Touchés par la grâce

« Pourquoi un homme quitte-t-il les beautés d’Italie pour venir dans un endroit comme celui-ci ? ». Cette question a sauvé la vie d’Igor lorsqu’il a connu le premier prêtre du mouvement en 1994.
Maurizio Vitali

Il y a un endroit au monde où il est évident que la vie a deux alliés : le cœur et la réalité qui sont plus que suffisants. Cet endroit est le Kazakhstan. Ici, la vie de l’homme et la vie de CL ne font manifestement qu’un. Le dualisme entre croire et savoir, entre foi et vie, tellement normal en Occident, semble impossible pour ces eurasiens qui ont un sens religieux impétueux et rugissant comme le berger de Leopardi (qui errait plus ou moins dans cette région). Qu’ils soient catholiques (une minorité), orthodoxes (25%) ou musulmans (70%) : il n’y a pas de différence. Pour tous, la trace de la rencontre est indélébile, leur vie est changée… Mi-octobre, la communauté kasaque a fêté ses 20 ans d’existence par une messe et une rencontre publique à la cathédrale de Karaganda. Puis une centaine d’amis récents et de longue date ont passé deux jours ensemble à Karkaralinsk, au bord d’un lac au milieu de la steppe. Voici quelques grains du long et émouvant chapelet d’expériences de cette communauté, de ses débuts à aujourd’hui.

LA PETITE GRAINE. Le vrai nom de Sashone est Alexander, Sasha pour les amis, Sashone pour la carrure. Il était mécanicien, maintenant il s’est mis à son compte, dans la construction. C’est le tout premier à avoir « fait la rencontre ». C’était avec un prêtre italien. Vingt ans plus tard Sasha lui écrit (avec tout l’italien dont il est capable): « Tu me connais, je suis pauvre en paroles et encore plus pauvre en écritures… Tu es arrivé chez moi en 1994, le 29 août à 19 heures 15. Je ne me rappelle plus très bien ce que tu m’as dit, peut-être : suis-moi… Vous avez l’impression de lire une page de l’Evangile ? Non, c’était en 1994. Nous étions loin d’Israël, mais c’était Jésus qui manifestait sa présence. Puis d’autres personnes sont arrivées ; ce n’est pas un secret que j’ai été frappé et changé en regardant d’autres personnes que toi… Mais tu as frappé à ma porte. C’est pourquoi je te dis merci d’avoir frappé à ma porte ». La réponse arrive par retour de courrier : « Le fait est qu’un père est père pour toujours même si par la suite il y a d’autres personnes qui, à un moment donné, peuvent, mieux que lui, éduquer ses enfants. Et un père ne doit pas en être jaloux, mais reconnaissant ». Signé don Edoardo Canetta.

« Qui pouvait imaginer que d’une petite graine, arrivée de Milan pour être plantée dans votre terre, serait née la fleur de votre amitié ? Et surtout qui aurait parié que cette histoire serait arrivée jusqu’à nous aujourd’hui ? Cela aussi est une grâce, pas seulement le début ; la fidélité du Seigneur qui ne vous a pas abandonné ». C’est ce qu’écrit don Julián Carrón dans une lettre du 6 octobre adressée aux communautés du Kazakhstan. Il cite une phrase prononcée par don Giussani à l’occasion de ses 80 ans :
« Moi, je n’ai rien fait, je suis un zéro. L’infini fait tout », et commente : « C’est valable aussi pour les vingt ans du mouvement au Kazakhstan ».


LES SIX MAGNIFIQUES (PRETRES). L’aventure du Kazakhstan naît précisément en 1994. Depuis trois ans, ce grand pays asiatique n’est plus une province de l’empire soviétique mais un Etat indépendant. Depuis 16 ans, le siège de saint Pierre est occupé par Jean Paul II, le pape qui a exhorté CL à aller dans le monde entier pour apporter la vérité, la beauté et la paix que l’on rencontre dans le Christ rédempteur. Don Edo Canetta est désigné pour collaborer à l’activité pastorale et enseigner l’italien parce qu’il comprend le polonais ; mais il ne sait pas un mot de kazaque. C’est ainsi qu’il arrive dans cet endroit désolé, qui a vu le jour en 1926 comme camp de travaux forcés dans les mines. Cinq autres prêtres courageux le suivront : don Massimo Ungari, don Eugenio Nembrini, don Livio Mantovani, don Giuseppe Venturini et don Adelio Dell’Oro nommé évêque d’Atyraou en 2013. Ils ont tous immédiatement commencé à servir l’Eglise en travaillant dans les paroisses, pour Caritas et en enseignant l’italien dans les écoles et à l’Université. Aujourd’hui don Adelio écrit : « Ce qui m’étonne toujours c’est le miracle d’unité que génère le charisme. Nous vivons à des milliers de kilomètres, dans quatre petites communautés (Karaganda, Almaty, Astana et Atyraou) et cependant, chaque fois que nous nous rencontrons – et ce n’est pas souvent – nous faisons l’expérience de la beauté d’une aventure orientée vers le destin de la vie qui a touché chacun de nous. Comme le demandait la barmaid de Karkaralinsk : « Mais qui êtes-vous ? ». « Nous sommes des amis ». « Oui, mais qui êtes-vous vraiment ? ».

Masha et Maksim, sont deux jeunes époux, déchirés par la douleur suite à la mort de leur bébé. « Notre fils n’est pas perdu, mais confié pour l’éternité à l’Unique qui est pleinement Père » écrit Maksim.

GESTE INEDIT. Galja était maçon dans une entreprise. Elle était seule et ne pouvait compter que sur elle-même. Quand l’entreprise ferme, elle trouve un peu de travail pendant quelques mois puis arrive cet hiver terrible et la construction s’arrête. Elle se souvient : « Je ne vivais pas. Je mangeais, je dormais, je traînais comme un zombie. J’étais morte ». Pourtant elle accepte une invitation à l’Ecole de Communauté. « Pouvoir au moins parler avec un adulte ami… Je me suis accrochée à don Livio qui se tait pendant une minute interminable et dit « Bien ». Comment, bien ? Vous êtes fou ? Il continue : « S’il y a en toi ce cri qui t’a amenée jusqu’ici, cela veut dire que tu n’es pas morte. Tu es vivante ! » ».

Abandonné quand il était petit, Dima a grandi en orphelinat. Au cours des années il a vu mourir bon nombre de ses compagnons : suicide ou homicide. Son destin pouvait être semblable, cependant… À l’Ecole de Communauté il entendit parler de l’homme et de son désir de beauté et pensa : « Cet homme c’est moi ». Quelques années plus tard, le Baptême. Puis l’amour pour une fille – musulmane – qui ne se décidait jamais à l’épouser, jusqu’à ce que… « Quand je l’ai vu à la messe, aller communier, j’ai compris qu’il appartenait au Christ et que je devais être sa compagne pour toute la vie ». Aujourd’hui Dima vit à Astana avec sa famille :
« La rencontre avec le mouvement me permet de rencontrer le Christ même dans mes amis d’enfance orphelins qui travaillent avec moi maintenant ». À la pizzeria. Dima qui est avocat a ouvert cette pizzeria pour cela.

Igor est un gaillard d’une trentaine d’années, en tee-shirt, bâti comme une armoire à glace. Familier des arts martiaux et boxeur amateur. Il a grandi au cœur du quartier 30, le Bronx de Karaganda, au milieu de rixes et assassinats. Sa famille – communiste – lui a donné une éducation sommaire en deux points : primo, si tu entends la parole de Dieu, fais attention car on essaie de te rouler ; secundo, si tu ne veux pas être soumis tu dois être le plus fort. Le plus grand désir d’Igor a donc été de devenir un insoumis, c’est-à-dire un vrai homme et il a réussi. « Mais je n’étais pas heureux » nous confie-t-il. À vingt ans s’ouvre une nouvelle voie. À l’université il choisit l’italien comme deuxième langue. Il tombe sur le professeur don Canetta et se pose cette question : « Un homme, un peu petit et drôle mais intelligent, comment fait-il pour laisser les beautés de son pays pour venir dans un endroit aussi laid ? C’est avec cette question que j’ai commencé mon chemin. Cette question m’a sauvé la vie ».

Nasgul est une jeune et belle femme musulmane d’une grande finesse d’esprit et de manières. Psychologue, elle collabore depuis neuf ans au Centre Alpha et Oméga en faveur des jeunes en précarité. Pour les 20 ans de CL elle a invité les amis du mouvement pour un repas chez elle, femme musulmane, accomplissant un geste aussi extraordinaire que le juif Jésus qui se mettait à guérir les malades le jour du sabbat. Puis Nasgul nous dit : « Il y a quelques temps, un jeune du Centre est mort. Il avait 17 ans. Pourquoi ? Quel est le sens de la vie ? Où est Dieu ? Je veux rester avec vous parce qu’avec vous je peux partager les questions que la vie fait naître en moi ». La directrice du Centre, Silvia Galbiati, 42 ans, vit au Kazakhstan depuis 12 ans. Membre des Memores Domini elle vit avec Lucia et Barbara, italiennes et Julya, kazaque et propriétaire d’une fabrique de mozzarella. « J’ai décidé de venir ici car je désirais que mon oui au Christ puisse arriver jusqu’aux confins de la terre. Durant ces années j’ai fait l’expérience d’un attachement croissant au charisme. Je suis très reconnaissante à la compagnie du mouvement ». Après les festivités, elle écrit à Liuba : « Pour moi, ces journées ont été la splendeur d’une Beauté vraiment surprenante… Une Beauté dont nous connaissons bien le nom, qui n’enlève rien au drame de la vie, mais qui remplit du désir de la vivre totalement ».

LES PENDULAIRES. Depuis 20 ans, la vie des membres de CL au Kazakhstan est liée à celle d’un certain nombre d’italiens qui cultivent ces amitiés précieuses pour les uns et les autres, en les hébergeant et en faisant les pendulaires. Silvana et Alfredo Scarfone par exemple. Ils ont accepté d’héberger des personnes du Kazakhstan : « L’accueil a changé notre vie ». Ou bien Enrico Craighero, technicien pour ENI, qui visite souvent les puits pétroliers de la Mer Caspienne. Il est père de Daniele et Paolo, deux enfants souffrant de graves problèmes congénitaux. Enrico devient ami de don Nembrini et à travers lui de la communauté kazaque ; il vole trois mille kilomètres pour arriver de nuit et repartir à l’aube avec cette pensée qui l’obsède : « S’il y a des gens qui jouissent de la vie au milieu de mille désagréments, portant un manteau et des gants dans leur maison pour résister au froid, eh bien il vaut la peine de les regarder ». Assiet est un des grands amis d’Enrico. Sans l’avoir jamais rencontrée, Assiet a écrit à la femme d’Enrico : « Très chère Angela ! Enrico m’a raconté comment sa vie a changé en un instant quand il a vu tes yeux alors que tu donnais à manger à Daniele et Paolo. Je me demandais pourquoi j’avais toujours tellement envie de revoir Enrico. J’ai compris : parce qu’Enrico emporte avec lui ton regard et toi tu as ce regard du Christ qui arrive jusqu’à moi, au Kazakhstan, à travers
vous
».