MILAN - « Autre chose que se la couler douce... »

Comment la vie de la Fraternité peut-elle aider notre vie quotidienne ? De Taiwan à l’Italie, des États-Unis à l’Ukraine, voici les récits de celui qui vient d’entrer à la fraternité ou de celui qui, après bien des années, pensait avoir tout vu.
Paola Bergamini

Rendez-vous est pris chez les parents de Giorgio, à Dergano, dans le quartier de Milan où ils ont grandi, théâtre de la naissance de leur amitié. Toujours unis, toujours ensemble, ils ont rencontré le mouvement par des chemins et à des moments différents. Marco, Franco, Claudio et Giorgio sont là, dans cette maison désormais inhabitée, assis autour d’une table, dans la pénombre en raison des volets qui restent clos. Nous sommes en 1995. L’un d’eux a un problème, mais depuis quelque temps il y a quelque chose d’autre qui ne va pas, et dont ils n’ont jamais parlé. C’est pour cela qu’ils ne se sont pas retrouvés au bar comme d’habitude. Ils sont tous mariés, ont des enfants, un travail satisfaisant, ainsi que des responsabilités dans le mouvement. Mais est-ce suffisant pour vivre ? Voici ce que Marco raconte : « Tout est parti de Franco qui nous a dit : “Nous menons une vie tranquille, sans souci, et nous pouvons continuer ainsi en faisant semblant que rien ne nous manque… Mais Jésus dans tout ça ? Est-ce nous désirons toujours ce rapport avec Lui ? A-t-il quelque chose à voir avec nous ?” » Après l’expérience du CLU [la branche universitaire de Communion et Libération, ndt] et celle des jeunes travailleurs, petit à petit, sans vraiment s’en rendre compte, ils L’avaient mis de côté. Certes, ils s’étaient inscrits à la fraternité, mais cela se résumait pour eux à une petite “escapade” aux Exercices histoire de s’offrir un repas à base de poisson ainsi qu’une messe de temps à autre. Leur existence avançait sur des routes parallèles. Ce jour-là en revanche, ils ont repris une décision, ils sont repartis : ils ont désiré être ensemble, pas parce qu’ils étaient amis depuis toujours, mais à cause de Jésus, sans trop savoir ce que cela impliquait, mais avec l’intuition de ce dont ils avaient besoin, de l’amitié avec Jésus dans leur histoire.
En septembre, Mario a appelé Franco : « Je suis à Milan en raison de la maladie de ma fille. Est-ce qu’on pourrait se voir ? Est-ce que je peux participer à votre groupe de Fraternité ? » Amis depuis l’époque du CLU, Mario était rentré chez lui dans les Pouilles après avoir obtenu son diplôme. Ce petit groupe constitué de 5 personnes se réunissait tous les quinze jours. Quelque temps plus tard, Franco a reçu un autre appel. Cette fois, il s’agissait de Giorgio Vittadini, un ami de très longue date. Il lui a parlé de Vincenzo, un ami qui traversait une mauvaise passe : « Il faudrait lui donner un coup de main. Il n’y a qu’à vous que je puisse demander cela, parce que vous étiez ses copains à la fac et parce que je sais comment vous êtes. Et je suis avec vous. Et pourquoi n’inviteriez-vous pas aussi vos femmes ? » Jésus se faisant ami, les rapports sont devenus de plus en plus profonds. Il a fallu alors décider qui serait le prieur de ce petit groupe de fraternité. Spontanément tout le monde a pensé à Marco qui avait toujours représenté un point d’unité pour eux, qui était le plus “religieux”. Mais c’est Franco qui s’est porté volontaire. Et pour lui, les raisons était claires : « Ce n’était pas une question de rôle, bien au contraire. Si je m’étais écouté, j’aurais dit à Marco de le faire, pour ne pas avoir d’engagement, de responsabilité, pour ne pas perturber ma vie. Mais je comprenais que j’avais besoin de quelque chose qui m’oblige à persévérer dans la décision que j’avais prise de m’engager jusqu’au bout. Parce que le prieur, c’est le secrétaire, rien de plus ».
Quand Vittadini rencontrait des personnes avec des besoins spécifiques relatifs à leur travail, leur santé ou leur famille, il les amenait en ce lieu. Marco explique : « Pour nous, accueillir était quelque chose de tout à fait naturel, c’était dans notre nature. Nous avions tendance à répondre aux différents besoins (besoins d’argent, de travail, de maison…) de manière un peu impulsive, sans trop y penser, sans juger. Et nous nous fâchions souvent avec Vittadini qui continuait à amener des gens sans nous poser la question. Mais c’est là le point important : grâce à sa compagnie, nous avons appris à juger la réalité. Accueillir n’était plus suffisant. Ce qu’il nous demandait nous renvoyait à autre chose, à l’histoire qui nous avait générés et qui continuait à le faire ». Franco continue : « C’est comme cela qu’on se rend compte que la générosité ne suffit pas. Il ne suffit pas de mettre la main à la poche, ce que je faisais souvent, dès que quelqu’un en a besoin. Dans cette amitié, il y a la liberté de ton ami qui te dit : “es-tu certain qu’il s’agit de la seule manière d’aider cette personne ?” C’est comme cela que l’on grandit et que l’on peut jouir de la vie ».
Le groupe continue de se retrouver tous les quinze jours : il y d’abord une assemblée avec un ordre du jour très concret, puis il y a la messe, le repas et l’après-midi passé ensemble. Ils passent aussi quelques jours ensemble en été. Les enfants grandissent et leur nombre augmente. Le groupe s’élargit considérablement, mais ce n’est pas le nombre qui compte. Toutefois, l’amitié n’est plus identifiable dans certains visages. Marco enchaîne : « Ce qui est enthousiasmant dans cette aventure est qu’aucun de nous n’a été soumis à l’autre, mais que nous avons tous été soumis à cette histoire. On a découvert une préférence de Dieu envers chacun de nous. C’est une évidence qui s’est imposée à nous, attirés par l’élan de Giussani et de Carrón, sans que l’organisation ne devienne un problème. » Sur ce roc, un mariage se ressoude tandis que pour un autre une séparation semble être la seule option possible. Rien n’est acquis, il n’y a pas de mode d’emploi. « Pendant presque vingt ans, on ne s’est privé de rien », reprend Giorgio en blaguant. La douleur de la maladie, de la mort, du chômage… Voir les enfants grandir et se marier quand tu ne t’y attendais vraiment pas. Franco explique : « Après presque trente ans de mariage, je peux dire aujourd’hui que mon rapport avec le Christ passe par le rapport avec ma femme. Si je ne l’avais pas aujourd’hui, il me serait difficile de vivre mon amitié avec Lui tous les jours. Et il a fallu la miséricorde de Dieu dans la fidélité à ce geste ».
IL NE NOUS LÂCHE PAS. Les enfants sont grands désormais. Certains ont quitté la fraternité et d’autres sont arrivés. De manière presque naturelle, des petits groupes se sont formés qui se retrouvent chez l’un ou chez l’autre. Et ils ne se sont pas formés sur la base d’une affinité de caractère ou d’une amitié de longue date, mais parce que le Seigneur met des visages l’un à côté de l’autre et que ces visages deviennent les uns pour les autres essentiels à la vie. Et ces visages peuvent changer, bien sûr. « On n’est jamais tranquille, c’est ce qui est beau. Aujourd’hui je me sens plus jeune que quand j’ai rencontré le mouvement en 1974. Et puis ce Seigneur ne nous lâche jamais. Dès que tu penses que tu peux enfin te la couler douce, Il frappe à ta porte, et tu dois redire ton oui ».