Matilde vit

"Pourquoi Jésus ne me touche pas, moi ?". Voici la question qu’elle se pose à cinq ans face à la maladie qui ne l’a pas quittée durant toute sa courte vie. Une fillette normale qui rêvait d’être éducatrice et qui a touché le cœur de plusieurs.
Alessandra stoppa

Parfois on touche le point fixe et impensable
où rien de rien n'est plus divisé,
ni la mort de la vie
ni l'innocence de la faute,
et où même la douleur est pleine joie.
Ce sont des choses qu'on ne dit que pour nous.
D'autres en riraient.
Mais il faut les dire. Je les note
pour toi qui les connais bien et en témoignage de l'amour éternel.
(M. Luzi)


Elle aurait eu quatorze ans le 17 février, à la veille du dernier Carême. Elle n'en a pas eu le temps, mais ce qu'elle vivait était déjà à la fois Pâques, croix et résurrection. Dans la petite image que ses parents ont fait imprimer pour ses obsèques, il n'y avait que ces deux mots : « Matilde vit ». Ce sont les seuls mots appropriés pour raconter vraiment cette histoire, qui est l'histoire d'une jeune fille et de sa famille, de beaucoup d'amis, d'un amour que rien n’arrête, une histoire de missions, de questions, de beauté et de souffrance. L'histoire d'un clou.

On avait dû commencer la première chimiothérapie, alors que Matilde allait encore à la maternelle. Les cheveux lui tombaient par mèches, causant à sa maman Laura des pincements au cœur. Mais c'était la petite qui rompait le silence la première : « Maman, j'ai de la chance… ainsi je n'aurai pas de poux ! ». Matilde Sponga avait 21 mois, lorsqu'apparurent les premiers symptômes d'une neurofibromatose. « Je me souviens un jour », raconte Laura : « Elle avait environs cinq ans ; à la messe on avait lu l'Évangile du lépreux que Jésus guérit en le touchant. On sort sur le parvis où don Marco, le curé, vient nous dire bonjour. Matilde le regarde fixement, et lui dit : "Pourquoi Jésus ne me touche pas, moi ?". Silence. Don Marco pleurait à chaudes larmes ». Aujourd'hui, après tout ce temps, il est pour moi évident que Jésus l'a bel et bien touchée, tous les jours pendant toutes ces années, dans un geste qui a saisi avec elle tous ceux qui ont rencontré Matilde.

Les autres étaient fatigués, mais elle, elle ne jetait jamais l'éponge ; les autres étaient bloqués, mais elle, elle ironisait, car elle vivait face à elle-même. « Elle n'avait pas peur, tout en étant consciente de tout. Cela nous a beaucoup aidés ». Fabrizio, c'est son père; avec Laura, il a connu Matilde mieux que quiconque, pourtant il pense à elle avec étonnement : « Il y a encore beaucoup de choses que je n'ai pas comprises de cette jeune fille ; peut-être, je ne les comprendrai peut-être jamais. Je sais seulement qu'elle s'est bien moquée de nous tous... ». Il sourit, les yeux pleins de nostalgie, montrant les photos de ce petit visage de « petite coquine », avec son frère Alessandro, qu'elle adorait, avec ses camarades d'école et son meilleur ami Giovanni ; les clichés des journées passées sur le divan, toute enflée mais toujours prête à plaisanter avec les infirmières ; et encore les photos des voyages en famille tant désirés : États-Unis, Londres, Paris, la croisière en Norvège... « Tout ce qu'on pouvait vivre, on le vivait », dit son père.

Matilde est décédée le 5 août de l'an dernier, le jour de "Notre-Dame des Neiges", après avoir brillamment passé l'examen du Brevet et avoir terminé tous les devoirs en préparation du lycée. Un désir de tout vivre jusqu'au bout, gardé et grandi dans la relation avec ses parents : « La vie vaut la peine d'être vécue, toujours », dit Laura : « Tout simplement, nous n'avons jamais oublié cela ». Par conséquent, Matilde était certaine qu'on était toujours en train de faire quelque chose pour elle, que ceux qui l'aimaient cherchaient la route sans jamais désespérer, un pas après l'autre. « Elle voyait l'envie de partage des autres, eux qui se donnaient, participaient. C'était une merveilleuse unité de cœurs », dit Fabrizio : « Avec l'aide des amis, nous avons toujours cherché des solutions. Cela lui a donné des journées bien remplies, et peut-être aussi du temps supplémentaire. Elle a eu une vie bien comblée, et je m'en réjouis ».

Lorsque sa vue a commencé à baisser, Matilde voulait lire quand même, et elle voulait le faire par elle-même. Elle commençait ainsi à éloigner et à rapprocher les feuilles, continuellement, jusqu'à ce qu'elle réussisse. Elle n'a cédé que lorsqu'elle n'y voyait vraiment plus, et alors elle dictait à sa mère : « Elle a voulu à tout prix rédiger une note pour ses futurs professeurs du lycée », sourit Laura, « pour expliquer que l'écriture était la mienne, mais que les réponses étaient bien les siennes ». Répondre. Elle ne faisait que cela. Matilde était un signe évident du fait que chaque jour est un appel. « J'arrivais chez elle, avec dans la tête tout le chaos de la journée écoulée, parfois triste ou en colère, et m'en revenais heureuse », raconte Maddalena Colozzi, le professeur d'Italien qui, avec d'autres enseignants du collège "Mandelli" de Milan, allait chez elle pour lui faire rattraper les cours et la faire étudier. « Je venais "du monde" et m'enfermais dans une petite pièce, c'est là pourtant que je recommançais à respirer. Elle me demandait tout de suite de faire de la grammaire : non pas des discours, mais de la grammaire ». Lorsqu'elle ne pouvait pas tenir en main le crayon, elle le lui donnait, lui apprenant ainsi que la vie est unie. « Il n'y a pas d'abord la vie, et ensuite les réponses aux grandes questions, les discours. Etre avec elle, c'était toujours "tout ici", tout essentiel ».

Lorsque la principale avait communiqué au collège qu'en 6e il y aurait une jeune fille avec une très grave maladie, Maddalena avait eu très peur. « Pourtant, ce fut toute une autre chose. Ce qui me frappe le plus, c'est que c'est moi qui ai changé. J'ai toujours eu peur de la mort et de la maladie, j'ai toujours évité ceux qui en portaient les signes. Cependant, de façon inattendue, chaque jour, Matilde me faisait aimer la vie. Et j'étais toujours plus attachée à elle. Chaque jour, j'étais surprise : quel est ce don ? J'ai pu voir que le Seigneur est vraiment à l'œuvre, par la force qu'Il lui donnait et la liberté qu'Il me donnait : je n'ai jamais eu le souci de comment la regarder, de quoi lui dire, son changement physique non plus ne m'a pas tenue à l'écart. J'ai appris qu'en aimant, on change et on embrasse : quand on reconnaît qu'un lien est quelque chose de mystérieux et de donné, on fait des choses qu'on n'aurait jamais imaginées ».

Pour ses camarades, Matilde était un pôle d'attraction, qu'elle fût présente ou pas. C'était une classe où l'on voyait bien qu'il y avait quelque chose en action. « Pour tous, elle était une provocation pour une raison essentielle : elle voulait vivre », continue Maddalena : « Ses camarades se retrouvaient à la fois face à la grande souffrance et à la simplicité de "Mati", qui leur demandait de rester avec elle : elle les obligeait à rester dans le présent, tout en ouvrant une demande de signification ». Sa présence était pour eux quelque chose de tellement grand, qu'ils auraient voulu la communiquer à tout le monde. A tel point qu'ils ont même écrit au pape François : une longue lettre, où ils parlent de Matilde et de comment ils la voient vivre, de son « courage », comparable à celui d'Atticus dans le roman Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur de Harper Lee, son courage qui leur fait prendre conscience des choses quotidiennes. Ils écrivent : « Grâce à elle, nous avons compris que nous ne devons pas essayer d'éviter les situations difficiles, mais plutôt de les vivre et d'essayer d'en tirer des enseignements, car Dieu ne nous veut pas de mal, mais il nous donne la possibilité, à travers les difficultés de la vie, de comprendre que nous ne sommes pas seuls et qu'il y a toujours l'espérance ».

Un jour le professeur de mathématiques, Paolo Merlo, appelle Matilde à la maison : « Il faut que je vienne : j'ai un cadeau pour toi ». Le Pape avait répondu. Dans l'enveloppe, il y avait un crucifix. Et tout cet après-midi-là sera entièrement déterminé par la fixation au mur d'un clou pour accrocher ce crucifix. Matilde demande à ce qu'il soit suffisamment solide, et son père se rend dans un magasin de quincaillerie pour en acheter un exprès, et toutes les personnes présentes sont impliqués pour choisir l'endroit où le planter. « Elle ne s'est pas apaisée, tant qu'on n'a pas trouvé l'endroit idéal », dit son père. Il y avait en Matilde une ténacité qui n'était pas seulement ténacité. « Elle m'a rendu toute la beauté de la dépendance », raconte Stefania Bonfanti, le professeur d'espagnol : « Elle vivait une dépendance par rapport à toute chose, comme avec ce clou. En la regardant, je me disais : moi aussi, je veux dépendre ainsi d'un clou. Je veux aimer la réalité. Car l'idée que ce qui m'a été donné à vivre est tout est bien la dernière chose qui me vient à l'esprit normalement. Tandis que pour elle, le détail faisait partie d'un amour, de quelque chose qui lui était cher. Son obéissance m'a convertie à chaque fois ».

Le crucifix avait été accroché juste au-dessus de son lit. « Tous les soirs, tous, même lorsqu'elle était très mal, avant de s'endormir elle le caressait et l'embrassait. Mais d'une façon qui me... », s’interrompt sa mère. « La chose la plus impressionnante », continue Merlo, « était la beauté qui rayonnait d'une situation apparemment désespérante. D'une part cela nous rendait heureux ; d'autre part, cela nous poussait à nous demander : d'où cela vient-il ? Dans des conditions où d'autres diraient "j'en fais moins", il y avait sa volonté de ne rien perdre. Les autres de son âge, dès qu'ils le peuvent, se sauvent... ». Laura montre avec fierté et tendresse un mémoire sur les États-Unis préparé pour l'examen, et que Matilde avait répété deux cents fois, jusqu'à l'apprendre entièrement par cœur. « Des choses qui paraissent impossible, étaient présentes en elle », dit Merlo : « Pourquoi ? Dans sa manière de faire toute chose, on percevait la religiosité de sa vie ». En la regardant, il pensait souvent à Violaine, le personnage de L'annonce faite à Marie de Paul Claudel, qui suit la main qui a pris la sienne. « On avait la nette impression qu'on lui avait confié une tâche, et qu'elle était en train de l'accomplir de toute sa personne. En faisant simplement cela, elle marquait tout le monde ».

Avant de rencontrer Matilde, Monica, la kinésithérapeute, se faisait du souci sur ce qui se allait se présenter à ses yeux : « J'avais peur de rentrer dans une situation de grande souffrance », a-t-elle écrit à ses parents : « Pourtant, à chaque fois que je quittais votre maison, c'était comme si j'étais moi-même renée. Une grande tranquillité et normalité. Toutes les craintes disparaissaient ». « Les médecins, les enseignants, nos collègues, ses camarades... », ajoute Fabrizio : « Combien de personnes nous disent que Matilde a été une provocation pour leur vie ! Elle les aimantait ». Une jeune fille on ne peut plus ordinaire, pleine de piquant, têtue, qui aimait s'entourer d'amis, avoir un skateboard, gagner au poker contre son frère, peindre des tableaux qui deviendraient célèbres, et jouer avec les écureuils à Central Park (elle l'a fait). « Elle désirait devenir éducatrice », dit sa maman. C'est bien ce qu'elle est en train de faire.

« Elle savait où elle allait. Un jour, dans les derniers temps, je me suis vu lui demander : "Ne te vois-tu pas ici avec nous, guérie, saine ?". Et elle : "Non, papa. Je veux aller là-bas car ici, c'est trop compliqué" ». Jusqu'à la fin, elle a négocié au millième la thérapie de la douleur avec les médecins. Elle ne voulait pas trop de morphine, parce qu'elle voulait être consciente. Si l'on demande à ses parents comment ils ont pu eux aussi tout vivre ainsi, avec tant de douleurs et pourtant dans la paix, ils répondent par la même simplicité avec laquelle Matilde adhérait à la réalité : « Nous ne savons pas. Il n'y avait pas d'alternative. C'était une expérience unique qui a bouleversé nos chemins ».

Avec le temps, sa maladie n'a cessé d'empirer. En plus des médicaments et des différentes hospitalisations, Matilde a dû mettre deux nephrostomes (les cathéters des reins) et subir de nombreuses interventions, dont une à la moelle épinière et une autre au fessier, avec des douleurs que la morphine ne pouvait pas calmer. En effet, pour la neurofibromatose, il n'existe pas de thérapie, ou plutôt toutes les thérapies ne sont que des tentatives. En 2007, on avait dû arrêter la thérapie pharmacologique, parce que les effets secondaires étaient trop lourds. Ses camarades en avaient informé leurs propres parents ; certains d'entre eux s'étaient adressés à un groupe pharmaceutique, afin de commander un médicament très cher, pour lequel on venait de terminer la phase d'expérimentation en Amérique. Il a été livré en très peu de temps. Matilde l'a pris pendant un an, mais là aussi les effets secondaires étaient trop lourds. Il y a eu encore d'autres tentatives thérapeutiques jusqu'en 2013, lorsqu'une biopsie a révélé une tumeur maligne des gaines nerveuses périphériques, sous une forme très agressive qui s'étendait jusqu'au cou et au thorax ; à partir de ce moment-là, elle a dû subir d'autres cycles de radio- et de chimiothérapie, jusqu'à ce que son corps ne tienne plus.

« C'est un parcours de vie fou, pour une enfant », dit Laura : « Elle l'a vécu avec une force incroyable. Quand elle était déjà en phase terminale, elle a eu deux pneumonies, au point qu'un jour, au pas de la porte, le médecin des soins palliatifs m'a dit : "Je ne sais pas si nous allons nous en sortir" ». Matilde a récupéré ; la fièvre passée, elle s'était rendue à l'école. Elle n'avait pas peur de dire : « J'ai mal, aujourd'hui j'ai plus mal, je suis triste ». Elle l'écrivait parfois aux professeurs en envoyant un message, depuis la maison ou l'hôpital ; mais l'instant d'après : « Comment ça s'est passé aujourd'hui, à l'école ? ». La seconde chose était tout de suite positive, une relance. « Elle a poussé tout le monde à réévaluer la vie, à se mettre en discussion », continue Fabrizio : « Elle a été un facteur quia a tout redimensionné. Je ne sais pas pourquoi les choses se sont passées ainsi. Peut-être parce qu'il le fallait. On en verra encore de belles... ». Ses parents vivent avec la claire perception que tout cela a été pour eux un privilège et un appel. « C'est maintenant que cela me demande quelque chose, c'est maintenant », dit doucement Fabrizio. Le sens du manque est infini et incessant, comme « le besoin de quelque chose de grand : après tout cela, je le ressens tout le temps ».

Tout autour d'eux s'est constitué tout un peuple qui priait pour Matilde sans l'avoir jamais connue. « Ce dimanche-là, don Stefano est venu, avec quelques camarades, Elena, la maman d'une d'entre elles et aussi notre curé, don Antonio », continue Laura : « Matilde a reçu les derniers sacrements. C'était le moment idéal. Elle a reçu un tout petit fragment d'hostie, a ouvert les yeux et a souri. C'était son dernier instant de conscience ». A l'occasion d'une des dernières visites à l'hôpital, alors qu'elle ne marchait presque plus, elle avait regardé son docteur : « Veux-tu voir comme je marche ? ». Et elle s'était levée. « Elle voulait toujours aller de l'avant », dit Fabrizio. Elle est allée de l'avant.

Dans une de ses rédactions, écrite en troisième : « Grandir, cela signifie devenir grand. Dans mon cas, je pense que ce parcours est beaucoup plus difficile, que pour la plupart des autres enfants de mon âge. Depuis toute petite, j'ai dû faire face à des situations douloureuses et fatigantes (...). Ne pas voir mes camarades, ne pas pouvoir faire ceux que font les autres, ne pas participer aux cours, tout cela me rend encore plus triste. Mais aussi ne pas pouvoir simplement aller au cinéma, ou regarder les vitrines avec une amie. Beaucoup de gens m'entourent dans cette croissance difficile, ils prient pour moi, car ils voudraient me voir souffrir moins. Je pense que celui qui m'est le plus proche, c'est le Seigneur. C'est Lui qui me donne la force de continuer ainsi. Je lui demande de me guérir, même si je suis persuadée que s'Il a voulu me faire naître ainsi, c'est pour m'apprendre quelque chose de plus, ou parce qu'Il veut quelque chose de moi ».