Comme les actes des apôtres

Fang-Cong a découvert que la Résurrection existe, Bo-Yue que le pardon est possible. Et puis, il y a Helga, Ning, Walker… Voyage à Taïwan, dans le « continent qui ne connaît pas le Christ », mais où se produisent les mêmes faits qu’il y a deux mille ans.
Davide Perillo

Il est arrivé tard l’après-midi. Le portail, derrière les derniers étals du marché, était fermé. Mais l’enseigne sous la croix l’avait frappé : "Salle du Seigneur du Ciel", nom que Matteo Ricci, il y a plusieurs siècles, avait trouvé pour nommer "l’église". Fang-Cong, et qui sait pourquoi, avait été baptisé enfant, mais ne connaissait rien de Jésus. Et il avait une demande aiguë : son frère était mort peu de jours avant, et personne ne pouvait lui dire ce qu’il était devenu, si réellement la destinée était que tout disparaisse dans le néant. « Il a sonné, il est entré et nous avons parlé ». Pas plus d’une demi-heure raconte don Emanuele Angiola : « Mais pour la première fois il a entendu parler de Résurrection et de vie éternelle ». Depuis ce soir-là, il n’est plus reparti. Il revient tous les jours et nous parlons ».

Bienvenue dans les actes des apôtres, version années deux mille. Nous ne sommes pas à Jérusalem ou à Corinthe, mais à Taïwan, la grande île au large de la Chine : 23,4 millions d’habitants dont plus de 7 qui vivent à Taipei, la capitale. En la regardant depuis le somment du Taipei101, un gratte-ciel de 449 mètres de haut qui coupe l’horizon, on ne voit qu’une mer sans fin de maisons et de béton. De là-haut, on observe un flux tout aussi infini de vies et de trafics, de micro-boutiques et d’enseignes placées partout comme pour rappeler que l’on est ailleurs. Autre langue, autre monde. Et autre foi. Jésus est ici un inconnu ou presque. Certes, il y a des chrétiens : moins d’un million dont un tiers de catholiques (1,3% de la population). Mais la très grande majorité ne l’a jamais entendu nommer. Le voir agir ici est comme être dans la Palestine d’il y a deux mille ans.

LES MARCHES DE MONTALE
Quelques familles sont arrivées ici à la fin des années 90 pour travailler, suivies par les prêtres de San Carlo qui voulaient être « dans le continent qui ne connaît pas encore le Christ », comme l’appelle don Paolo Costa arrivé à Taipei en 2002 : « C’était aussi une façon d’élargir l’horizon de toute la Fraternité » : d’abord tant de difficultés pour apprendre la langue, puis la première paroisse (Saint Francesco Saverio à Tai Shan), puis la seconde en 2008 (Saint Paul). Aujourd’hui il y a trois prêtres : il y a Donato Contuzzi avec Costa et Angiola. Les deux derniers sont curés de paroisse, le troisième est le responsable du mouvement. Ils enseignent tous à l’Université Fu Jen, l’Université catholique de Taipei avec vingt-six mille étudiants. Sur la place au milieu des stands et des groupes de jeunes qui se promènent de façon bien ordonnée, se trouvent une croix et quatre idéogrammes : « Vérité, bonté, beauté et sainteté » nous traduit don Paolo : « Voilà, le défi est de les amener jusque là ». Il enseigne l’italien. « Ils ne sont pas nombreux à l’étudier, et souvent ils viennent là car ils n’ont pas de notes suffisamment bonnes pour pouvoir choisir d’autres matières ». Mais ils sont tant à avoir rencontrés le Christ de cette façon. « Parfois je parle de la Bible, je montre des tableaux ou nous écoutons de la musique. Nous sommes éduqués à voir Caravage et Michel-Ange, mais eux non ». Il y eut cette fois où Paolo a lu Montale (« j’ai descendu, en te donnant le bras, / un million d’escaliers au moins, / et à présent que tu n’es plus là / c’est le vide à chaque marche ») et a parlé du manque, « une jeune fille s’est mise à pleurer et je me suis aussi ému ». Et il est toujours ému en le racontant.
Une grande partie de la vie du mouvement a fleuri dans ces amphis : quelques étudiants curieux de ces shén fu, les prêtres ; ils ont participé à des repas et à des rencontres. Il y a cinq ans, un groupe s’est agrégé aux paroissiens pour un voyage en Italie et au Meeting. « Beaucoup d’entre eux ont alors découvert la foi », raconte don Donato : « Quelques uns ont demandé le baptême, et d’autres sont maintenant dans la fraternité ». Comme Emilia qui n’a pas fait ce voyage mais qui, en quelque sorte, lui doit tout. Elle étudiait aussi l’italien à Fu Jen. « Je vais sur Facebook, et je trouve les photos de certains amis en voyage en Italie. Ils avaient de magnifiques sourires. Je me suis dit : je dois savoir pourquoi. Et je suis allée à leur rencontre ». Elle a connu don Lele Silanos et les autres. Elle a gardé les questions qu’elle se posait : « Mais qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils ici ? Ici, il y a quelque chose ». Elle est arrivée au Christ. Elle en vient même à dire avec un large sourire devant son gâteau d’anniversaire : « Ici, quand tu souffles les bougies, tu dois exprimer un vœu. Moi je veux que tous mes amis trouvent le chemin vers Dieu ».

Et c’est contagieux. Les jeunes se retrouvent dans une salle de l’Université pour l’École de communauté des étudiants. Ils sont très occupés car, dans quelques jours, il va y avoir la “Semaine italienne“. Ils réfléchissent comment faire découvrir les livres de don Giussani de la même façon que le vin, les arts et les villes ? Les jeunes travailleurs se voient une fois par semaine à l’Université d’État. C’est le lieu de travail de Ning, protestante. Elle a rencontré CL à Dublin et nous l’avons vue à l’Audience du Pape le 7 mars. Maintenant, elle est ici en train de découper la pizza pour les amis. Ainsi, ici aussi, on se retrouve toutes les semaines pour lire Le sens religieux. On chante Yin Xing De Chi Bang, “les ailes invisibles“, une chanson populaire (« même dans les moments de solitude et de tristesse / je sais que j’ai des ailes invisibles qui me donnent l’espérance… pour nous ces ailes sont la compagnie », nous dit Donato).

ROSAORE SUR LE BALCON
On parle d’expérience, de jugement, de raison. A-Long s’aperçoit que « dans notre cœur, il y a quelque chose d’innée qui reconnaît la beauté : personne ne te dit qu’une fleur est belle, mais tu peux le découvrir par toi-même ». Finalement, don Giussani – et avec lui le christianisme – se fait une place dans cet autre monde, entre des citations du Don Giovanni et des applaudissements quand A-Mei raconte que « dans ma vie, il y a un grand changement : quand je viens ici, je vois une vraie libération et une vraie communion ». « Lele disait toujours qu’avec le temps nous apprendrions la beauté de l’amitié », rappelle Emilia : « Nous sommes en train de voir que c’est vrai ». « C’est une vie simple, mais pleine », avait dit Donato le premier soir. Il avait raison. Les trois prêtres nous accompagnent à la prière avec les familles, qui est ce soir chez A-Long : on monte à pied au quatrième étage et on laisse les chaussures dehors. Deux pièces et une cuisine, des ventilateurs qui tournent à fond et une paroi entièrement recouverte par un aquarium avec des poissons à vendre pour arrondir les fins de mois. Il y a une vingtaine de personnes qui disent le rosaire sur le balcon. Ensuite, on mange et on boit, et on échange sur la vie.

LE BON LANCÉ
Et le choc est encore plus intense quand on va au temple de Longshan. Chacun arrive en ordre dispersé avec le sac des courses rempli de fruits, de pain, de paquets de biscottes : offrandes qu’il faut laisser devant la chapelle principale où l’on vénère Guan-yin, la déesse bouddhiste de la miséricorde. À l’entrée, un panneau rappelle les instructions pour la prière, instructions qui sont suivies par tous, à genoux devant l’autel : ils jettent parterre deux morceaux de bois rouge en forme de lune. S’ils sont tombés dans la bonne position, cela veut dire que le dieu accepte de t’écouter, sinon tu réessayes encore et encore jusqu’à ce que le lancé soit bon. Alors tu sais que la divinité répondra à ta demande. Ensuite tu te lèves et tu vas à une corbeille remplie de bâtons longs et fins. Tu en prends un et tu lis le numéro écrit dessus. Puis tu vas à la paroi du fond comportant des cases numérotées. Celle qui porte ton numéro contient un papier avec la réponse que tu attendais. Tout autour, il y a l’encens et des bougies, des statues et des petits temples dédiés à une divinité bouddhiste ou tao. C’est un autre monde, mais il y a le même cœur, la même attente que le Mystère se fasse ami. Et c’est le même soubresaut quand cela arrive et que l’on peut découvrir que la vie est autre, qu’elle peut être plus riche et pleine, avoir d’autres lois. La bienfaisance ici n’est pas un vain mot et la famille compte. Le clan dans une culture imprégnée par Confucius est fondamental. On s’aide entre parents et parfois on va donner un coup de main au voisin qui a besoin. Mais que la charité soit « la loi de la vie », comme dit don Giussani, est une nouveauté totale. « Dès le début nous avons fait la caritative », explique Donato : « Pour commencer nous avons aidé les enfants à faire leurs devoirs en paroisse ». Du jamais vu dans un endroit où, si la famille le peut, les enfants sont envoyés après l’école dans des cours payants, car si tu n’es pas assez fort pour réussir les tests pour entrer dans les meilleures écoles, alors tu es jeté dehors dès le plus jeune âge. Maintenant, nous passons le samedi après-midi dans un hospice pour personnes âgées. Il doit y avoir une trentaine de personnes. Beaucoup sont en fauteuil roulant, d’autres restent au lit. Dans le hall d’entrée, il y en a une douzaine, qui attendent Donato et ses jeunes. C’est une après-midi de fête: guitare, chants, compagnie. Ilaria qui vient à Taipei tous les week-end danse avec la petite Teresa dans les bras devant un sourire sans dent d’une pensionnaire. Un court-circuit de tendresse.

DEMANDES ET CARBONARA
Le dernier soir, il y a un dîner à la maison des prêtres. Autour de la table il y a la Fraternité. Même Ning est venue, pour la première fois : « Je voulais savoir ce que c’est ». C’est simple : c’est A-Mei, c’est Julie, c’est KunLi qui te présente Mu-Dan, sa femme, ce sont les questions de Vincenzo sur le travail et les carbonara de Donato, les blagues de don Emanuele et les histoires familiales d’Ilaria… C’est une vie dans la vie. Comme dit Emilia, « c’est le christianisme ».