Surpasser les limites de l’humain n’est pas réservé aux super-héros

Lettre d’un « survivant » du pèlerinage à Loreto. Selon lui une performance « physiquement » impossible. « On ne sort de ses limites qu’en accueillant l’autre dans la définition de soi ».
Pierpaolo Bellini

Cher directeur,
J’ai survécu au pèlerinage Macerata-Loreto auquel j’ai participé pour la première fois à presque 50 ans : seuls mes doigts sont restés intacts, j’ai donc décidé d’écrire.
En réalité, le phénomène le plus difficile à réfuter dans cette expérience est justement l’effet pour ainsi dire quasi proprement « physiologique » qu’elle produit chez ceux qui y participent : je le définirais, à première vue, comme un effet
« exponentiel », quasi une « mutation » semblable à celle qu’on ne rencontre que dans les bandes dessinées. C’est incroyable de voir des gens qui frôlent l’obésité ou les 80 ans, des gens avec des chariots ou en fauteuil roulant qui littéralement se transforment, qui dénichent une énergie que personne n’aurait cru possible auparavant : car il s’agit objectivement d’une expérience aux confins des limites humaines. Au départ, vers 22 heures, tu commences à dévisager tes compagnons de route et tu te dis : « Celui-là, celle-là n’y arrivera sûrement pas ». Puis le temps passe et à 3 heures du matin tes limites commencent à se faire sentir sans pardon ; tu regardes autour de toi en cherchant les visages altérés de ces personnes « incapables » : car si toi-même tu n’y arrive pas, elles… Figure-toi ! Et pourtant elles y sont et avancent ! A 5 heures le soleil se lève. Et ceux-là, à tes côtés, s’émerveillent du spectacle exceptionnel ; et à 7 heures ils sont sur l’esplanade, ponctuels, auprès de la Madone.

C’est impressionnant : parce que le super-héros américain c’est de la foutaise, nous le savons bien. En revanche, ceux-là sont bel et bien vivants, un spectacle. Et toi aussi tu deviens un spectacle. Parce que – disons-le – personne, dans d’autres conditions, non seulement ne se risquerait pas dans une pareille entreprise, mais, même s’il le faisait, il ne serait pas capable de la mener à terme. Il se passe quelque chose qui va au-delà. Je pense que Dante l’aurait définie comme transumanar, ce qui surpasse les limites de l’humain : selon lui c’est une expérience paradisiaque. Mais du point de vue purement « physiologique » c’est ce qui s’est produit, chez moi aussi. Surpasser (« transpasser ») les limites de l’humain, les limites psychophysiques.

Chemin faisant, j’ai cherché à identifier les origines d’un phénomène aussi étrange et incontestable : et, à ce niveau, pas besoin d’avoir la foi. Il suffit d’observer et de prendre acte d’un donné irréductible à toute dialectique (j’y crois ou je n’y crois pas) et à toute description (transumanar significar per verba non si porria, ce que signifie transumanar ne peut s’exprimer en paroles). Et il s’agit en plus d’un donné extrêmement fascinant si ce surpassement se produisait non seulement la nuit d’un pèlerinage exceptionnel, mais durant toutes les étapes d’une vie en train de monter jour après jour...

Je ne trouve pas de meilleures paroles pour expliquer le phénomène que celles de don Giussani qui expliquait de manière si simple et intuitive (comme toutes les choses les plus géniales), comment il est possible d’affronter des problèmes qui se laissent résoudre raisonnablement, mais auxquels l’expérience refuse de faire face, comme celui de parcourir une corniche rocheuse, un sentier de montagne creusé dans un rocher en surplomb. Rationnellement le passage est possible, on a toutes les garanties théoriques pour le faire, mais « de fait » les forces morales pour se risquer manquent. Il y a une méthode, dit-il, que la nature nous a donnée pour affronter le risque, pour aller de l’avant : c’est la méthode communautaire. Personne parmi nous, personne parmi ces milliers de personnes marcherait la nuit dix heures d’affilée sans moments de repos, à moins qu’il s’agisse d’un défi ou de singularités personnelles. La méthode communautaire est un fait « naturel » : elle vaut pour tous.

Et je pense que c’est précisément sur cette structure naturelle que le Christ a voulu établir pour les hommes le chemin vers ce qui est leur désir ultime, dans tout ce qu’ils font : qui consiste à ne pas se laisser suffoquer par les limites ; la limite ne doit pas avoir le dernier mot ; il faut la surpasser, transumanar. La limite ne se surmonte pas par l’effort (voie morale). La limite ne se surmonte pas par la connaissance ou la réflexion (voie gnostique) : elle ne se surmonte qu’en accueillant l’autre dans la définition de soi. Le baptême est l’intervention divine qui permet la libération de cette dynamique des bas-fonds du sentiment ou du confort personnel : il la rend définitive, jusque dans les moments de solitude physique.

Pendant que je réfléchissais sur ces choses et regardais les milliers de personnes montant péniblement les dernières côtes vers la Casa Santa, une étrange « inquiétude » m’envahissait : il faut que nous nous aidions à prendre de plus en plus profondément conscience de cet anéantissement des lois naturelles qui s’appelle communion, à nous éduquer les uns les autres à cela, à la rendre féconde jusque dans ses potentialités humaines, esthétiques, créatives, sociales les plus reculées. Si vous êtes ce que vous devez être, vous mettrez toute l'Italie en feu : nous pourrions vraiment retrouver le courage de la jeune sainte Catherine de Sienne face au pape.

Cette foi simple peut mettre toute l’Italie en feu. Car quand elle n’est pas stupide, la simplicité est un diamant.