« Celui qui aurait pu se contenter de fournir une aide a tenu à venir »

Notes de la synthèse de Julián Carrón en conclusion des exercices spirituels pour prêtres proposés par Communion et Libération. Pacengo del Garda (Italie), 26 octobre 2016
Julián Carrón

Plus le temps passe, plus je constate combien ce qu’affirme don Giussani sur la portée des circonstances est vrai : ces dernières ne sont pas secondaires, mais essentielles pour comprendre – pour résumer – la nature du christianisme (cf. L. Giussani, L’uomo e il suo destino, Marietti 1820, Gênes 1999, p. 63).

Il s’agit d’une perception que l’on retrouve chez les personnes les plus conscientes de ce qui se passe actuellement. L’on citait récemment un célèbre texte de Joseph Ratzinger écrit dans les années soixante, sur le phénomène de l’athéisme, qu’il percevait comme une invitation pour les chrétiens à vivre une foi plus consciente : « En ce qui concerne les païens modernes, le chrétien peut savoir que leur salut est caché dans la grâce de Dieu, grâce dont dépend aussi son propre salut. Toutefois, eu égard à leur possible salut, il ne peut se dispenser du sérieux de sa propre existence de croyant ; au contraire, leur incroyance précisément doit l’inciter davantage à une foi plus complète, dans laquelle il se sait participant à la fonction de Substitution de Jésus-Christ, de qui dépend le salut du monde et pas seulement celui des chrétiens.  » (J. Ratzinger, « Les nouveaux païens dans l’Église », in Le nouveau peuple de Dieu, Paris, Cerf, 1971).

Bien des années plus tard, Ratzinger décrit avec une lucidité péremptoire le résultat de la tentative, longue de plusieurs siècles, de mettre les valeurs universelles (introduites par le christianisme) à l’abri des conflits religieux provoqués par la Réforme, en les détachant du fait historique qui les avait fait apparaître et les avait rendus manifestes. En approfondissant les oppositions entre les confessions et dans la crise pressante de l’image de Dieu, on chercha à tenir les valeurs essentielles de la morale hors des contradictions, et à trouver pour elles une évidence autonome, qui les rendrait indépendantes des divisions et incertitudes des différentes philosophies et confessions. Sur le moment, les grandes convictions de fond créées par le christianisme semblèrent résister et se maintenir dans leur force indéniable. Mais, conclut Ratzinger, « la recherche d’une telle certitude rassurante, qui pourrait rester incontestée au-delà de toutes les différences, a échoué » (L’Europe de Benoît dans la crise des cultures, Parole et Silence, Paris 2007, p. 44).

Un autre fin observateur, Henri de Lubac, écrivait que bien des efforts de la société moderne « conservent souvent [...] bien des valeurs d’origine chrétienne, mais parce qu’ils avaient coupé ces valeurs de leur source, ils furent impuissants à les maintenir dans leur force et même dans leur droiture authentique. Esprit, raison, liberté, vérité, fraternité, justice : ces grandes choses sans lesquelles il n’est pas d’humanité véritable, que le paganisme antique avait entrevues et que le christianisme avait fondées, deviennent vite irréelles [irréelles : c’est impressionnant !], dès qu’elles n’apparaissent plus comme un rayonnement de Dieu, dès que la foi au Dieu vivant ne les nourrit plus de ses sucs.  ». Soit elles continuent à se présenter comme un rayonnement de Dieu, soit elles deviennent irréelles. Je ne pense pas que l’on puisse le dire de manière plus forte : irréelles. « Elles deviennent alors des formes vides. Elles ne sont bientôt plus qu’un idéal sans vie », parce que « sans Dieu, la vérité même est une idole, la justice même est une idole. Idoles trop pures et trop pâles, en face des idoles de chair et de sang qui se dressent ; idéaux trop abstraits, en face des grands mythes collectifs qui réveillent les plus puissants instincts.  » (H. de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Éditions Spes, Paris, 1944, p. 69.). Pour vivre notre foi aujourd’hui, nous ne pouvons pas faire abstraction de cette conscience, attestée par les esprits les plus attentifs de notre époque.

À l’origine du changement d’époque que nous traversons, il y a donc cette séparation entre les choses les plus vraies (qui ont caractérisé notre histoire pendant des siècles) et leur source. C’est ce qu’ont tenté de faire les Lumières, comme nous le disions le premier jour en citant Lessing : « Aucune vérité historique contingente ne saurait servir de preuve à une vérité rationnelle nécessaire.  » (G.E. Lessing, « Sul cosidetto “argomento dello spirito e della forza” » (« Sur la preuve de la force et de l’Esprit »), in La religione dell’umanità, Laterza, Roma-Bari 1991, p. 68). La pensée de Kant va dans le même sens : « Une foi historique, simplement fondée sur des faits, ne saurait étendre son influence au-delà des limites de temps et de lieu où les renseignements par lesquels on la juge demeurent suffisants à lui trouver créance ». (La religion dans les limites de la simple raison, classiques.ucaq.ca, p. 82).

Quel rapport entre ces observations et une session d’exercices spirituels, quel rapport avec ce qui nous est arrivé ces jours-ci ? Tout d’abord, nous pourrions avoir vécu ce moment de manière dualiste (d’un côté, le savoir, les provocations de l’histoire, de l’autre la croyance, le message chrétien), en situant l’expérience des exercices spirituels en marge du défi indiqué par Ratzinger, de Lubac ou le pape François lorsqu’il parle d’un changement d’époque, et donc en réduisant la conscience et la portée de ce que nous avons vécu. Tentons alors de regarder ce qui s’est passé.

Nous avons dit que, sans une expérience de la miséricorde, on ne surmonte pas le dualisme entre savoir et croire. C’est donc sur nous-mêmes qu’il faut faire la première vérification : que s’est-il passé parmi nous, qu’est-il arrivé à chacun de nous ? Il faut se rendre compte de tous les facteurs de l’expérience que nous avons vécue, autrement, nous finirons par la réduire, en disant : « Ce que nous avons entendu vaut pour nous », mais face au développement d’une certaine mentalité, face à la portée des défis culturels, c’est trop fragile ; la méthode est trop discrète, elle vaut pour des exercices spirituels, mais il faut autre chose pour affronter le monde.

En ce sens, ce que don Giussani nous aide à comprendre me semble décisif : la question du changement d’époque rend indispensable de comprendre le rapport entre appartenance et expression culturelle. Si l’on ne saisit pas totalement ce nœud, on finit par reproposer ces mêmes solutions, ces mêmes tentatives qui se sont déjà révélées vaines par le passé. Attention, cela concerne notre vie quotidienne car, par notre manière d’être prêtres, nous offrons à tous une certaine manière d’entrer dans la réalité. L’expression culturelle « exprime » notre état de prêtre, c’est-à-dire l’appartenance que nous vivons, notre conception de la foi. Face à ce qui se passe, nous pouvons nous aussi répéter des paroles justes tout en tentant de proposer aux personnes ces « grandes choses » dont parlait de Lubac, mais détachées de leur origine, de leur source, de la méthode par laquelle le Mystère les a communiquées aux hommes. Nous pouvons nous aussi utiliser une méthode différente de celle choisie par le Mystère, autrement dit nous pouvons reproduire cette méthode qui les a rendues « irréelles », « formes vides » aux yeux de nos contemporains. Je pense que l’Église n’a pas de plus grand défi que celui-là face à elle, et nous sommes concernés aussi.

Le premier point à prendre en considération est donc l’expérience que nous avons faite : le point de départ est toujours notre expérience. Qu’est-ce qui a ouvert notre raison, en nous permettant de l’utiliser de manière adéquate ; qu’est-ce qui a fait émerger notre capacité de fraternité ? Quel rapport y a-t-il entre toutes les observations sur l’époque actuelle et ce que nous avons vécu ces jours-ci ? Quel rapport y a-t-il entre notre liberté, notre désir de vérité et de justice, et ces exercices ? D’où naissent les « grandes choses » dont nous avons parlé, quelle est leur source ? Sans comprendre ce lien, l’appartenance dans laquelle nous avons été plongés ces jours-ci resterait un acte « pieux », plus ou moins intimiste, et ne concernerait pas notre capacité à savoir, c’est-à-dire à connaître la réalité ; ce serait la victoire en nous de la fracture entre savoir et croire.

L’histoire nous a montré que, si Celui qui la fait naître ne reste pas, les choses les plus belles, les plus grandes et les plus vraies, celles qui nous fascinent le plus, deviennent irréelles : elles s’effondrent dans leur évidence ; nous ne les voyons plus, nous ne les touchons plus, elles semblent ne plus exister. À ce propos, que dit la phrase de saint Bernard qu’a citée le père Lepori pendant ces exercices ? « “Celui qui aurait pu se contenter de fournir une aide a tenu à venir”. (…) Oui, Dieu aurait pu se contenter de secourir notre misère, notre nécessité. Il aurait pu sauver toute l’humanité d’une seule pensée, d’une seule parole. De même qu’au commencement il a dit “Que la lumière soit” et la lumière fut, de même il aurait pu dire “Que le salut soit”, et nous serions tous sauvés. Il n’était pas nécessaire qu’il entre dans le temps, dans l’histoire qu’il a lui- même créée ; il n’était pas nécessaire que le créateur entre dans la création, qu’il lui tienne compagnie ; il n’était pas nécessaire que le verbe qui pouvait tout réaliser d’un seul mot se fasse chair, homme, vie d’un homme, non seulement pendant trente-trois ans, mais pendant tout le temps de l’Église, son Corps, pendant tout le temps du déploiement ecclésial, eucharistique, apostolique, de sa Présence. Mais il a voulu ainsi, il l’a fait. Il s’est fait “Fait” ; il est venu, il est survenu comme “Avènement” » (M.G. Lepori, « Riconoscere Cristo, misericordia del Padre » [Reconnaître le Christ, miséricorde du Père], ouvrage en cours de publication en Italie par Itaca).

« Celui qui aurait pu se contenter de fournir une aide a tenu à venir » (saint Bernard de Clairvaux, In vigilia Nativitatis Domini, Sermo III, PL 183). Par cette phrase, saint Bernard nous dit l’essentiel de la méthode de Dieu, toute sa portée. Ne la réduisons pas à une phrase pieuse, de dévotion, à laquelle nous adhérons cordialement – personne n’en doute –, mais sans nous laisser provoquer totalement. Don Giussani parlait à ce sujet de « coïncidence entre le contenu et la méthode caractéristique de la révélation chrétienne » (L. Giussani, « La méthode d’une Présence », Traces-Litterae Communionis, n°1/2003).

La circonstance historique que nous traversons nous aide à saisir la portée de cette observation de saint Bernard. Aujourd’hui, nous comprenons clairement à quel point un fait historique était nécessaire, contrairement à ce que pensait Lessing, pour nous faire découvrir des vérités rationnelles nécessaires. Pourquoi celui qui aurait pu se contenter de nous aider sans entrer dans le temps est-il venu ? Il est venu parce que, par sa faiblesse mortelle, notre humanité ne parvient pas à se maintenir à la hauteur de ce pour quoi elle est faite : notre raison s’obscurcit, notre liberté se flétrit, notre affection se bloque. Sans la présence de Celui qui les fait resplendir, les « grandes choses sans lesquelles il n’y a pas d’humanité véritable » (esprit, raison, liberté, vérité, fraternité, justice) deviennent irréelles : c’est le Christ qui fait découvrir ce qu’est la raison, parce qu’il l’ouvre par Sa présence ; c’est lui qui nous fait découvrir ce qu’est la liberté, parce qu’il l’accomplit en nous emplissant de Son attrait ; c’est lui qui nous fait découvrir ce qu’est la communion, la fraternité, parce qu’il nous unit à lui. Voilà pourquoi la seule possibilité pour que ces « grandes choses » soient accessibles à l’homme est qu’elles soient, comme le rappelle de Lubac, « rayonnement de Dieu » à travers l’humanité du Christ. Voilà pourquoi il a envoyé son Fils : comme il voulait vraiment nous aider, Dieu ne s’est pas contenté d’agir d’une autre manière, il a voulu devenir événement dans la vie de l’homme.

Le Seigneur nous fait découvrir tout cela de l’intérieur d’une expérience. Voilà pourquoi il a voulu venir et c’est ce qui étonne, comme disait le père Lepori : « C’est avec surprise, tout émerveillé, que saint Bernard, s’exclame, et se répète certainement sans relâche, “Venire voluit, qui potuit subvenire”. Ce n’est pas quelque chose qu’il comprend, c’est un fait qu’il regarde, un événement incroyable. Il admire l’ « admirable miséricorde », il s’émerveille face à la miséricorde de Dieu qui se manifeste dans le Christ.  » La foi est cette reconnaissance émerveillée, l’ouverture à « laisser venir le Christ chez nous, dans notre vie, dans la vie de nos proches, dans la vie du monde, pour nous sauver. (…) La foi commence lorsque l’on cède à cet émerveillement, et que l’on fait comme les enfants qui, face à la beauté, écarquillent les yeux, la bouche, les narines, écartent les bras, tendent les mains, dans une ouverture instinctive, se faisant accueil de ce ou de celui qui nous surprend, pour s’en laisser remplir, pour laisser venir en nous la beauté bonne qui nous surprend » (M.G. Lepori).

À quoi sommes-nous donc invités ? À nous laisser pénétrer – toujours et avant tout – par Son regard qui nous appelle par notre nom. C’est ce qui fait naître en Pierre la reconnaissance de Celui qui l’avait reconnu le premier, qui reconnaissait Pierre et qui nous reconnaît aussi. « Sur la reconnaissance du Christ (…), la référence inépuisable est l’expérience de Pierre, si souvent reprise et approfondie dans notre chemin. Il a dû lui aussi, le premier, faire une expérience fondamentale – fondamentale pour lui et donc pour toute l’Église –, celle de reconnaître Celui qui le reconnaissait. Peu de saints, peu de disciples ont eu autant que Pierre de preuves du fait que Jésus nous connaît “avant” » (M.G. Lepori).

Sans se plonger dans cette expérience, tout devient abstrait, irréel. Alors, pour ce que nous avons dit sur l’époque que nous vivons, la question est de savoir si nous, qui avons fait l’expérience de ce regard (qui n’en a pas expérimenté ne serait-ce qu’une miette ?), nous soumettons la raison à l’expérience, en nous rendant compte que nous ne pouvons pas le communiquer aux autres de manière différente que celle par laquelle il nous est arrivé : à travers un témoignage, qui rend présent le rayonnement de Dieu. Nous ne pouvons collaborer avec le Christ qu’en se laissant entraîner par lui. Suivre signifie simplement se laisser entraîner, et l’alternative est la dialectique : soit Jean, soit Judas, c’est-à-dire « deux manières de vivre à la suite du Christ, d’être disciples du Christ. Jean le vit selon le Christ, en correspondant totalement à l’événement rencontré ; Judas, selon sa propre conception de l’événement, selon sa propre interprétation du Christ » (M.G. Lepori).

Mes amis, c’est précisément la foi qui est en jeu ici : il ne s’agit pas des conséquences que nous pouvons tirer, mais de l’origine. C’est pourquoi, en posant la question du rapport entre l’appartenance et l’expression culturelle, don Giussani répond par le « oui » de Pierre, en nous lançant un défi radical : « Le vingt-et- unième chapitre de l’Évangile de saint Jean est la présentation fascinante du surgissement historique de cette éthique nouvelle. L’épisode raconté est la clé de voûte de la conception chrétienne de l’homme, de sa moralité, de son rapport avec Dieu, avec la vie, avec le monde » (L. Giussani-S. Alberto-J. Prades, Engendrer des traces dans l’histoire du monde, Parole et Silence, Paris 2011, p. 105). Il faut comprendre le sens décisif de cette affirmation, autrement nous vivrons la foi de manière dualiste, qu’on le veuille ou non ; même si nous ne cessons de parler du « oui » de Pierre, nous communiquerons la morale et la culture comme si elles naissaient d’une autre source, et non de l’immersion dans l’événement d’une histoire particulière.

Le véritable défi qui nous est lancé est le suivant : prendre conscience que nous ne pouvons pas faire abstraction d’une « histoire particulière » – reconnue comme méthode – pour vivre et transmettre la conception chrétienne, pour vivre et transmettre la morale, la culture, parce que sans Présence (dit Giussani en parlant du « oui » de Pierre), sans adhésion à une Présence, il n’y a pas de morale et les valeurs ne s’enracinent pas en nous, elles n’entrent pas dans nos entrailles et deviennent tôt ou tard « irréelles ». Sans la rencontre avec le Christ qui m’ouvre constamment les yeux, je regarde comme tout le monde, mes préjugés ne s’effritent pas et ma mentalité ne change pas et reste comme celle des autres. En défendant les valeurs dont parlait de Lubac, mais en les détachant de leur origine historique, celles-ci peuvent devenir irréelles en nous aussi ; « elles deviennent alors des formes vides. Elles ne sont bientôt plus qu’un idéal sans vie. (…) Idoles trop pures et trop pâles, en face des idoles de chair et de sang qui se dressent ; idéaux trop abstraits, en face des grands mythes collectifs qui réveillent les plus puissants instincts ». Nous l’avons expérimenté ces jours-ci : sans la présence du Christ ici et maintenant, ni l’anthropologie chrétienne, ni la morale chrétienne n’ont de prise et ne s’enracinent en nous. Il faut donc un giron, il faut un lieu – l’Église, notre compagnie, une histoire particulière – dans lequel Sa présence contemporaine se rend manifeste, expérimentable, pour façonner notre raison, attirer notre liberté, éduquer notre regard.

La véritable décision à prendre, alors, est de savoir si l’on consent ou pas à son initiative, si l’on suit ou pas. Qu’est-ce que le père Lepori nous a proposé ces jours-ci ? « Suivre est se laisser entraîner par la venue du Christ dans le monde. Celui qui s’étonne du fait que Dieu a voulu venir alors qu’il aurait pu se contenter de nous envoyer de l’aide suit. Que peut-il faire d’autre que suivre ? Suivre cette Présence dans sa venue permanente, gratuite et inconditionnelle dans le monde, sa venue pour nous sauver, et non seulement pour nous aider ?  ». C’est là que s’introduit le thème de l’autorité. Qui est l’autorité ? L’autorité, c’est le Christ.

L’autorité est la méthode par laquelle le Christ fait les choses. L’autorité est le Christ qui a introduit la conception chrétienne d’une certaine manière, à travers une méthode donnée : en se faisant chair. « Celui qui aurait pu se contenter de fournir une aide a tenu à venir ». Quelle portée ont ces mots ! Mais qui le comprend ? Qui comprend la portée du « oui » de Pierre et le fait qu’une histoire particulière est la clé de voûte de la conception chrétienne ?

Suivre l’autorité, c’est obéir à la méthode utilisée par Dieu, cette même méthode utilisée et proposée par le charisme qui nous a touchés. Ne pensez pas que don Giussani soit naïf quand il parle du « oui » de Pierre, parce qu’il dialogue précisément avec la culture moderne. Écoutons ce qu’il dit : « La culture d’aujourd’hui considère qu’il est impossible de connaître, de se changer soi-même et la réalité “uniquement” en suivant une personne [autrement dit, elle considère le christianisme comme impossible]. À notre époque, la personne n’est pas considérée comme un instrument de connaissance et de changement, car tous deux sont compris de façon réductrice : la première [la connaissance] comme une réflexion analytique et théorique, et le second [le changement] comme une praxis et une application de règles » (L. Giussani, « De la foi vient la méthode », Traces-Litterae Communionis, janvier 2009, p. III). C’était le point de vue des Lumières, et c’est l’enjeu actuel car, nous l’avons vu, les vérités universelles que l’on voulait défendre de manière abstraite sont devenues irréelles. Cette tentative a échoué justement parce que la personne n’était plus considérée comme instrument de connaissance. Mais aujourd’hui aussi, la raison est conçue selon l’esprit des Lumières, uniquement comme « réflexion analytique et théorique », si bien que l’on peut connaître sans avoir besoin de suivre quiconque, sans la rencontre vivante et décisive avec un autre : il suffit d’une « réflexion analytique et théorique » ; de ce fait, pour changer, il suffit d’avoir des règles à appliquer, le changement étant compris comme praxis et comme application de règles. Cette vision peut s’introduire jusque dans un contexte chrétien, comme si l’on disait : « Les règles nous ont été données, nous n’avons plus qu’à les appliquer et les faire respecter par les autres. Nous n’avons besoin de rien d’autre !  ». Mais il y a de quoi s’inquiéter lorsque l’on veut défendre cela non pas avec d’autres termes, mais en utilisant les termes chrétiens : avec les mêmes termes, avec les mêmes ingrédients, on obtient un potage totalement différent.

D’où part don Giussani pour répondre au problème de la raison, de la connaissance et de la morale ? « Au contraire, c’est précisément en suivant cette présence exceptionnelle que Jean et André, les deux premiers qui rencontrèrent Jésus, ont appris à connaître de manière différente et à se changer eux-mêmes et la réalité ». Il ne cherche pas la réponse dans un dictionnaire de philosophie ou de morale, dans un texte mystérieux : « Au contraire (…), Jean et André… » ; il cherche la réponse dans l’expérience des premiers qui l’ont suivi, telle que la décrit l’Évangile, sans réduire cette expérience à un intimisme. « Jean et André » sont la clé de voûte de la méthode de Dieu, ils indiquent la manière par laquelle nous pouvons connaître, exactement comme eux. « Au contraire, c’est précisément en suivant cette présence exceptionnelle que Jean et André (…) ont appris à connaître de manière différente et à se changer eux-mêmes et la réalité. Dès l’instant de cette première rencontre, la méthode a commencé à se développer dans le temps. » (ibidem, p. III-V).

Don Giussani insiste : « Notre compagnie est définie par une méthode. On peut affirmer que le “génie” de notre mouvement consiste tout entier dans sa méthode [non pas dans la méthode comprise comme un ensemble d’instructions et de formules à répéter, mais comme le fait de suivre la manière dont Il se communique dès la première rencontre]. Pour cela, c’est avant tout un “génie” de type éducatif, car la méthode est le chemin à travers lequel un homme [un homme !] parvient à avoir conscience de l’expérience qui lui est proposée. C’est précisément en sauvegardant l’authenticité de la méthode que le contenu de notre expérience peut être transmis ». Nous voyons ici comment don Giussani affronte et dépasse la position de Lessing, emblématique de la modernité, à savoir la fracture entre croire et savoir, en réaffirmant la méthode de Dieu : « C’est (…) en sauvegardant l’authenticité de la méthode que le contenu de notre expérience peut être transmis ». Il n’y a pas d’autre chemin. Nous devons décider de le suivre ou pas : c’est essentiel pour nous, pour l’Église et pour le monde. « La méthode tire son origine de la foi, qui consiste à reconnaître dans sa propre vie une présence exceptionnelle qui a à voir avec le destin. La foi [en effet] parvient à investir tout l’horizon de la vie à travers le rapport avec une présence qui correspond au cœur » (ibidem, p. II). C’est là toute la portée historique de la phrase de saint Bernard : « Si l’on ne s’ouvre pas à cette expérience, parler de miséricorde (…), pardonner à ses ennemis, donner sa vie pour les autres, tout devient abstrait, tout glisse vers un moralisme et une idéologie » (M.G. Lepori).

La véritable décision est donc de savoir si l’on suit cette méthode, en se soumettant à l’expérience, comme l’ont fait Jean et André : ils ont suivi le Christ parce qu’ils ont cédé à l’expérience qu’ils faisaient. Après l’avoir rencontré, ils n’ont pas eu besoin d’aller chercher ailleurs la culture et la morale, ni de puiser en dehors de leur expérience les critères pour juger et affronter les provocations de la réalité. Bref, ils n’ont pas eu besoin de se détacher du rapport avec Lui, de sa présence historique, pour connaître la vérité et pour être moraux. Tout était dans ce rapport : les disciples n’ont pas séparé l’expérience qu’ils vivaient avec Lui du jugement ; ils n’ont pas séparé l’histoire particulière, la rencontre avec Lui, de l’apparition de la vérité, parce que l’expérience porte en elle le jugement, sans quoi elle n’est pas expérience : autrement, il resterait simplement à « essayer » sans juger, ce qui est inutile pour connaître.

L’expérience « porte ses raisons », disait Giussani (Vivendo nella carne, Bur, Milan 1998, p. 211). Et « ce qui défie la société (…) ne peut être qu’une expérience qui véhicule, qui met en exergue ses raisons » (L. Giussani, Dall’utopia alla presenza. 1975-1978, Bur, Milan 2006, p. 295). Mais c’est précisément ce qui peine à « passer » en nous, si bien que nous voyons certains problèmes du passé se représenter. Les autres pouvaient en être plus ou moins conscients, mais don Giussani voyait clairement dès la moitié des années soixante que la même appartenance peut voir fleurir en elle deux manières de vivre la foi, qui se manifestent dans une expression culturelle différente : « Ceux qui devaient quitter J.E. [Jeunesse Étudiante, ndt], mettaient l’accent sur une conception selon laquelle le christianisme était en pratique compris comme une forme d’engagement moral et social. Ce faisant, ceux-ci perdaient de vue la nature spécifique du fait chrétien et finissaient donc inévitablement par mettre tous leurs espoirs dans l’action et dans l’organisation de la société, et non dans le geste gratuit avec lequel Dieu a choisi d’entrer dans l’histoire » (L. Giussani, Le mouvement Communion et Libération : entretiens avec Robi Ronza, Le Sarment-Fayard, Paris 1988, p. 59-60).

À chaque époque se repropose le même drame, des débuts jusqu’à maintenant. Rien ne change. « Au contraire, Jean et André… » : cette expression de Giussani nous accompagnera toujours. « Au contraire, c’est précisément en suivant cette présence exceptionnelle que Jean et André, les deux premiers qui rencontrèrent Jésus, ont appris à connaître de manière différente et à se changer eux-mêmes et la réalité » ! Voilà la grâce qui nous a été faite : une expérience qui nous permet de saisir la portée de la méthode de Dieu, son utilité pour sortir du piège moderne suscité par le climat dans lequel nous vivons, pour lequel les choses les plus sacrosaintes deviennent irréelles. Une expérience qui nous empêche de nous bercer de l’illusion de pouvoir résoudre ce manque de réalité en utilisant la même méthode que celle qui a suscité le problème, qui a conduit les « grandes choses » portées par le Christ à devenir irréelles.

Aidons-nous à comprendre cela, pour ne pas faire partie à notre tour du problème ; non par méchanceté (il ne s’agit pas de cela !) mais parce que l’on ne se rend pas compte de l’enjeu. Imaginez la responsabilité que nous avons par la mission à laquelle nous avons été appelés par notre ministère ! Nous pouvons la vivre différemment – sans devoir rien changer en termes de circonstances ni d’efforts –, simplement en affrontant les tâches quotidiennes avec une nouveauté en nous, c’est-à-dire en ayant pour contenu de notre conscience Sa présence présente, comme l’a fait Jésus : « Cet homme Jésus de Nazareth – pénétré du mystère du Verbe et donc pris dans la nature même de Dieu (mais son apparence était absolument identique à celle de tous les hommes) –, ils ne le voyaient pas faire le moindre geste sans que la forme ne témoigne de la conscience du Père » (L. Giussani, « Un uomo nuovo », Tracce, n°3/1999, p. VII, IX). La forme même de Son témoignage attestait de son rapport constitutif avec le Père. « Cette révélation du mystère du Verbe, qui nous révèle le mystère de l’homme, nous vient de Jésus uniquement en tant qu’il est “dans le sein du Père” », rappelait le père Lepori.

Ce n’est que si nous revivons en nous cette identification au mystère du Christ présent que nous pourrons répondre aux nécessités de nos frères humains : « Le témoignage, la mission, est un amour pour le chemin de l’homme, pour l’unité du troupeau de Dieu, pour la croissance de nos frères et sœurs, de l’humanité entière, qui n’est possible qu’en restant liés par toute notre soif d’amour à la soif d’amour du Christ, en suivant la Présence qui nous regarde, nous parle et nous aime » (M.G. Lepori).

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