Un baume sur les blessures

Un orthodoxe de Kiev, venu chez le Pape avec des amis ukrainiens et russes.
Constantin Sigov raconte le « paradoxe » de cette journée.
Luca Fiore

La veille de l’audience, je me trouvais avec ma famille à Varigotti [petite ville côtière de Ligurie, où don Giussani amenait les jeunes pour le Triduum pascal, ndt], où nous avons participé à un séminaire consacré au métropolite Antoine (Bloom) de Souroge [mort en 2003, il était chargé du diocèse orthodoxe de Grande-Bretagne rattaché au patriarcat de Moscou, ndt]. Regardant par la fenêtre, ma femme Irina m’a fait remarquer que, dans la mer, il y avait des tourbillons formés par le vent. Pour nous les Ukrainiens, la Méditerranée évoque une image de bienveillance et nous ne pensions pas qu’il pouvait y avoir des vents aussi forts. Au déjeuner, Adriano dell’Asta m’a dit que, ce jour-là, il y avait eu des victimes justement à cause du vent et, en descendant vers Rome, nous avons traversé les régions frappées par ce drame.
Quelques minutes avant que le pape François n’arrive sur la place, le vent avait fait tomber la chaise sur laquelle il allait s’assoir. Elle était très grande et provoquait « un effet de voile ». En cela, il n’y avait aucune sorte de « mauvais présage », au contraire, peu avant un écran aussi était tombé et, en toute tranquillité, on avait remis en place à la fois l’écran et le fauteuil. Et pourtant, quand le Pape a salué les gens sur la place, j’ai eu l’impression que son corps coupait le vent devant la chaise et qu’il permettait à la chaise de ne pas tomber à nouveau.
En voyant cela, j’ai pensé que le sens des actions de cet homme, d’apparence fragile mais à l’esprit fort, consiste précisément à déplacer l’attention depuis les forces extérieures vers la force de l’Esprit.
Mon impression a été confirmée par ses paroles, quand il a cité Benoît XVI en disant que Communion et Libération n’est pas né grâce à une organisation hiérarchique, mais par l’initiative de l’Esprit Saint. Et par deux fois le Pape a dit quel est le merveilleux symbole de l’initiative de l’Esprit Saint : il a parlé de la fleur d’amandier, qui fleurit avant toutes les autres, en signe de l’arrivée du printemps. Ce qui fleurit en premier incarne notre désir.

Leitmotiv. Écouter ces mots a été très important pour ceux qui venaient d’Ukraine et de Russie. Car pour nous, ce printemps, le printemps de l’humanité, c’est vraiment la libération de l’idolâtrie soviétique, qui est adoration du culte de la force. En ce sens, les questions du Pape m’ont frappé : que veut dire aimer la tradition ? Adorer des cendres ou être ardent ? Qu’est-ce qui permet à la flamme de ne pas s’éteindre ?
C’est l’Esprit qui avive la flamme, c’est lui qui nous libère du fait d’être centrés uniquement sur nous-mêmes. Et moi, ce matin-là sur la place Saint-Pierre, j’ai vraiment senti le souffle de cet Esprit. Julián Carrón aussi l’a rappelé : le simple fait de se réveiller chaque matin a un sens spirituel, cela peut vraiment être le début d’une vie spirituelle. C’est pourquoi je pense que personne parmi ceux qui étaient là n’oubliera jamais ce matin-là.
Maintenant nous sommes revenus à Kiev et à Kharkov avec la certitude que ce que nous avons connu de la Fraternité de CL n’a rien à voir avec l’autoréférentialité. Dans le mouvement, nous rencontrons des amis qui nous montrent le même témoignage que l’apôtre Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, mais c’est le Christ qui vit en moi ». Et la leçon la plus importante que l’on peut recevoir à l’intérieur de la crise profonde de l’Europe, c’est que la morale chrétienne ne consiste pas en un effort titanesque, ce n’est pas le rappel d’un tyran, mais c’est de reconnaître que nous sommes les destinataires d’une miséricorde extraordinaire. Une miséricorde qui s’adresse à chaque homme post-soviétique, blessé, pour qu’il arrête de se sentir humilié, offensé. La rencontre avec le Christ peut faire faire l’expérience de cette miséricorde, qui est comme un baume sur les blessures, qui est la possibilité d’être libéré de la peur à l’égard des étrangers, de ceux qui sont différents, des puissants. Une rencontre concrète et personnelle qui, grâce à l’action de l’Esprit, engendre un profond apaisement avec les personnes que l’on considérait comme des ennemis. C’est pourquoi, ce matin-là à Rome a engendré en moi une grande espérance, malgré l’ombre de pessimisme qui a été jetée sur l’Europe.
En relisant les paroles du Pape, il me reste une question sur le thème de la périphérie. C’est le leitmotiv d’un pape qui vient de Buenos Aires, mais à présent ce thème, et peut-être de façon inattendue pour lui aussi, est lié à la périphérie la plus dramatique aujourd’hui : l’Europe de l’Est. C’est pourquoi en nous il y a l’espoir que le pape François puisse répondre de façon positive à l’invitation de venir à Kiev, que notre Président lui a faite il y a quelques jours. Des dizaines de millions d’Ukrainiens attendent sa visite. Son regard sur notre périphérie en ébullition est décisif pour toute l’Europe et pour tous les continents.

Le vin de Cana. Il ne s’agit pas seulement d’une invitation faite par un homme politique. C’est une demande qui a à voir avec la lutte spirituelle, en lien avec ce que saint Jean-Paul II a témoigné pendant tout son pontificat. Quand il vint en visite à Kiev en 2001, le pape Wojtyla a démontré qu’il voyait de façon plus profonde que n’importe quel autre leader le drame de l’homme post-communiste. Le communisme était une religion séculière, surtout pour l’URSS et la Chine, mais ce drame continue et aujourd’hui il a un sens décisif pour toute l’Europe. Il faut donc le discernement de l’Esprit, et c’est un don que nous ne pouvons pas demander aux hommes politiques. Moi, je pense que lorsqu’Angela Merkel a rencontré le Pape elle lui a demandé précisément de combler cette lacune, c’est-à-dire de faire ce qu’aucun leader politique ne peut faire. Et pour la bonne raison que, comme aucune autre personnalité publique, le pape François a un lien étroit avec le peuple, comme nous avons pu le voir de nos yeux sur la place Saint-Pierre.
Ce fut aussi une surprise, pour moi qui suis orthodoxe, de rencontrer à cette occasion deux auteurs exceptionnels que j’ai eu l’honneur de publier avec ma maison d’édition Duch i Litera : le philosophe Charles Taylor et l’ancien primat anglican Rowan Williams. Ce fut une petite goutte qui dit beaucoup sur le paradoxe de cette journée : d’un côté la rencontre entre des amis de longue date, de l’autre le signe d’une rencontre universelle. Ce fut le signe que nous, chrétiens d’aujourd’hui, nous avons la possibilité de faire un nouveau pas vers un avenir « post-confessionnel ». Ces grandes personnalités ont en commun avec le pape François un intérêt authentique pour la vie spirituelle plus que l’attachement à un “fauteuil”, au pouvoir, aux dynamiques de la hiérarchie.
Et c’est là le signe de la qualité de cette communion, à savoir ce qui distingue le meilleur vin de Cana en Galilée de n’importe quelle autre boisson nationale.