L’instant après

Les attentats du 22 mars ont secoué l’Europe. Et ils ont aussi anéanti l'évidence de tous les jours. Voici le récit de ceux qui se sont demandé sur quoi s’appuie leur vie.
Luca Fiore

Quand Marta et Luciano sont partis, il y a eu un moment où Mauro Zappulli s’est rappelé cette image qu’utilise don Giussani pour décrire l’instant qui a suivi l’Annonciation : « Et l’Ange la quitta ». Les trois amis s’étaient retrouvés ensemble pour vivre ces heures où Bruxelles s’est arrêtée, abasourdie face à l’horreur. Le matin, à la sortie de la messe, les téléphones portables ont commencé à être submergés de sms et messages Whatsapp : « Vous allez bien ? ». Sur les écrans des smartphones s’affichent les images de l’aéroport de Zaventem, et ensuite du métro au centre de la capitale belge, non loin du siège des institutions européennes. Des heures durant, ils font ce que font tous les gens de la ville : chercher à comprendre ce qui est en train de se passer et s’assurer que les amis sont saufs. Parmi les nombreux messages, arrive aussi celui du père Carrón : « J’ai à peine vu. Je pensais dans le silence à l’abandon au dessein d’un Autre… comme Jésus. J’offre ma journée pour vous. Je vous embrasse, Julián ». Alors le besoin d’un point vers lequel regarder pour ne pas se laisser emporter devient pressant. Ils relisent les paroles du communiqué que CL avait diffusé, en novembre dernier, après les attentats de Paris : « Demandons au Seigneur de pouvoir affronter ce terrible défi avec les mêmes sentiments que le Christ qui ne se laissa pas vaincre par la peur : “Outragé, il ne répondit pas par des outrages, et souffrant, il n’a pas crié vengeance, mais il a remis sa cause à celui qui juge avec justice”». À la fin de la journée, parmi les 32 morts et les 300 blessés, il n’y a aucun de leurs amis ou connaissances. Mais chacun reste avec l’impression que la vie est suspendue à un fil. Ainsi, lorsque ses amis s’en sont allés, Mauro, ingénieur italien en Belgique depuis 9 ans, reste seul chez lui et pense : et maintenant ? L’invitation à fixer le regard sur le Christ aurait pu se transformer en une illusion. Il aurait été facile de retourner à ses préoccupations, de se sentir seul face à quelque chose de plus grand que soi. « En ce moment-là, j’ai désiré comprendre vraiment ce que signifie que Jésus est mort et ressuscité pour nous ».

COMME UN DÉJÀ VU
Mauro et ses amis se sont retrouvés à une vingtaine ce soir-là pour réciter le chapelet. « En regardant ce petit groupe de personnes, apparemment insignifiant au milieu de ce drame qu’était en train de vivre la ville, j’ai perçu vraiment une Présence », raconte Marta, l’une d’entre elles : « J’ai vu des visages joyeux et le désir de crier par notre vie que Jésus a vaincu la mort ». Les bombes des terroristes explosent en détruisant, au moins pour quelques heures, l'évidence de la vie quotidienne.
Plus on se rapproche de la mort, plus l’effet est explosif. « Je suis vivante, Mariangela ! », dit l’amie du magasin de poisson à Mariangela Fontanini : « Hier, j’étais dans ce métro-là ; si je m’étais arrêtée à l’arrêt précédent, j’aurais explosé moi aussi ».

Il y a aussi Hélène Bleus, 25 ans, employée dans une importante entreprise de conseil, qui était passée par là une demi-heure avant les explosions. Elle se souvient de ce matin de l’année 2011 quand, à Liège, elle échappa à quelques minutes près à l’attentat sur la place Saint Lambert, où 7 personnes sont mortes et 120 autres ont été blessées, touchées par des grenades et des kalachnikovs. Elle l’a raconté à sa chef, qui d’instinct lui a dit : « C’est que tu es sur la terre pour faire quelque chose de grand ». Elle a répondu par un sourire, mais intérieurement elle a pensé : « Pourtant c’est vrai, vraiment Dieu me veut vivante ».

Luciano Porretta, docteur en informatique, lui aussi a eu une impression de déjà vu : « En 2009, j’étais à Aquila le jour du tremblement de terre. J’ai ressenti la même peur de tout perdre. J’ai éprouvé le même sentiment d’abord de précarité et ensuite de gratitude quand je me suis rendu compte que mes amis n’étaient pas parmi les victimes ».

LA SÉCURITÉ SUFFIT-ELLE ?
Les images qui parviennent de Bruxelles ont d’abord raconté les attentats et ensuite les condoléances. La poussière du ciment qui s’est écroulé dans le métro et celle de la craie colorée qui, sur la place de la Bourse, a écrit des messages de paix, ont abouti dans les photo-gallery des sites du monde entier. Ce qui ne trouve pas sa place sur les homepages des sites d’information, ce sont les petites histoires, de peur ou de solidarité, peut-être bien éloignées de l’épicentre de la tragédie.
Ce sont les histoires de ceux qui ont accompagné un collègue chez lui parce que les moyens de transport ne fonctionnaient pas, de ceux qui ont accueilli quelqu’un chez eux, de ceux encore qui t’ont appelé après tellement longtemps pour savoir comment tu allais et tu t’es senti aimé de façon inattendue.
Les frères capucins de l’église de Saint Antoine ont continué à faire ce qu’ils faisaient tous les mardis : la distribution des repas aux pauvres du quartier à majorité musulmane en plein centre de la capitale.
Ce ne sont que des épisodes, mais qui laisseront sans doute une trace dans la vie des citoyens de Bruxelles.

Luciano raconte que le Recteur de l’ULB, l’Université Libre de Bruxelles, le lendemain des attentats, a invité les étudiants et le personnel à participer à la minute de silence décrétée dans tout le pays. Il leur a même proposé la possibilité d’apporter des fleurs sous la statue de Théodore Verhaegen, fondateur de l’Université, en fidélité à la devise « Scientia Vincere Tenebras » : par la connaissance, les ténèbres sont vaincues. Et peu importe si, dans les couloirs de l’Université, plus ou moins à mi-voix, quelqu’un dit « qu’il faut les éliminer tous » (sous-entendu : les musulmans).

Françoise Gillet travaille à Bruxelles. Entre collègues, on parle beaucoup de sécurité. Il y a ceux qui disent qu’elle a été mal gérée, qu’on aurait dû et qu’on doit faire plus. « Je me suis souvenue de la provocation de don Giussani d’il y a quelques années : c’est le temps de la personne, non pas des institutions. Nous ne pouvons tout déléguer à l’État ». Et que peut faire la personne dans une telle situation ? « Aller plus au fond de son besoin. Prendre au sérieux tout ce qui lui arrive. Comprendre ce qui la satisfait vraiment. La sécurité seule nous suffit-elle vraiment ? ».

Le mardi des attentats, Rosanna Pelosi, enseignante de langue et de culture italienne, se trouvait dans une école au centre de Bruxelles, dans le quartier arabe. Là, elle a trouvé une collègue, prise de panique : « Je ne parviens pas à joindre mon mari ! Je ne peux pas vivre sans lui ». Même lorsqu’elle a réussi à lui parler au téléphone, elle reste confuse. « Je ne pouvais que rester face à elle avec ma certitude », raconte Rosanna. « Je lui ai dit que la vie est un don et qu’elle n’est pas dans nos mains. Nous ne pouvons pas décider ce qui va nous arriver, même si nous crions et que nous nous sentons mal. Et elle m’a répondu que sa mère lui avait dit la même chose. “Mais c’est une chose que je ne parviens pas à voir”. Le soir, en rentrant à la maison, j’y ai repensé et je me suis dit que vraiment les gens ont besoin de regarder des personnes capables de rester debout face aux tempêtes de la vie. Et je me suis rappelé ce que j’avais vu le samedi précédent, quand j’ai accompagné cinq jeunes pour qu’ils fassent leur “Promesse” avec le Pape. Voilà, le pape François est l’un de ceux qui restent debout. On voit en lui la certitude que les choses ne sont pas dans nos mains. Le regarder me donne l’espérance ». C’est alors que Rosanna a commencé à raconter une histoire qui semble n’avoir rien à voir avec les bombes de Bruxelles. « Durant le cours d’italien, j’ai connu une élève qui s’appelle Maeva. Un jour, elle m’a dit : “L’amitié sincère n’existe pas”. Je lui ai répondu : “Regarde, cet été, je vais avec des amis en vacances en Italie – je parlais des Chevaliers : on ne résout pas le problème de l’amitié mais on apprend à comprendre qui est l’autre” ». Quand la fillette s’est présentée avec l’autorisation signée par ses parents, Rosanna ne pouvait pas y croire : « J’ai voulu appeler sa maman. Celle-ci m’a dit : “Nous avons vu notre fille rentrer à la maison plus contente que nous ne l’avions jamais vue. Nous devions lui faire confiance”. En résumé, Maeva est l’une des cinq jeunes qui ont fait leur Promesse avec le Pape. D’accord, mais quel est le rapport avec les morts de Bruxelles ? Il y a un rapport, parce que Maeva est née et a grandi à Molenbeek, là où habitaient les frères Bakraoui et où ils ont préparé les attentats. Et elle et Rosanna se sont connues dans ce quartier-là. C’est une petite histoire. Pourtant c’est arrivé.