani qui en équilibre la provocation: « Lorsque nous perdons l’attachement à la modalité par laquelle la vérité se communique à nous, c’est alors que la vérité de la chose commence à émerger clairement ».
« Donner sa vie pour l’œuvre d’un Autre » a été l’idéal poursuivi avec passion par ce prêtre milanais qui est ainsi devenu la modalité concrète de la grâce pour tout un peuple. Son authenticité me semble confirmée par l’expérience de la croix qui a marqué particulièrement le début et la fin de son ministère sacerdotal. Comme beaucoup d’autres fondateurs et fondatrices, il a été crucifié dans sa chair et ses relations et souvent réduit à l’impuissance par la maladie. C’est dans ce creuset du mystère pascal que sa paternité a atteint des dimensions qui échappent à toute mesure humaine.

Je conclus. La Vita di Don Giussani d’Alberto Savorana réussit à bien dessiner cette figure charismatique et à nous convaincre que « la joie la plus grande de la vie de l’homme est celle de sentir Jésus Christ vivant et palpitant dans la chair de sa pensée et de son cœur ». Cette biographie ne nous laisse pas comme nous étions avant la lecture, elle nous interroge et peut nous transformer.
Certaines modalités de la réponse de l’Église à ce charisme restent encore à déterminer. Quant à notre propre réponse, elle ne peut qu’être libre et mettre en jeu notre conscience devant l’Esprit de Dieu qui veut prolonger en notre chair l’Incarnation du Verbe. C’est Lui qui a donné à Don Giussani cette grande personnalité qui accompagne toujours notre histoire dans le Christ Ressuscité. C’est aussi Lui qui nous rejoint dans et au-delà de cette biographie pour nous aider à vivre la seule chose qui comptait aux yeux de Don Luigi Giussani : l’union au Christ, notre destin et notre espérance.
Veni Sancte Spiritus ! Veni per Mariam !