Catalogne. Pourquoi ici ?

L'une des initiatives dédiées ces jours-ci à don Giussani s'est déroulée dans un village situé entre Barcelone et les Pyrénées ; plusieurs familles ont tout quitté pour venir travailler dans les écoles. « Dieu touche l’intouchable… »
Alessandra Stoppa

Même avec un maximum d’efforts, on aurait du mal à recoller les morceaux de cette histoire. Déjà, la première question qui surgit « Pourquoi ici ? » paraît ne pas avoir de réponse. Sant Hipòlit de Voltregà est un village d'un peu plus de trois mille habitants, au cœur de la Catalogne et de la plaine de Vic, 'une terre de saints et de charcuteries', à mi-chemin entre Barcelone et la frontière française, au pied des Pyrénées. C'est là qu'a débuté, en 718, la Reconquista [des chrétiens sur les musulmans. NdT]. Cependant, aujourd'hui, le christianisme a presque disparu. Presque.
Dans la maison de Ferrán et Teresa, l’espace et le temps n’existent pas. Dans une cuisine minuscule, on sort des plats du four au rythme d'un restaurant. Ici, en effet, on fait place à quiconque passe, et à n'importe quelle heure : les amis arrivent avant le lever du jour, pour prier ensemble les Laudes ; la table est ouverte en permanence jusqu'à la nuit tombée. Et sept jours sur sept ! Il y a cinq ans, Ferrán Riera et son épouse ont quitté Barcelone, maison, travail et familles, pour répondre à l'invitation de l'évêque de Vic, et travailler dans deux écoles du diocèse, qu'il fallait remonter. « Nous avons déménagé à Sant Hipòlit avec nos enfants, de même que trois autres familles ainsi que deux jeunes enseignants, racontent-ils. Petit à petit, au fil des années, treize autres familles nous ont rejoints » pour former cette communauté de CL au milieu de la Catalogne rurale, soit plus de soixante personnes, adultes et enfants. Certains travaillent dans les écoles, d'autres non, mais ils ne forment qu'un seul corps.

UN MONASTÈRE DE FAMILLES
Dans leurs maisons, ils hébergent, comme si c'était leurs propres enfants, des jeunes qui débutent dans l'enseignement, mais ils accueillent aussi sans calcul ceux qui débarquent pour la "Setmana don Giussani" : c’est, du 6 au 15 février, une série de rencontres, ainsi qu'une exposition, dans le théâtre du village, pour faire connaître la vie d'un prêtre qu'ils n'ont même pas connu. En effet, Ferrán et ses amis ont rencontré le Mouvement après la mort de don Giussani. « Nous avons fait notre première école de Communauté en 2007. Nous étions des papas et des mamans, adultes convertis, tous en recherche : nous voulions faire partie de l'Église », raconte Joan Lluís Pijoan, un des premiers à arriver ici ; rien ne s'est perdu de l'hospitalité qu'ils avaient déjà commencé à vivre à Barcelone, passant leur temps libre à la Masia, une maison de campagne toujours présente dans leurs récits. Aujourd'hui la forme a changé, le contenu a explosé.
« Même s'il n'y avait qu'un seul parent demandant une école chrétienne pour son enfant, j'avais ordre de l'évêque de la garder ouverte ». C'est ce que Ferrán et son ami Lluís Seguí se sont entendu dire, un soir de novembre 2009, par Jordi Bosch, alors administrateur des deux écoles. Jordi les avait contactés pour avoir leur aide dans le projet éducatif, car il les croisait souvent dans le milieu scolastique. Peu de temps après, Ferrán devient directeur-chargé de l’enseignement dans deux établissements à cinquante kilomètres l'un de l'autre : l’Escola Mare de Déu de la Gleva, à Sant Hipòlit, et l’Escola Llissach, à Santpedor. Ils accueillent environ six cents écoliers, de 3 à 16 ans. « Ici, la situation éducative est désastreuse, dit Ferrán, car, en ce qui concerne l'éducation, la Catalogne est la lanterne rouge de l'Espagne, et l'Espagne est la lanterne rouge de l'Europe. »
Même Teresa, pharmacienne de formation, s'est lancée dans l'enseignement : « Ici, notre vie est beaucoup plus compliquée : à cause des nombreux engagements, des problèmes économiques, de la maison toujours pleine. Cependant, lorsque j'ai essayé de fixer des limites, je me suis sentie toute triste. Ces cinq années ont été les plus belles de ma vie ». Meri et Paco, de jeunes époux de Barcelone, n'avaient rien à voir avec l'école, mais ils entendaient leurs amis discuter de ce projet éducatif. Et, tout à coup, Paco se rend compte que c'est exactement ce qu'il souhaite pour ses enfants et pour lui-même : « Meri, prépare les bagages. Nous allons avec eux ! » Ils menaient une vie confortable, et Paco n'est pas quelqu'un qui aime les changements. « Je me suis demandé : qu'est-ce que mon mari a bien pu voir, pour en arriver là ? J'ai cherché à comprendre, et nous voilà ici ».
Là où chacun est en train de trouver sa place, sans même l'avoir projeté. Eva est arrivée de Barcelone avec ses trois enfants. Séparé de son mari et sans travail, elle fait aujourd'hui fonction de deuxième maman pour tous les enfants des autres. C'est un « monastère de familles » comme l'appelle Gloria, médecin passionnée de la vie et de don Giussani.

L’INTOUCHABLE
Roman est le dernier arrivé. Il est étudiant dans une université toute proche et a rencontré CL il y a deux ans. Il nous dit tout de suite qu'il est là pour trois raisons : d’abord parce qu'il n'a jamais vu, entre profs et élèves, une relation pareille à celle qui règne dans ces écoles ; ensuite parce qu'il veut voir si le Mouvement, c'est pour sa vie ; enfin parce qu'il veut devenir « un hombre comme eux qui ne tremblent pas face aux événements ». Pourtant, ces personnes qu'il regarde comme des modèles, ne pensent pas avoir un courage particulier dans leurs paroles ni dans leur cœur. « Toute ma vie, dit Ferrán, est en train de se concentrer sur un seul aspect : la miséricorde du Seigneur, qui permet à mon humanité de grandir ». C’est ce qu’exprime la "Setmana don Giussani" : « Nos gestes peuvent naître d'une certaine nervosité, quand nous tentons de recueillir le fruit de nos efforts. Ou bien ils peuvent être l'expression d'une relation qui nous fait vivre ».
C'est touchant, dans le salon municipal, d'entendre parler en catalan au sujet de Monseigneur Gaetano Corti. Josep Maria Sucarrats, directeur des collèges de Sant Hipòlit, est en train d'expliquer l'exposition La réalité ne m'a jamais trahi, et nous confie sa souffrance : « On ne peut pas expliquer la vie de Celui qui nous a donné la vie ». Cependant, c'est justement à travers cette douleur qu'il communique une grandeur inépuisable. « Figure-toi que moi, je suis en train de découvrir maintenant, à l'âge de 60 ans, une chose essentielle », lui dit Franco Nembrini, recteur de "La Traccia de Calcinate", à Bergame. Grand ami de cette communauté, il figure parmi les rapporteurs de la Setmana : « Giussani ne dit pas qu'éduquer, ce serait faire de ces enfants des chrétiens. Mais que c'est les introduire à la réalité. Quelle confiance totale en leur cœur, ainsi qu'en la réalité, faite par Dieu ! ». Dans les deux écoles, comme dans le village, le travail est très dur, pour différentes raisons ; l'hostilité ne manque pas à l’encontre de la foi et de leur présence, mais l'exposition, pour ceux qui l'ont montée, panneau après panneau, a été une libération. Ferrán témoigne : « Le fait de me rendre compte de l'amour immérité et incompréhensible qui nous a touchés avec Giussani, me donne le désir de tout vivre, et j’ai en moi la certitude que triomphe Celui qui m’étreint dans mon entièreté ».
Au soir, c’est la rencontre Pourquoi l'Église ? L'un des invités a fait savoir qu'il ne viendrait pas, mais même l'imprévu est bien accueilli ici. Dans le théâtre, il y a des amis venus de différentes parties du monde, il y a des élèves, des gens du village. Nembrini, José Miguel Oriol, un éditeur de Madrid, et Enrico Magistretti, un architecte de Milan, racontent leur rencontre avec Giussani, ce qu'il a apporté dans leur vie et dans la vie de l'Église. A mi-dialogue, la question du modérateur interpelle : « Mais Giussani est mort, et moi, alors ? ». Plus que des paroles, la réponse est 'une amitié' arrivée jusqu'à maintenant et jusqu'ici. « Nous appartenons à une mystérieuse communion qui fait le monde, dit Oriol, en vertu d’un Evènement dans l’histoire. »
On projette une courte vidéo de Josep María Ballarín, prêtre et écrivain très connu en Espagne, qui a eu l'occasion de rencontrer Giussani : « Quand il t'approchait, il te donnait la paix. Et il ne se donnait pas les grands airs du fondateur ; en lui, il y avait la distance de celui qui sait que cette œuvre vient de Dieu. A l'Église, il a donné l'expérience d'une amitié qui, au lieu de serrer, rend libre ». Une amitié qui fait que Joan Prat, jeune prêtre d'un village voisin, ne se sent pas seul : « L'Église a besoin du Mouvement, parce qu'il est une compagnie, pour nous, prêtres, aussi ».
Entre dîners et petits-déjeuners, on dialogue au sujet de la vie, sans se lasser. Des amis sont venus de Pesaro - en Italie - à propos de bénévoles pour le Meeting. Tous sont ici. « Mais pourquoi justement ici ? » Le lendemain, même Enric Vendrelli, directeur général des affaires religieuses du Gouvernement de la Catalogne, n'en revient pas. Avec lui, face à deux cents personnes, il y a l'évêque de Vic, Romà Casanova, ainsi que le maire et député du Parti socialiste catalan, Sergi Vilamala. C'est la dernière rencontre de la 'Setmana'. L'évêque et le maire s’affrontent à cœur ouvert, autour d’un livre de Nembrini, L'art d'éduquer. Ils parlant d'eux-mêmes, ainsi que du terrible besoin de sens, et de personnes qui aient une espérance.
Enfin, la messe nous rassemble. L'évangile est celui du lépreux guéri par Jésus. « Dieu touche l'intouchable, dit l'évêque. Pendant cinq ans, j'ai demandé au Seigneur devant le Saint-Sacrement, la venue ici de familles chrétiennes. Dieu est grand. Vous, soyez fidèles à votre charisme : soyez ce que vous êtes. Suivez la soif que don Giussani éprouvait dans son cœur, ainsi que son amour pour la réalité ».
En l'écoutant, Lluís Bou s'émeut. « Aujourd'hui, je me sens davantage fils de l'Église et du Christ ». Trente ans, originaire de Majorque, Lluís a rencontré le Mouvement à l'université, à l'époque où il vivait constamment déchiré et toujours à la limite. Aujourd'hui, il est le seul Memor Domini – homme, de toute la Catalogne, et il habite chez Ferrán. « Rien n’est déterminé, figé. Ne serait-ce le fait que j'ai étudié le journalisme et que maintenant j'enseigne. La question "Pourquoi suis-je ici ?" est de plus en plus ouverte ». Non pas qu'il n'y ait jamais de réponse, mais « parce que la vie est vraiment, à chaque geste, le mystérieux appel, la mystérieuse relation avec le Père ».

RIEN COMME AVANT
A la messe assiste Jordi Bosch, l'ancien administrateur avec qui cette histoire a commencé. Aujourd'hui il ne travaille plus à l'école, mais il témoigne : « Dans cet événement, j'ai tout trouvé. J'ai toujours vécu la foi comme un acte de volonté ; la rencontre avec le Mouvement m'a donné la vraie foi. Rien n'est comme avant ». Il a cinquante ans et il s'est marié le mois dernier avec Mariví ; ensemble, ils se sont inscrits à la Fraternité de Communion et Libération. « Nous ne pouvons plus nous concevoir sans le regard que Giussani a posé sur notre vie », dit Marivi qui était athée. Tu regardes Ferrán, tu penses que, lorsqu'il s'est marié, il ne voulait pas avoir d'enfants, sous prétexte qu'il n'y avait aucun sens à mettre quelqu'un au monde, et parce qu'il était convaincu que « la seule Église qui illumine, est celle qui brûle ». Lorsque sa fille Anna, dix ans, lui a demandé « Pourquoi sommes-nous ici ? », il n'a pu lui dire que la vérité : « Il n'y a rien de plus grand pour nous que de construire l'Église ». Dieu touche l'intouchable.