Seulement pour vivre

Lors d’une après-midi d’étude en Bourgogne, ou dans un parking du quartier musulman de Lagos. La lecture du texte... et la comparaison avec une vie qui nous tenaille. Petit voyage dans les écoles de communauté.
A. Leonardi, P. Perego, P. Ronconi et A. Stoppa

FRANCE
COUP DE FOUDRE


À Dijon, au milieu des vignobles et des abbayes, on n’avait encore jamais vu d’école de communauté ; jusqu’à il y a 2 ans, quand Olivier, professeur d’économie, a connu par hasard don Luigi Giussani. « C’était en juin 2014, alors que je préparais un cours de Business Ethics. Je faisais des recherches sur internet à propos de personnes liées au catholicisme italien, et j’ai découvert l’existence de ce prêtre et du mouvement de CL ». Il met son cours de côté et, durant une journée entière, il lit tout ce qu’il trouve en français. C’est un véritable coup de foudre. Les jours suivants, il écrit au secrétariat de la communauté pour demander des informations. « Pour moi, c’était un peu comme lancer un message dans une bouteille en pleine mer de l’internet. Et pourtant, j’ai reçu une réponse de Isabelle et Silvio de Paris qui m’ont conseillé de partir de certains textes : Le risque éducatif et les trois volumes du ParCours ». On peut dire que l’école de communauté est née à ce moment-là, dans l’échange de SMS entre Olivier et Silvio, qui se sont envoyés demandes et réflexions durant toutes les vacances d’été. Quelques mois après, ils se sont rencontrés tous les deux à Paris, dans un restaurant indien. « En un instant, j’ai vu ce que j’avais lu dans les livres », raconte Olivier. « Et j’ai compris que je ne pourrais plus me passer d’une telle amitié ». À peine monté dans le train le ramenant à Dijon, il ressent une nostalgie : « Il m’avait parlé de ce moment appelé école de communauté, mais Lyon et Paris étaient trop loin pour les rejoindre. Je lui ai immédiatement écrit pour demander de l’aide. Et il m’a dit “Mais pourquoi ne commencerais-tu pas à Dijon ?” ». Peu de temps avant Noël, Olivier a envoyé un mail à une dizaine d’amis et collègues. Il joint en annexe le texte de la journée de début d’année de Julián Carrón. « Si cela vous intéresse, j’aimerais vous raconter ce que j’ai découvert depuis quelques mois ». Cinq d’entre eux sont au rendez-vous. Ils regardent ensemble la vidéo sur le mouvement La strada bella. Oliver leur parle de ses nouveaux amis à Paris, de don Giussani et leur propose de se retrouver régulièrement pour lire ensemble un de ses textes. Parmi les cinq personnes qui étaient présentes, trois sont réellement intéressées : Philippe, Pierre et Éric. À partir de ce jour-là, ils se retrouvent tous les vendredis soir dans une salle mise à leur disposition par leur Évêque.

EN CHEMIN
« Olivier a piqué ma curiosité », raconte Philippe, 42 ans. « Mais plus encore, il y avait une phrase que j’avais lue et qui me restait en tête : “Je n’existe pas quand tu n’es pas là”. Je suis revenu parce que je voulais comprendre ce que ces paroles voulaient dire pour moi ». Philippe était alors en pleine séparation d’avec sa femme, après vingt ans de mariage. Il vivait une grande souffrance, la sienne et celle de ses quatre enfants, dont le plus jeune avait à peine un an. « L’école de communauté n’a pas coïncidé avec une aide précise de leur part. Mais j’ai commencé à me sentir mieux. Étrangement, j’avais de nouveau envie de vivre, même si ces amis ne faisaient rien de particulier pour moi. Ils étaient tout simplement là. Et je sentais qu’il y avait en moi quelque chose qui grandissait : je recommençais à avoir de l’affection pour moi-même à travers les yeux de don Giussani ».

Ses compagnons de voyage, Pierre et Éric, auxquels viendra bientôt se joindre Sarah, vivent eux aussi des moments difficiles. « Aucun de nous n’avait une vie tranquille : ensemble, nous avons vécu des licenciements, le chômage, la solitude affective ou des difficultés avec les enfants. Nous formions une école de communauté de gens blessés, mais nous ne nous sentions plus des victimes. Nous étions finalement en chemin ».

Toute l’année 2015 a été marquée par la fidélité à ce geste. L’un d’entre eux a réussi à participer aux Exercices spirituels et aux vacances d’été. Et quand Olivier, à la fin de l’année, apprend qu’il est muté et qu’il doit quitter la Bourgogne, personne ne songe un instant à arrêter l’école de communauté. « J’ai pris la responsabilité de suivre ce petit groupe, auquel Catherine venait de se joindre », raconte Philippe. « J’ai dit “oui”, malgré le fait que je n’en sois pas capable, malgré une vie familiale très problématique, parce que l’école de communauté est l’unique façon que j’ai de tenir ensemble tous les morceaux qui me constituent ; chose impossible avec nos propres forces ».

Aujourd’hui, deux nouvelles personnes ont rejoint le petit groupe de Dijon : Sabine et Régis. Silvio, de Paris, les rejoint dès qu’il le peut. « Nous avons lu le morceau des Exercices où don Giussani raconte le “oui” de Pierre. Il n’a fallu que quelques lignes à Régis - 70 ans, dirigeant d’une entreprise en faillite, cinq infarctus durant l’année écoulée - pour lui faire dire : “C’est la même chose pour nous : Jésus parle de la même façon à nos vies usées” ».


NIGERIA
LE JOURNAL DE NYEMIKE

Nous sommes dimanche, en début d’après-midi, sur le parking de la clinique du quartier musulman de Idi Araba, à Lagos, au Nigeria. Il fait quarante degrés. Dans le bruit de la ville, celui des minarets et celui du trafic, Godfrey, 32 ans, se tient dans un coin, avec un livre en main. En face de lui se trouve Steve, plus jeune de 3 ans, père de deux enfants, qui a un bon travail dans une grande entreprise, mais qui est obligé de faire des horaires atypiques sept jours sur sept, en rotation. C’est pourquoi ils ont trouvé ce lieu et ce moment pour faire l’école de communauté. Et quand ils n’y arrivent pas, ils se voient pour passer la soirée dans un pub, autour d’une bonne chope de bière. C’est Steve qui a demandé à voir son ami, car il ne parvenait plus à participer au moment “officiel” de l’école de communauté. « Je meurs sans l’école de communauté. Ici je récupère ma personne », a dit Steve, ému, lors de l’assemblée.

« Le mouvement au Nigeria existe depuis la fin des années quatre-vingts. Nous sommes une petite communauté qui compte aujourd’hui un peu moins de cinquante personnes – avec des universitaires, des jeunes travailleurs et quelques personnes plus “âgées” – dans une ville qui compte plus de vingt millions d’habitants », raconte Barbara, une Memor Domini italienne qui est à Lagos depuis plus de dix ans et qui est responsable de la communauté de CL. « Il y a environ trois ans, notre amie Rose est venue de l’Ouganda pour faire une assemblée avec nous. Tout le monde a été frappé par la façon dont elle parlait de l’école de communauté, de son importance pour vivre ». Ils commencent alors à créer des petits groupes, comme celui des universitaires, ou celui de Steve et Godfrey, ou encore celui de ceux qui travaillent à l’ONG Loving Gaze, avec une quinzaine de personnes. « Moi aussi, l’année suivante, j’ai commencé un petit groupe avec quelques personnes », continue Barbara. « J’étais allée avec Roland, un jeune travailleur, à l’Assemblée internationale de CL en Italie. Il était un peu déprimé. En parlant avec Rose, elle m’a dit : “Fais l’école de communauté avec lui, tu verras qu’il ira mieux” ». En rentrant à Lagos, le petit groupe a démarré avec Charles et David, 28 et 29 ans, qui se sont joints à eux. « Immédiatement, je me suis rendu compte que ce qui avait commencé comme une aide pour Roland, qui d’ailleurs commençait à aller mieux, devenait également vital pour moi. Notre groupe était constitué d’un chef de chantier, d’un agent immobilier, d’un responsable de bureau d’achats d’une entreprise… Chacun venait avec des demandes précises, à propos de ce qu’il vivait concrètement tous les jours en vérifiant tout ce que nous lisions ». Un groupe uni en somme. « Oui, mais cela ne suffit pas. Le cœur est autre chose », explique Barbara. « Au cours du temps, le groupe a changé. Roland a été muté à Abuja, et Charles risquait aussi d’être envoyé ailleurs. Mais j’avais besoin de continuer cette expérience. Alors, j’ai demandé à Godfrey de venir. Puis à Ruben, un ami qui s’était à Port Harcourt avant de revenir à Lagos ». « L’école de communauté me fait respirer », dit Godfrey. Surtout en ce moment historique que vit le Nigeria, avec une crise économique féroce, liée à celle du pétrole, avec un marché du travail incertain et Boko Haram. Les gens s’en vont. Et il y a cette mentalité commune qui affirme que la valeur d’une personne est fonction de son succès. Godfrey devait se marier ; tout était déjà prêt, même la maison. Mais il a tout arrêté et a quitté sa fiancée. « J’ai eu l’intuition que je le faisais pour me caser. Je l’aimais bien. Mais elle, par contre, ne m’aimait pas autant que mes amis du mouvement, avec qui j’ai fait l’expérience de ce que veut dire être aimé totalement. Est-ce que je peux vivre pour moins que cela ? » Nyemike aussi a des difficultés. Il a des problèmes à son travail où il n’a pas été payé depuis plusieurs mois. À l’école de communauté, on parle beaucoup de miséricorde ; alors il a commencé à tenir un journal pour noter « tous les moments où Jésus est à l’œuvre, où je vois sa miséricorde en acte, où Il m’aime ». Et il en lit la liste à ses amis. Le premier jour : deux fois. Le second : trois fois. Puis, une case vide. Parce que son humanité est en jeu, sa distraction. « Mais ce qu’Il fait est plus fort que toute chose ».

LE BUS OU LE REPAS…
Lors de notre dernière rencontre, il y avait aussi une femme avec un nouveau-né qu’elle allaitait. « C’est la femme de Christopher. Il est agriculteur. Ils sont partis quelques mois dans le village de sa famille pour l’accouchement », raconte Barbara. Lorsqu’ils sont revenus, il avait le désir de recommencer l’école de communauté dès que possible. Mais au moment de partir, sa femme lui a dit « Nous ne pouvons pas y aller. J’avais promis à ma tante d’aller chez elle avec le petit. Vas-y, toi ». « Non, nous allons à l’école de communauté, et tu viens toi aussi. Parce que tout cela, notre mariage, notre vie, n’auraient pu exister en dehors de ce lieu. Même notre enfant, au fond, ne serait qu’une bouche de plus à nourrir et une cause de mille préoccupations. Et au contraire, nous pouvons le vivre comme un don ».

Certains font plus de deux heures de route dans un bus public complètement vétuste pour aller aux assemblées. « Nous avons fait aussi un pèlerinage jubilaire. J’avais pensé qu’on pouvait organiser un bus pour nous. Mais le coût était important, et les jeunes du CLU, qui étaient au nombre de 17, n’avaient alors pratiquement plus d’argent pour leur repas. Ils ont alors acheté une baguette qu’ils ont partagée entre eux », raconte Barbara. « On les voit grandir. Mais cela n’arrive que face à quelque chose qui peut vraiment changer la vie. C’est pour cela qu’à la dernière réunion des universitaires, j’ai raconté ce qui avait changé la mienne ». Barbara avait alors remarqué Tony, un nouveau. « Il avait l’air sombre, avec un regard perdu. “Qu’est-ce que j’ai à lui communiquer ?” me suis-je demandé ». Face aux jeunes, Barbara raconte sa rencontre, cette fois où elle a entendu parler don Giussani, et des paroles qu’elle a retenues de son discours : « Pour que tu sois heureuse ! ». « Je désirais cela pour lui », dit-elle encore. Peu de jours après, Abraham, le responsable des universitaires, l’appelle et lui dit : « J’ai parlé avec Tony. Il m’a dit qu’il voulait venir à l’assemblée de la Fraternité. Note bien son nom : Tony Abdullah… Et au fait, il est musulman ».