« Dans l’Europe d’aujourd’hui, quel est notre plus grand désir ? »

La visite de Julián Carrón à la communauté de CL en Belgique
Mauro Zappulli

Est-il possible d’être vraiment libre ? Peut-on aimer la liberté de l’autre, au point d’encourir un risque ? Ces questions étaient dans le cœur de certains amis, il y a quelque temps, quand nous avons invité don Julián Carrón à venir en Belgique. Sa réponse a été beaucoup plus rapide que prévu : Carrón est venu le 12 décembre dernier. Le soir de son arrivée, après le dîner, nous sommes allés l’accueillir à l’aéroport. Nous l’avons accompagné chez Riccardo et Mariangela, deux amis de longue date, qui appartiennent au Mouvement. Ils ont deux filles jumelles, et Giulia, une enfant de onze ans atteinte d’un handicap multiple. Giulia nous attendait à la maison ; un échange de regards et un sourire lui ont suffi pour exprimer toute sa joie (Giulia ne parle pas).
« Tu sais, Julián, raconte Mariangela, l’une de mes deux grandes filles est en Suisse et a commencé des études de philosophie : elle est en propédeutique et tout va bien. Elle a pleinement embrassé l’expérience de foi qui lui était proposée. La deuxième est à Milan, inscrite à Polytechnique ; elle vit dans un des appartements de la Ringhiera avec d’autres étudiants de CL, mais elle est très critique à l’égard du Mouvement. Pourtant, elles ont eu les mêmes témoins, Riccardo et moi. Comment cette différence est-elle possible ? ». Carrón : « La liberté ! Il faut aimer la liberté ! Vous ne croyez pas à la liberté de votre fille. Il est nécessaire qu’elle fasse son chemin… »
Le lendemain, nous allons visiter d’autres communautés, à Leuven et à Liège. À Leuven, un petit groupe d’amis nous attend chez Eleonora, une Italienne qui a épousé un Irlandais. Le temps d’une heure, chacun raconte à Carrón ce qu’il fait et ce qui l’a amené jusque-là. Parmi eux, un prêtre indien, venu en Belgique pour préparer un doctorat. Ensuite, nous nous retrouvons à Liège où nous sommes attendus pour le repas de midi. Nous sommes une vingtaine d’invités chez Paul et Geneviève qui ont six enfants et ont rencontré le Mouvement il y a trente ans. Parmi eux, Andrea et Delphine, deux architectes. Lui est Italien, elle est Belge. Ils ont trois enfants. Lui est du Mouvement, elle se déclare “externe”. Au départ, Geneviève n’avait invité qu’Andrea car, la fois précédente, Delphine avait dit qu’elle n’était pas intéressée. Or, le matin même, elle téléphone à Geneviève : « C’est vrai, j’avais dit que je n’étais pas intéressée, mais, en toute liberté, est-ce que je pourrais venir aujourd’hui, moi aussi, pour le repas ? ».
Sous une pluie battante, comme cela arrive en cette saison, nous rentrons à Bruxelles. Nous avons prévu à 18h30 une assemblée sur le thème : “Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il perd son âme ?”. La rencontre a lieu dans une salle du Bozar, Centre de congrès des Beaux-arts, édifice historique réalisé par le grand architecte belge Victor Horta, au cœur de la ville. La salle est quasiment pleine : une centaine de personnes, soit le double de ceux qui viennent d’habitude aux rencontres du Mouvement. La première question concerne la difficulté à s’aimer vraiment, à prendre au sérieux, jusqu’au fond, son propre désir de bonheur. « Selon moi, affirme Carrón, dans la phrase qui fait le thème de cette assemblée, Jésus montre toute sa tendresse envers nous. Qui peut à ce point prendre soin de notre être ? Quelle valeur doit avoir pour Lui chacun de nous ! Or nous n’avons pas cette tendresse envers nous-mêmes. Qu’un tel regard puisse exister dans le monde est tellement unique qu’il ne peut être que divin ». La deuxième question est celle d’un ami qui, depuis des années, est fonctionnaire dans les Institutions européennes : Comment arriver à vivre ce désir de bonheur sans que l’esprit de compétition et de performance ne prenne le dessus ? Caron répond « Un nouveau commencement est possible quand nous percevons, dans la rencontre avec l’autre, un bien pour nous. Il est nécessaire de percevoir l’autre comme une possibilité réelle de ma réalisation. Dans l’Europe d’aujourd’hui, quel est notre désir le plus grand ? Rencontrer quelqu’un en qui l’on voie, réalisé, ce qu’aucun succès ni aucune performance ne peuvent réaliser ».
Et la dernière question : A certains moments de la vie, il semble que Jésus ne puisse pas vaincre, par exemple dans le travail d’avocat où on ne se regarde qu’en fonction de la réussite. Carrón : « Souvent, nous parlons du christianisme comme de quelque chose à ajouter à la vie mais, sans ce regard, tu ne te supporterais pas toi-même. Le problème est de savoir si le goût de la vie vient de tout ce que nous faisons, ou de quelque chose d’autre ; si nous trouvons un instant dans la journée où nous reprenons vraiment souffle. Qu’est-ce qui me fait réellement reposer ? Parmi les premiers convertis, il y avait des esclaves : ils n’ont pas attendu d’être libérés pour vivre en hommes libres. Lors d’une visite aux prisonniers de Padoue, en les voyant contents, je m’interrogeais : ou bien ils sont fous, ce sont des visionnaires, ou bien ils se surprennent à vivre une nouveauté qu’ils ne pouvaient pas imaginer auparavant ».
Deux heures ont passé, la traduction en français a pris un peu de temps. Mais la question initiale résonne encore dans notre cœur, plus profondément même. Nous saluons les derniers amis, en train de ranger le stand des livres. Une femme fixe un livre resté sur la table, la version française de Si può vivere cosi ? Elle est employée au Bozar et attend que nous nous en allions pour fermer la salle. Elle regarde cette phrase et le visage de don Giussani sur la couverture. Le défi continue…
Le soir, nous nous retrouvons pour le repas et une dernière bière belge chez un couple d’amis, Carlotta et Andrea. « Continuez votre chemin en paix, sans vous arrêter, sans mesure, nous dit Carrón. On ne voit pas l’herbe pousser. On la voit quand elle a poussé… Pour aimer vraiment la liberté de l’autre, il faut vivre la même expérience que celle de Dieu, une plénitude telle que l’on peut accepter de “laisser aller” même la personne que l’on aime le plus, afin qu’elle se retrouve elle-même ».