Pas seulement parce que cela finit bien !

La vie menacée par une pathologie rare. La douleur, la gratitude. Une année passée à l'hôpital entre opérations, nécessités et amitié. Quand on entrevoit l’infini dans les choses éphémères…
Mattia Ferraresi

TOUTES LES AVENTURES COMMENCENT PAR UN REGARD AMOUREUX
C'est ainsi qu'Emmanuele regardait l'écran de l’échographe, sur lequel se mouvait une vie toute neuve. Elisa, qui portait cette vie-là dans son ventre, s'en souvient très bien. Le gynécologue avait demandé une analyse plus approfondie pour vérifier le problème qu'il avait déjà clairement diagnostiqué à la douzième semaine de grossesse. En termes médicaux, cela s’appelle omphalocèle géante. Ce qui veut dire que certains organes du fœtus se sont développés hors de son abdomen, hernie ombilicale de masse équivalente au reste du petit corps, uniquement protégée par une fragile membrane. Pathologie rare et très grave, sans indications médicales claires à suivre. Avec un tel pronostic, peu de bébés arrivent à la naissance ; statistiquement, ce n’est qu’une fraction insignifiante. Elisa ne le cache pas : « J'étais en colère contre tout le monde, contre le monde entier, contre Dieu ». Elle avait déjà fait deux fausses couches dans les toutes premières semaines de grossesse et quand, enfin, une nouvelle vie se prépare, survient la nouvelle qui brise l’attente, amère comme une trahison. Elle n'a pas oublié les sentiments de peur, de colère, d’amertume, d’injustice, ni ce dramatique et inexprimable magma qui bout dans les entrailles de la vie ; et puis, en un instant, son cœur s’est apaisé.
Le regard amoureux de son mari a changé complètement la donne. Sur l'écran, on ne voit pas seulement un germe de vie difforme ; on voit un être avec un nom, un visage, un cœur, un destin, un être qui aurait pu ne pas exister et qui pourtant existe, comme un cadeau inespéré offert par un amant mystérieux. Qui est l’amant qui permet tout cela ? Qui est-ce qui dispose du grand mystère de la vie et du malheur innocent ? Cette question s'est imposée aux cœurs d'Emmanuele, d’Elisa et de tous ceux qu'ils ont rencontrés sur leur chemin. Question brûlante, devenue d’abord cri bouleversant et chargé de fatigue, mais aujourd'hui, murmure docile et plein de gratitude.
Pietro Maria est né en janvier dernier, avec son omphalocèle géante et sa soif de vivre. Emmanuele et Elisa habitent à Bologne mais, après en avoir longuement discuté avec quelques amis, ils ont décidé que la naissance aurait lieu à la clinique Mangiagalli, à Milan, c’est-à-dire loin de leurs familles et des amis de toujours. Chiara, néonatologiste qui deviendra la marraine de Pietro Maria, a été touchée par le regard de ces jeunes parents qui font confiance aux amis au point d'aborder avec eux, et dans tous les détails, les questions techniques. A l'incertitude liée à l’état de santé de Pietro Maria s'ajoute la crainte de l’éloignement et de la solitude, mais Chiara a une intuition : « Tu ne seras pas seule parce que ton fils sera avec toi ».

LE PARADOXE
Cet enfant si fragile, dont les médecins ne peuvent dire s'il vivra quelques jours ou bien cent ans, devient le point de départ d'une révolution discrète : tout le monde à l'hôpital - les médecins, les infirmières, les familles des autres enfants - doit faire face à ce nouveau-né et à des parents qui affrontent la situation avec une joie étrange au fond des yeux. D’aucuns murmurent en eux-mêmes : « Mais ils le savaient déjà avant, non ? ». Les circonstances sont loin d’être faciles : les mois à l'hôpital où Pietro Maria est en thérapie, intensive ou non, Elisa continuellement dans le service néonatal, Emmanuele qui fait les allers et retours entre Milan et Bologne, les gardes au chevet de l'enfant, le dîner tard le soir. Et pourtant ! « Nous ne voulions plus nous échapper de là, parce que ‘la vie’ ne reprend pas à l’instant où tu sors de l'hôpital », dit Emmanuele. Une fois, lors d'un déjeuner rapide entre deux gardes, il avait reconnu : « Je ne peux pas dire que ce soit une mauvaise période de notre vie, je suis même certain que nous sommes là où nous devons être ». Le visage était fatigué, mais le cœur tout rempli de confiance envers Celui qui « donne la vie à chacun et le souffle à toute chose », selon la puissante formule de saint Paul. « Essayer d'évacuer les problèmes est inutile ; la chose intéressante à faire, c'est de les regarder en profondeur ». Critère qui a aussi dicté la règle des rapports humains : « A ceux qui veulent venir nous trouver pour nous taper sur l'épaule, pour nous réconforter, nous disons ‘Restez chez vous !’ Non seulement ils ne peuvent pas consoler mais ils n'ont pas compris à quel niveau de l’expérience cette situation nous défie ; alors, pour moins que cela, ce n'est pas la peine ». Le paradoxe est le suivant : plus la situation clinique de Pietro Maria se compliquait, plus la demande de signification d'Emmanuele et Elisa se purifiait, devenait limpide. Dans le monde entier, il y avait des amis qui priaient pour Pietro Maria, mais leur vie même avait assumé la forme d'une prière, celle que don Giussani définit comme une « demande d'adhésion à l’Être, et donc au Christ ».

AMIS INCONNUS
Ceux qui ont croisé leur regard ont repéré cette différence. Le couple de musulmans qui les voyaient prier près du lit du bébé l'a vue. Les parents qui avouaient : « Si nous avions su, avant, que notre fils avait ce problème, nous n'y serions pas arrivés » l'ont vue ; et ils les cherchaient, ils voulaient rester avec eux, faire un bout de chemin avec ces amis inconnus. Gloria, la néonatologiste qui a baptisé Pietro Maria dans la nuit dramatique où on l’a opéré d’urgence à cause d'une perforation intestinale, l'a vue aussi. Elle avait la vocation chevillée au cœur, Gloria ! Elle s'était totalement donnée à son travail, elle avait fait les bons choix et atteint les objectifs professionnels qu'elle s'était fixés. Mais il demeurait un manque à l'intérieur. « Le travail ne me suffisait pas, rien ne me suffisait », explique-t-elle.
Elle a rencontré Emmanuele et Elisa à travers cette blessure ouverte qu’elle avait au cœur. La demande d’Emmanuele, quand il l'a prise à contre-pied à la porte de l’hôpital, a fait immédiatement d’eux des amis : « Nous voulons venir dîner chez toi - Très bien, commandons une pizza ! ». Comme quoi, la plus grande des aventures peut naître aussi devant une simple pizza. « Je me suis demandé : ‘Mais qui sont ces gens qui pleurent en riant ?’ Et j'ai trouvé une compagnie dans mon désert », raconte-t-elle, elle qui ne les a plus quittés ensuite.
Mais pas seulement eux. Par Pietro Maria, elle a rencontré Antonio, le chirurgien qui était de garde quand ils l'ont opéré la première fois. Ils se marient en mai et elle reconnaît elle-même : « Sans doute ne l'aurais-je pas rencontré si je n'avais pas fait le parcours que j'ai fait cette année ». Une interne qui appartient au Mouvement et a été, dès le début, une compagnie précieuse pour Emmanuele et Elisa, le raconte de façon émouvante : « A certains moments, c'était Gloria qui me “ramenait” à l'Ecole de communauté. Je lui
disais : ‘N'y allons pas ce soir, nous avons tellement travaillé, les enfants m'attendent à la maison’, mais elle insistait car elle avait l'intuition qu'il y avait là-bas la réponse à ses questions. C'est comme ça qu'elle est devenue pour moi une présence ». Si tu scrutes aujourd'hui le regard de Gloria, tu y lis un vers de Pavese : « Dans tes yeux rit l'étrangeté d'un ciel qui n'est pas le tien ». Mais on aurait presque envie de modifier ce vers, parce que ce ciel est devenu aussi un peu le sien. « La source de la vie, continue l'interne, c'est ce que nous cherchions, et cherchons, tous. La question sur la source de la vie, sur l’origine de notre besoin nous a maintenus ensemble, ces derniers mois ; l’horizon n'était pas seulement la guérison de Pietro Maria mais une aide mutuelle pour regarder jusqu'au bout cette demande ». Parce qu'ensuite, Pietro Maria a guéri. Contre toute attente, la hernie interne s’est peu à peu résorbée et les chirurgiens ont finalement remis en place les organes extériorisés. Mais il y a beaucoup plus qu'une fin heureuse. « J'ai changé, dit Gloria, et ça, c'est un miracle qui ne s'effacera pas, indépendamment de Pietro Maria ».

LE SANG ET LE SOURIRE
Le cœur désire l’infini, pas un happy end. L'histoire de Pietro Maria est en réalité l'histoire d'un peuple qui, un pas après l’autre, marche vers cet infini qu’il entrevoit en filigrane dans les choses éphémères ; un peuple qui change, qui génère quelque chose. Un peuple qui embrasse le sourire de Pietro Maria et le sang innocent du bienheureux Rolando Rivi, à qui Emmanuele et Elisa - qui attendent aujourd'hui un autre enfant - se sont confiés depuis que, de façon inattendue, ils ont reçu l'une de ses reliques. « C'est lui qui est venu nous chercher », dit-elle. Au point d'impliquer tous ceux qui ont été entraînés, ou tout simplement effleurés, par la présence de Celui qui donne la vie à chacun et le souffle à toute chose.