« Qu’est-ce que tu y gagnes ? »

Une histoire d'amitié à l'Université du Maryland aux États-Unis
Luca Fiore

L’Université du Maryland, à quelques kilomètres à peine de Washington DC, n’est pas le bout du monde. Les gens y viennent de tous les horizons. Et, par un phénomène étrange, qu’on appelle en anglais melting-pot, c’est-à-dire « creuset », les ‘périphéries’ se rejoignent, comme les quatre coins d’un mouchoir replié : Asiatiques, Latinos, Africains, Arabes… Si l’on ajoute à ce phénomène, celui de la laïcisation diffuse, la missio ad gentes de ceux qui sont restés chrétiens n’est pas à l’autre bout de la Terre; elle est ici, au campus. C’est le cas pour Camil, par exemple.

Depuis 2012, elle prépare un doctorat en Économie. Née à Porto Rico, elle travaille avec Ernest, un chercheur originaire de Côte-d’Ivoire. Un jour, il lui demande si elle est mariée. « Non, je ne suis pas mariée. Je suis memor Domini ». Ernest ne sait pas ce que cela signifie et Camil lui explique qu’elle a consacré sa vie au Christ. Lui, qui a étudié l’Économie, réplique en économiste : « Ce n’est pas possible ! - Pourquoi ? - Il faut que tu y gagnes quelque chose, sinon cela n’a pas de sens. - Ce que j’y gagne, c’est que je suis heureuse. - Mais tu ne peux pas être heureuse sans une famille, sans mari, sans enfants ! Je suis Africain et, chez nous, tout le monde a des enfants, même certains prêtres… » Camil comprend que le dialogue va s’embourber ; c’est pourquoi elle renvoie la balle dans le camp d’Ernest : « Excuse-moi, mais tu as l’impression que je ne suis pas heureuse ? --Non ! Tu es heureuse, mais ce que tu dis est insupportable ».

Un soir au dîner. Comme Camil l’avait prévu, la nouvelle s’est répandue parmi ses collègues. C’est ainsi qu’au cours d’un dîner, on remet la conversation sur son choix de vie. En plus d’Ernest, il y a Adviye, une amie turque, et Isaac, un Indien avec qui Camil n’a encore jamais parlé. « C’est vrai ? Qu’est-ce que c’est que ces memores ? Pourquoi fais-tu ça ? demandent-ils tous les deux. Camil recommence ses explications mais Ernest, qui est musulman, l’interrompt : « Sais-tu que tu agis contre la volonté de Dieu ? Dieu a dit ‘Allez et multipliez-vous’… Tu agis donc contre Dieu, même si tu dis que tu fais ça en Son nom. --Oui, c’était vrai sous l’Ancien Testament mais ensuite, Jésus est venu. » L’Ivoirien martèle la table de ses poings : « C’est à cela qu’a servi Jésus ? C’est Jésus qui inventé ce truc ? » En entendant ce discours, les deux autres sont désorientés : Ancien Testament ? Nouveau Testament ? Est-ce que la Bible dit vraiment cela ? Tout à coup, Isaac interroge Ernest : « Pourquoi penses-tu qu’on ne peut pas aimer Dieu au point de Lui consacrer toute sa vie ? » La question reste ouverte… Le dîner terminé, ils se disent au revoir.

Camil s’explique : « Que le Destin n’ait pas laissé l’homme seul, cela signifie pour moi qu’Il est avec nous, qu’Il nous attend. Il vient à nous, où que nous soyons et quoi que nous fassions. Mes amis ne sont peut-être pas capables de donner un nom à ce qu’ils cherchent, mais le Christ, humblement, vient à leur rencontre à travers les gens qu’Il a choisis, à travers moi, parce que je suis placée juste à côté d’eux. Dieu cherche le cœur de l’homme ; eux, ils cherchent une amitié. Et moi, dans ma relation avec eux, je comprends ce qu’est la Miséricorde : ils m’aident à voir la beauté que Dieu donne à ma vie. »

Deux mois après. Isaac confie à Camil que, depuis des années, il souhaite créer un centre pour aider les pauvres à avoir accès à l’école. « La seule chose qu’il savait de moi, remarque-t-elle, c’est que j’avais décidé de consacrer ma vie au Christ. Il n’avait probablement pas compris ce que cela voulait dire. En effet, quand je dis que je suis catholique, beaucoup de gens ne voient pas trop ce que cela signifie. J’ignorais si Isaac était chrétien ; toujours est-il que, parmi toutes les personnes qu’il connaissait, c’est à moi qu’il est venu demander de l’aide. » Isaac a découvert avec joie que les prêtres de la fraternité Saint-Charles Borromée offrent un service de soutien scolaire, dans leur paroisse de Washington. Camil et lui ont commencé à enseigner les maths aux enfants. « Nous sommes devenus amis, alors qu’auparavant, nous ne nous connaissions que de vue. J’ai dû renoncer à plusieurs engagements pour pouvoir faire ça avec lui. J’ai été très frappée par sa démarche. Je me disais : Il est marié, il a des enfants, et pourtant, il désire une paternité qui aille au-delà de ses propres enfants… »

Est-ce un obstacle ? Ce qui a beaucoup touché Camil, c’est la rencontre d’Isaac avec l’un des prêtres de la paroisse. « Notre église est une église catholique, expliquait le prêtre, et les parents nous demandent d’éduquer leurs enfants à la foi, pas seulement de les aider en maths. C’est pourquoi le temps d’étude commence par une prière. Est-ce que ça te pose un problème ? Est-ce un obstacle pour que tu nous aides ? » La réponse d’Isaac fut une surprise, autant pour le prêtre que pour Camil : « Non, cela ne me dérange pas. Les enfants appartiennent à cette communauté. Moi, je ne suis pas à même de les aider à grandir dans votre foi mais j’ai besoin que vous soyez à même de faire ce que je ne peux pas faire. »