Qui peut reconstruire le temple ?

« Combien de fois suis-je passé à Notre-Dame, combien de fois l'ai-je regardée sans la voir, sans voir que ces pierres sont "vie" ? » Comment l'incendie de la cathédrale parle à ceux qui vivent à Paris
Silvio Guerra

Il n’y a pas de mots pour raconter ce qui s’est passé. Une cathédrale brûle après des siècles. Pendant au moins deux, ce triste sort lui avait été épargné. Certains disent que brûle un lieu « sacré », un « symbole » de la ville, du « christianisme » pour d’autres. Notre-Dame, est bien plus que cela. C’est une demeure, c’est « ma » maison.
Hier soir, au retour du travail, tout le monde dans le métro était sur l’écran de son téléphone portable. Pour une fois, pas pour jouer ou discuter. Mais leurs yeux étaient rivés sur les nouvelles, et ils regardaient stupéfaits les images poignantes. Aucun discours ou rappel n’était nécessaire. Tout le monde comprenait la tragédie qui se déroulait.
Ce matin, en priant les laudes, j’ai été frappé par un cantique d’Isaïe. Il décrit mon état d’esprit. Dans le chant 38, 12 il dit :

Ma demeure m’est enlevée, arrachée,
comme une tente de berger.
Tel un tisserand, j’ai dévidé ma vie :
le fil est tranché
Du jour à la nuit, tu m’achèves


Je suis frappé comment le prophète bien que décrivant avec des images dures, cela ne l’empêche pas de s’adresser au « tisserand » avec un « tu ».
Les flammes ont brûlé bien plus qu’un monument national et une histoire de 800 ans. Certains disent, « le cœur de Paris, de la France ». On tâtonne parmi les images. Étourdis. Mais le fait demeure et s’ajoute à une longue « trame » d’événements et d’actes de vandalisme contre églises et lieux chrétiens ; plus d’un millier déjà depuis le début de l’année. Je ne veux pointer aucune responsabilité précise. Mais ces faits devront aussi nous parler, pourquoi y a-t-il tant de haine contre l’Église et pas seulement contre les églises ?
Ce mal est aussi vieux que l’homme, certainement. Mais notre regard toujours plus myope accentue les effets.



Chacun peut admirer la beauté de Notre-Dame, le monument le plus visité de Paris avec la Tour Eiffel : 14 millions de visiteurs par an. On peut associer les deux monuments qui ne sont certainement pas de la même époque mais fruit d’une unique mentalité. En effet, à la fin du XIXe siècle, la cathédrale fut épargnée par le baron Haussmann, urbaniste et créateur de Paris. Alors qu’un destin différent fut réservé à une centaine d’églises et chapelles médiévales ou de cimetières. Aujourd’hui, tout le monde peut admirer « la ville lumière », Paris et ses espaces. Mais nous oublions, cependant, du fait d’un sacrifice. Notre-Dame a été gardée comme symbole de l’histoire de France, comme l’a dit hier soir le Président de la République, Macron : « c’est notre histoire ».
Pour moi, ce n’est pas seulement une histoire. Je le répète. C’est une demeure. Un lieu sur lequel ma vie peut s’appuyer, être reconnue et aimée par un « morceau de pain », comme l’a rappelé ce matin l’archevêque de Paris, Monseigneur Aupetit. Non seulement ma vie, mais la vie de tout un chacun. Chacun peut entrer pour visiter, se confesser, parler avec un prêtre, se reposer, allumer une bougie (chacun année on en allume 5 millions).

Notre-Dame n’est pas seulement un passé, c’est un présent, aujourd’hui douloureux. Parmi les images qui circulent sur les réseaux sociaux, il y en a une particulièrement emblématique : 3 pompiers, « héros du feu », comme on les a appelés, dans la nef centrale et la croix dorée enfoncée sur le calvaire, au fond du chœur, où tout s’est écroulé et est noirci. Elle a été sauvée. Elle est même resplendissante. Elle resplendit, alors que tout a été détruit. La flèche de 30 mètres, reconstruite au XIXe siècle, brûlée comme une bougie. Et pourtant, le trésor de la cathédrale avec ses reliques a été sauvé : les épines de la couronne du Christ, un clou et un morceau du bois de la croix, reliques rapportées des croisades par Saint Louis.
Nous pouvons chercher des responsabilités et essayer de comprendre les circonstances. Je pense que le message de cette Semaine Sainte est clair. La croix est sauvée – sauve : « Ave Crux, spes unica » (la croix unique espérance du monde).



Dimanche, à la lecture du texte de la Passion, j’ai été frappé par une phrase en particulier. Quand Jésus nous dit depuis la croix : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Jésus le dit en regardant ceux qui l’avaient condamné et crucifié. Mais il le dit aussi à moi. Aujourd’hui. Quand je perds mon regard sur Lui, quand je ne sais plus « ce » que je fais.
Face à cette circonstance, cette phrase illumine mon visage, surtout de honte. Combien de fois suis-je passé à Notre-Dame, combien de fois l’ai-je regardée sans la voir, sans voir que ces pierres sont « vie » ?
C’est la première phrase par laquelle don Giussani commence le livre Pourquoi l’Église : « L’Église est une vie ».
Sans ce regard, je dois – penser – à cette vie.
Quand l’ai-je regardée avec ce besoin et cette raison dans les yeux ?
Probablement peu de fois. Peut-être que mon regard la réduisait déjà en cendres, sans m’en apercevoir évidemment. Je le comprends maintenant, devant ses cendres, devant la blessure mortelle qu’elle montre. Et je peux encore continuer à l’incendier si je ne comprends pas ce qui est en jeu, si je ne vois pas le signe, c’est-à-dire le lien et le chemin que Dieu me demande en sacrifice, à partir de la « trame » de la réalité. Je peux passer à « autre chose ». Comme un nouveau pèlerin d’Emmaüs, en chemin sans visage parce qu’il n’y a pas de vrai regard sur Lui.

Face à cette immense tragédie qui compte un « seul » blessé grave parmi les pompiers, je suis frappé par la réaction des gens.
Ceux qui se sont retrouvés, immédiatement le soir, près de la cathédrale, à genoux, pour prier, réciter et chanter “Ave o Maria” de Chartres. Des milliers de personnes.
Ceux qui pensent déjà à l’après. Comme le Président de la République, dans sa déclaration de fin de soirée : « solennellement, ce soir, cette cathédrale, nous la reconstruirons, tous ensemble... je m’engage, dès demain... ». Du côté catholique, les phrases de Jésus circulent, ce qui lui a coûté l’accusation de blasphème puis la peine de mort : « Détruisez ce temple et en trois jours (moi) je le relèverai ». C’est compréhensible cette volonté de ne pas s’arrêter à la destruction et au mal. Parce que vraiment Dieu existe, parce qu’il agit et que l’homme à l’imitation de Dieu ne peut rester dans la désolation. Comment l’homme blessé que je suis peut-il commencer immédiatement à reconstruire ? La blessure porte-t-elle un « pourquoi » ? Comment est-il possible de recommencer ? De qui et quoi ? Dans la phrase de Jésus, il y a peut-être un détail qui échappe à la plupart des gens. Il dit : « (moi) Je ressusciterai ». J’ajoute un « MOI » précis. Mais suis-je Son « MOI » dont parle Jésus ? Chacun de nous est-il conscient de quel « MOI » parle Jésus pour pouvoir reconstruire le « Temple » ? Avons-nous l’humanité et l’idéal qui ont poussé ces hommes du XIIe siècle à construire une demeure pendant 200 ans, conscients qu’ils ne la verraient jamais achevée ? Quel idéal peut mûrir ce « MOI » dont Jésus parle ?

Parce qu’il peut y avoir quelque chose de maléfique dans cette volonté de se faire nous-mêmes. Le Pape émérite, Benoît XVI, le perçoit et le décrit bien à la fin de son article sur le scandale des abus dans l’Église. Quand il parle de l’Apocalypse de saint Jean et du livre de Job. Commentant ces textes et concluant son article, il écrit : « L’idée d’une Église meilleure créée par nous-mêmes est en vérité une proposition du diable avec lequel il veut nous éloigner du Dieu vivant, en se servant d’une logique mensongère dans laquelle nous tombons trop facilement. Mais l’Église de Dieu est encore là aujourd’hui, et elle est encore aujourd’hui l’instrument par lequel Dieu nous sauve... ».
Il ne suffit pas de « faire » ou de penser qu’il est en dehors de moi pour éloigner le mal. Ce mensonge moderne, nous le savons, est du mal à s’éteindre quand notre action commence avec la conscience que je suis « déjà sauvé ».



Dans la dernière Cène, Jésus dit à ses disciples : « Mais vous n’êtes pas du monde, mais je vous ai choisis du monde » (Jn 15, 19). C’est vraiment là que réside la différence d’où repartir. C’est justement à Notre-Dame, en 1886, que l’immense Paul Claudel se convertit. Que ces pierres et la statue de la Vierge le convertirent et, avec le temps, donna comme fruit une œuvre comme L’annonce faite à Marie. Dans cette œuvre, notre drame humain s’incarne.
Le « monde » dont Jésus parle, en fait, n’attend rien d’autre de moi que de devenir comme Jacques Hury, fiancé de la protagoniste, Violaine. C’est un homme bon. Il fait bien son devoir. Exactement comme « le monde » l’attend. Beaucoup de bons disciples, prêts à faire et bien suivre leur devoir, à être heureux d’avoir un devoir décidé par le « monde » à accomplir.
Au contraire, le moment historique que nous vivons doit être comme Pierre de Craon, architecte maudit et pour cette raison, lépreux mais qui porte dans son cœur une vocation : l’œuvre fixée par un Autre – « Ce n’est pas la pierre qui doit fixer sa place, mais le Maître de l’Œuvre ».
Notre-Dame, est précisément cela, la demeure où je suis désiré et aimé, avant toute chose, où mon besoin est reconnu et partagé - tout d’abord -.

Récemment, une amie à moi, visitant la cathédrale de Milan, me citait une phrase de saint Exupéry qui va dans ce sens : « Celui qui veut s’assurer une place de chaisière ou de sacristain dans une cathédrale construite, est déjà vaincu. Mais quiconque porte dans son cœur une cathédrale à construire, est déjà vainqueur ».
Remercions, même les dents serrées de douleur, pour avoir reçu cette liberté qui nous est donnée en tant que Grâce. Prions pour que, reconnaissants, nous sachions en user comme Dieu nous la donne.