Un éléphant dans la salle

Peterhof, près de Saint Petersbourg : trois jours de partage pour les responsables du mouvement dans les pays de l’Est. « Ici, parmi vous, il y a une promesse pour toute la Russie et les pays voisins ».
Luca Fiore

Non loin du palais se trouve l’hôtel qui abrite l’assemblée des responsables de la communauté de CL en Russie, Biélorussie, Lituanie, Ukraine et au Kazakhstan. Dans la salle de l’assemblée est affiché le titre des Exercices de la Fraternité : « Dans l’élan pour Le saisir ».

« En regardant ce petit groupe d’amis dans ce grand pays, je me demandais : « Quel est le sens d’un si petit groupe dans cette immensité ? » ». Don Julián Carrón commence par cette observation historique et existentielle. Les trois jours de la rencontre suivront ce fil conducteur, qui unit le destin de l’individu à celui de l’histoire des peuples. « C’est le dessein d’un Autre qui nous a réunis, un dessein qui défie notre raison comme le choix d’Abraham. Ce qui est en train de se passer dans cette petite salle est une promesse pour toute la Russie et les pays voisins ». Qu’était Abraham comparé aux empires de Mésopotamie et d’Egypte ? Nous sommes ici aujourd’hui parce que la promesse faite à un seul homme a été tenue. « Dieu se soumet à notre jugement. C’est comme s’il disait : Abraham, quitte tes terres pour voir ce que je ferai de toi. De cette vérification naîtra un peuple plus nombreux que les étoiles du ciel ». Logique d’Ancien Testament. Vaut-elle aussi pour la place Maidan et l’annexion de la Crimée ? Vicka, moscovite d’origine cubaine, intervient la première et semble contredire l’introduction de la veille :
« Ce n’est pas vrai que le monde ne s’aperçoit pas de notre changement. L’autre jour, un ami m’appelle au retour d’une croisière. Il disait que tout le monde est fixé sur quelque chose, alors que notre manie est le sens de la vie. C’est pour cela que nous lui manquiont ». « Vous voyez ? C’est quelque chose de tellement évident que nous sommes parfois les seuls à ne pas nous en rendre compte » réplique Carrón . « Imaginez que Jésus ait pensé que ce qu’il faisait et disait n’avait pas d’incidence parce qu’il n’avait touché que Jean et André ». Ce n’est pas un problème d’interprétation: « La vérification de la promesse de Dieu c’est cette vérité qui nous illumine lorsque nous la trouvons ». Pour comprendre si le médecin t’a prescrit le bon traitement, il ne faut pas l’interpréter mais observer si tu guéris ou non. Jean-François, responsable de CL en Russie : « c’est le jugement que nous portons sur ce qui nous arrive qui nous fait avancer dans la vie. Comme au travail où les circonstances obligent à prendre des décisions radicales comme de licencier un collaborateur. Si je regarde celui qui est devant moi à partir de l’origine, du drame humain, même si la décision est dure, je suis plus libre et l’autre comprend. Un partage peut naître dans la difficulté ». « Le signe qu’un jugement est vrai c’est qu’il me libère » observe Carrón. « Si au contraire il m’irrite, la seule possibilité est d’approfondir le jugement, car cela signifie que quelque chose nous échappe et que nous sommes encore en chemin ».

Josip, de Novossibirsk, est un des premiers de la communauté sibérienne: « Nous pouvons gagner la bataille du témoignage devant le monde et la perdre avec nos enfants. Je pense à ma fille aînée. Il est vrai que leur liberté est en jeu, mais cette pensée ne me laisse pas tranquille ». La réponse est nette et vertigineuse : « C’est une question que nous devons laisser ouverte. C’est la blessure que le Seigneur a mis en toi pour te rappeler à la conversion. Il utilise ce que tu as de plus cher. Tu peux le considérer comme un malheur ou comme la modalité par laquelle le Mystère prend pitié de toi ».

À table il y a Sulaiman, syrien orthodoxe de Damas, en Russie pour faire une spécialisation médicale. Il a commencé à fréquenter les amis de CL et, avant leurs rencontres, il entonne avec eux une chanson d’amour poignante, en arabe. Dimitri, poète, a connu CL à Kiev et pense que la Biélorussie a besoin de gens qui vivent le christianisme « avec la même joie que les amis de CL ». Yuri, pasteur protestant à Voronej, a découvert un texte de Giussani en 1994 et il a commencé à faire lire à ses paroissiens les textes du mouvement traduits en russe. Andrius, de Vilnius, cite Conchita Wurst dans son intervention : « J’ai été frappé par le jugement sur les nouveaux droits exprimé lors des Exercices de la Fraternité : le raccourci qui évite le drame humain est le risque tant des promoteurs que des adversaires de ces droits. Pour moi, le défi réside dans la conversion de sombre défenseur des valeurs traditionnelles à observateur libre. La chose me fait un peu peur. La « gagnante » de l’Eurovision m’a offert un banc d’essai : j’ai pensé : « Quel drame traverse cette personne ? » Mes amis et mes enfants pensaient que je blaguais ». « De défenseur acharné à observateur radieux ! Toute la nature du christianisme réside dans cette différence! » répond Carrón.

Roberto, responsable de la communauté de Moscou, intervient pour parler de l’éléphant qui se trouve dans la salle : la guerre des armes et des mots entre la Russie et l’Ukraine. La petite communauté ukrainienne s’est beaucoup impliquée dans les événements de la place Maidan ; certains membres de la communauté de Moscou sont fascinés alors que d’autres restent méfiants et soutiennent la politique de Poutine. « Nous en discutons, nous essayons de trouver un jugement et puis nous nous quittons avec la même opinion qu’avant ». Carrón prend son élan et avance des arguments déjà utilisés pour la situation italienne : « Avant de discuter du pour et du contre, la question est : d’où attendons-nous le salut pour notre vie ? Regardons notre nature humaine : comment pouvons-nous imaginer de reconstruire nous-mêmes l’être humain ? D’où peut venir ce qui répond le mieux aux exigences de l’Ukraine et de la Russie ? Qu’est-ce que le Mystère a commencé à faire parmi nous ? La communauté chrétienne ! Je ne suis pas venu ici pour indiquer l’orientation de CL pour ces questions : je vous donne les instruments avec lesquels chacun peut faire son chemin. Mais si le premier résultat d’un conflit de ce genre est de faire exploser la communauté chrétienne, imaginez où nous pourrions mettre notre espoir… ». Aleksandr Filonenko prend la parole pour raconter aux amis russes l’expérience vécue durant la « révolution de la dignité ». « J’ai appris que pour être libres il faut être courageux et pour être courageux il faut prier. Ce n’est qu’ainsi qu’il a été possible de vaincre le climat de peur ». Le professeur de Kharkov a déjà raconté les mêmes choses avec beaucoup d’assurance à Milan, devant des milliers de personnes. Mais devant les soixante personnes de Peterhof sa voix tremble : « J’observe qu’ici, entre nous, nous faisons preuve d’une hostilité méfiante et nous n’arrivons pas à nous dire comment nous avons rencontré le Christ dans ces circonstances historiques. Si nous n’arrivons pas à nous le témoigner les uns aux autres, cela signifie que la communauté est en crise. Pourquoi suis-je soudain devenu un ennemi pour quelques-uns parmi nous ? ». L’assemblée retient son souffle pendant quelques instants. « Nous devons tous nous laisser interpeler par cette question» dit Carrón avant de s’adresser à Filonenko : « À Kiev nous avons vu un peuple descendre dans la rue. Nous avons vu son courage. Mais soyons attentifs : comme toute tentative humaine ce mouvement comporte des aspects positifs et négatifs qui doivent être vérifiés par l’histoire. Par amitié je te dis : attention, parce que ce mouvement de peuple pourrait ne pas avoir les racines permettant de résister dans la durée. Nous l’avons vu à l’époque en Pologne, avec Solidarnosc, qu’à juste titre nous avions regardé avec sympathie. Que reste-t-il aujourd’hui de ce moment de peuple ? Pensons à l’importance de l’Eglise ambrosienne des années cinquante : don Giussani avait compris que la foi était considérée comme un acquis. Nous en voyons les conséquences aujourd’hui. Pour soutenir ta tentative, je te demande en ami : d’où vient ton espérance ? Je désire que naisse en vous un jugement en mesure de résister aux difficultés et au temps ».

On rentre chez soi avec en tête les derniers mots de Carrón : « La beauté de ce moment c’est qu’aujourd’hui n’est chrétien que celui qui est fasciné par le Christ. Il n’y a pas de plus grand défi pour la liberté et la raison de chacun. C’est comme si le Seigneur nous demandait à nouveau : m’aimes-tu ? ».