Mon ami Ayoub et le bien qui avance

Des cultures et des fois différentes. La mode. Le vide… Que se passe-t-il quand, parmi tous les élèves, tu en rencontres un ? Le récit d’une prof.
Cristina Rossi

Il suffit de passer le portail de mon école pour être frappé par ce néant rampant qui se manifeste dans la colère, la violence instinctive, le refus, ou qui se change en résignation et en fuite. Et pourtant, dans les replis de l’instant, apparaît toujours de manière inattendue une faim de sens et de grandeur. Y a-t-il quelqu’un pour la recueillir à cet instant précis ?
Mes élèves sont pour la plupart des étrangers d’Afrique du Nord, d’Inde, d’Ukraine, de Russie, d’Amérique du Sud, de Turquie… Un creuset impressionnant de peuples. Quand on les voit s’amasser dans les escaliers dans ce cortège folklorique et bigarré, on ne peut que se demander ce qui les met ensemble, ce qu’ils ont en commun et qui leur permet de dialoguer. S’il arrive d’entendre quelques échanges, on découvre alors que le terrain commun sur lequel ils se "comprennent" porte principalement un nom : la "mode". Est-ce donc cela qu’ils sont venus chercher en venant de tous les coins du monde ? Quel scénario désolant ! Un processus inexorable… À moins qu’on ne puisse en rencontrer un et que débute alors une histoire inattendue.
C’est ce qui m’est arrivé avec Ayoub, un élève marocain réservé, au regard curieux et mélancolique. Un jour, de façon inattendue, il a rédigé - dans une rédaction sur le thème "Lettre à un chômeur" - un acte d’accusation terrible vis-à-vis de son père. Une rébellion compréhensible de la part d’un adolescent en pleine recherche de lui-même. Je l’ai croisé plus tard à la machine à café et je l’ai interpelé à propos de sa rédaction. Après un instant d’embarras, il m’a demandé : « Mais, madame, pourquoi faut-il souffrir ? » Je lui ai dit que je n’avais pas la réponse à sa question, mais qu’il y avait une chose que je savais : que chaque souffrance prépare un bien plus grand. Et je lui ai offert mon amitié. C’est ainsi qu’est née une histoire qui ne s’est pas interrompue. Un défi et une vérification, pour moi en tant que catholique, pour lui en tant que musulman inquiet et continuellement en recherche. Nous avons lu ensemble les textes de don Giussani, et avons vécu ensemble beaucoup de moments de la vie de la communauté de GS [La branche étudiante du mouvement, ndt], ainsi que l’aventure du baccalauréat.

UN CHOC SOUDAIN
Un jour, quelques années après son bac, il m’a appelé et m’a demandé si j’étais d’accord pour ouvrir une école pour les enfants marocains en Italie. C’est cela qui leur manque : une éducation. Quand je lui ai demandé à quoi il pensait exactement, il m’a dit qu’il souhaitait une éducation où on n’a pas peur des questions, comme ce que nous faisions en classe. S’en sont suivis de nombreuses rencontres, des rendez-vous et des discussions à n’en plus finir. Un jour, il m’a demandé de prier don Giussani pour qu’il puisse trouver du travail. Il en a trouvé deux, mais il m’a dit de continuer à prier. Et petit à petit, en priant pour lui, mon regard s’est élargi à toute la réalité du Maroc et du monde musulman, un monde auquel je suis maintenant inexorablement liée.
Puis, est survenu un fait crucial au travers duquel notre dialogue a dû à nouveau se confronter au mystère de la souffrance et de la mort. Il s’agissait de la perte dramatique de ce que la vie lui avait offert de plus beau : sa petite amie. C’était une fille à la fois très douce et forte, sincèrement et authentiquement religieuse, de foi musulmane. Avec elle, il s’était à nouveau ouvert à l’hypothèse de Dieu, après une forte crise causée par des interrogations restées sans réponse sur le fondamentalisme et le terrorisme islamique.
La jeune fille est tombée soudainement malade, et a rendu l’âme après un calvaire de plusieurs mois. Alors que Paris était frappé par la tragédie des attaques terroristes, je partageais avec mon ami le drame de la mort. Ce furent des moments et des heures intenses, remplis plus de silence que de parole, que ce soit sur le parking, dans le hall de l’hôpital ou à la réanimation. Attentes, silence et regards. J’ai vu sur le visage de mon ami tantôt la dureté de celui qui se rebelle et qui refuse, tantôt une acceptation docile, ou encore la demande pressante d’un pourquoi. En restant avec lui, j’ai connu tous ses amis, la famille de son amie, tout un monde en apparence à plusieurs années-lumière du nôtre.
Un jour que j’allais avec lui pour rencontrer sa mère, je me suis retrouvée plongée dans un autre monde, entourée de femmes voilées, assises autour de petites tables recouvertes de nourriture traditionnelle. Elles ne parlaient qu’arabe et nous ne nous comprenions pas. Nous nous sommes regardées, puis elles ont rempli mon assiette de nourriture, de manière un peu insistante, comme un signe d’accueil. Dans l’impact avec un monde qui n’était pas le mien, une évidence s’est alors imposée : au-delà de toutes ces différences, l’homme est homme, et la douleur est douleur. Au cours d’un dialogue avec la mère d’Ayoub - dont j’ai réussi à comprendre quelques bribes - a émergé toute l’exigence obsessionnelle d’une explication, l’exigence de ne pas arrêter de chercher le moment où les choses ont empiré, de chercher à comprendre ce qu’on n’a pas fait, ce qu’on n’a pas compris, de se demander ce qui se serait passé si on avait agi autrement. Puis, soudain, il y a eu cette affirmation : « Mais notre religion dit que c’est le destin ». Et c’est justement sur ces sujets qu’avec Ayoub nous nous interrogeons, nous confrontons notre expérience : quel est le lien entre le destin et mon exigence d’un pourquoi ?

COMME UN FILM
Le jour des obsèques, sur la place du village, une foule variée était là pour un dernier adieu à la défunte. Les femmes hurlaient leur douleur immense dans un chant déchirant. J’étais auprès d’Ayoub avec quelques amis. J’avais apporté avec moi plusieurs copies du chant Il disegno [Le dessein, ndt] comme signe d’amitié. J’ai lu le chant à la mère en lui demandant si cela lui ferait plaisir que nous le chantions. Elle a approuvé et m’a renvoyée au père, qui a dit que c’était un beau chant et que je devais demander à l’imam. J’ai donc lu le texte du chant à l’imam qui l’a approuvé, mais qui m’a dit qu’on ne pouvait pas le chanter, et qu’il le traduirait en arabe pendant la prière. Je ne sais pas s’il a été lu ou non, mais il y avait à ce moment-là une telle demande de parole vraie qui explique, une telle demande d’un partage sincère, que si j’en avais eu cent copies, je les aurais toutes distribuées.
Au milieu de tout cela, le fait le plus grand a été mon ami Ayoub et la loyauté avec laquelle il a affronté la douleur la plus grande de sa vie. Avant que son amie ne meure, il avait dit être disposé à tout à partir du moment où elle serait sauvée. Il avait demandé à tout le monde de prier, et il avait dit à ses amis que si Dieu ne l’écoutait pas, il lui tournerait le dos. Dieu a pris son amie avec Lui, mais Ayoub ne Lui a pas tourné le dos. Son visage a quelque chose de radieux. Il m’a récemment écrit un long message : « Plus je regarde et pense à ma vie, plus je la vois comme un film, ou mieux, comme un dessein très compliqué mais bien construit. Mais tout en étant conscient de cela, je suis toujours surpris par la découverte et le rappel que nous sommes faits par un Autre. Et dans mon dessein, Dieu a été miséricordieux en mettant autour de moi tant d’amis qui me veulent gratuitement du bien. En effet, je me demande toujours si je mérite toute cette amitié vraie ».
Un jour en pensant à lui et à notre grande amitié où chacun est lui-même sans compromis, j’ai eu le désir de l’inviter à l’audience avec le Pape. Cela ne me paraissait pas étrange que nous soyons aussi là-bas ensemble. Sa réponse, comme souvent, a été désarmante : « Je viendrais avec plaisir. Ce qui est vrai pour toi, est vrai pour moi ».
Grâce à Ayoub, j’ai découvert deux choses décisives : tout d’abord, on peut être radicalement amis en tant qu’hommes (non pas parce que nous avons deux jambes et deux bras, mais parce que le problème de l’homme ne cesse de nous brûler et de nous interpeller). Ensuite, le fait de nous ouvrir à l’autre dans sa diversité nous restitue en tant que Présence ce qu’il nous a été donné de rencontrer et de croire.
Dans le scénario désolant du néant qui se répand, des rencontres surviennent et l’humain se réveille ; et ce qui ressemblait à une succession mécanique de moments vides devient une histoire, un bien qui avance, une espérance possible.