« Que je rie ou que je pleure, je veux rester ici »

« I am don Giussani », dit Arnold, jeune garçon de Kampala. Pourquoi ? L’expérience du mouvement dans l’un des pays les plus jeunes du monde, dans lequel, entre bidonvilles et écoles, un peuple se réveille.
Alessandra Stoppa

En Ouganda, une étape du prochain voyage du pape François, il y a une moyenne de six enfants par femme, ce qui lui donne avec le Niger le titre de pays le plus jeune du monde. Mais il ne suffit pas de naître pour vivre, nous dit Michelle. Elle habite à côté du slum de boue et de tôles de Kireka, un quartier de la capitale. Vingt-deux ans, les traits fins, elle est assise devant son bureau au rez-de-chaussée de la Luigi Giussani Primary School dont elle est la secrétaire. « C’est ici que je veux être : que je ris ou que je pleure, je veux être ici ». Ici signifie le chemin du mouvement.

Rose a raison de se demander qui leur murmure ces choses quand elle entend parler Michelle et les autres. « Je les écoute et je sais que le Christ est là ». Rose Busingye est la mère de tous ici, petits et grands, car elle vit comme une fille : « Je ne fais que suivre le Mystère de Dieu qui advient ». Memor Domini, 47 ans, infirmière, elle a donné naissance en 1992 au Meeting Point International dédié aux femmes malades du Sida et aux enfants orphelins et pauvres.

Tout débute par la graine plantée à Kitgum, dans le nord du pays, lors de la rencontre entre plusieurs médecins de CL et le père Pietro Tiboni, au début des années soixante-dix. Quand Rose a rencontré le père Tiboni, elle lui a demandé : « Mais si Dieu s’est fait chair, Il a alors un rapport avec ma propre chair ? ». Ça lui avait semblé être la chose la plus bouleversante au monde. Aujourd’hui, après tant d’années, elle vit toujours le même étonnement. « Je veux participer au réveil des femmes du Meeting Point et de ces jeunes : ils ont découvert avoir une valeur, et que cette valeur a un nom, Jésus, et que Jésus les garde toujours. Moi aussi je veux vivre sous ce regard ».

Il n’y a pas de schémas dans cette communauté, non pas par désordre ou anticonformisme, mais parce qu’elle est vie et est unie : de la gratitude de ces femmes qui dansent sur les pas de leur douleur à la fraîcheur de leurs enfants pour qui sont nées les écoles Don Giussani (Primary et High School). Il est évident qu’ici le mouvement est une seule chose : le Christ qui t’embrasse. Et le fait d’embrasser est comme un cercle : des enfants, il retourne aux mères qui vont auprès de ces jeunes qui tombent amoureux de la vie de Jésus, qui étudient, qui se passionnent, qui leur lisent Traces (il y a beaucoup d’analphabètes), qui participent au mouvement et qui transmettent tout ce qu’ils ont appris.

Françoise, la maman de Michelle, faisait partie d’une secte. Elle a suivi ce qui est arrivé à sa fille et aujourd’hui elle est « la dernière née du Meeting Point International ». Elle avait de graves problèmes de santé et ne sortait pas de la maison. Maintenant, élégante et timide, elle se laisse entraîner par le rythme des tambours. « J'ai même commencé à jouer au foot, dit-elle en riant, car j’ai connu la bonté et la beauté de Dieu ».

LES SHILLINGS ET L'EXTINCTEUR
Ici, il n’y a pas d’étiquettes. Personne n’a établi : « Maintenant, on fait la caritative ». Mais les femmes la font déjà. Elles accueillent dans leurs maisons (et les maisons sont des baraques) les enfants envoyés par la police quand il n’y a plus de place dans la Welcoming House de Rose où vivent les enfants abandonnés et séropositifs. Elles ont déjà tant d’enfants et de problèmes, mais « s’il y a de la place pour cinq, il y en a pour six ! », disent-elles. Et elles rient, et quand elles rient, elles finissent par chanter, et chanter et danser c’est la même chose. Un jour une femme est arrivée avec le cerveau brûlé par l’inhalation de l’essence. « J’étais inquiète, raconte Rose, alors qu’elles, elles lui avaient déjà préparée une place et, depuis, elles l’assistent ». C’est la caritative à sa source, la gratitude qui devient gratuité.

« Chaque jour je suis dépassé de tout côté ». Alberto Repossi est à Kampala depuis un an et travaille pour l’AVSI au Meeting Point International. Avant de venir ici, il avait classé les "femmes de Rose" : « Elles sont malades mais heureuses, elles vivent le charisme, qu'elles sont braves ! ». Point. « Et pourtant Carrón continuait à nous les montrer. Alors peut-être qu'il y a quelque chose à connaître… Et maintenant, je le vois : elles vivent tellement les choses qu'elles m’entraînent aussi ». Rose a une feuille avec les noms des femmes ; à côté de chacun d’eux un chiffre en shillings. En haut : Contribution for prastanity. « Prastanity ? » a-t-elle demandé à Ketty quand elle lui a remis la liste. Elles se sont comprises tout de suite : c’était le fonds commun pour la Fraternity. Les femmes ont entendu l’avis aux exercices spirituels et immédiatement ont recueilli l’argent. Ce jour-là Rose les a vues repartir à pied à la maison. Pas de boda-boda, ces mototaxis où l’on monte à quatre, pas de matatu, les minibus où l’on est serré comme des sardines : elles sont repartis à pied, elles n’avaient plus de shillings.

« On ne donne pas ce que l’on n’a pas », a-t-on l’habitude de dire ici. « Si toi-même tu n’es pas ému, tu ne peux rien communiquer », dit Matteo Severgnini, appelé Seve, coordinateur pour les deux écoles, en mission depuis trois ans. « Au début je suis passé de l’illusion à la rage ». Au départ, j’avais l’énergie pour régler les problèmes, puis ce fut la désillusion car rien ne changeait. « Un jour Rose m’a dit : "On n'a pas besoin de quelqu'un qui gère l'école, mais de quelqu'un qui vit la vocation". Pendant trois mois, je n'ai plus rien dit ». Au lieu de parler des choses, il les a regardées. « Si tu es en silence et que tu écoutes, tu comprends bien plus ». Une nuit, l'école a été barbouillée avec l’extincteur. L'usage est de faire une assemblée où l'on accuse le coupable. En revanche Seve a demandé au jeune homme le pourquoi de ce geste, il lui a proposé de remettre avec lui les choses en état et l’a nommé responsable des extincteurs. « Ce fut un renversement. Même pour moi. Les collègues m'ont demandé pourquoi j’avais agi ainsi, et je me le suis demandé aussi. À partir de là on a commencé à travailler vraiment ensemble, avec une demande réelle, pas une idée à imposer ».

LA CRAIE DE MICHAEL
Quand la nouvelle High School a été inaugurée, Arnold, 17 ans, a pris la parole devant les élèves, les parents, les autorités et les diplomates : « I am don Giussani ». Les gens sont restés pétrifiés. « Giussani a fini son chemin et me dit : "Arnold, si tu veux être heureux, tu dois passer par où je suis passé". C’est à mon tour ». Arnold et son inséparable ami Marvine s’intéressent aux choses de CL, jouent et chantent (la communauté a un chœur merveilleux), composent des chansons qui parlent presque toutes d’amour dans un endroit où les jeunes n’entendent parler que de sexe et où la véritable affectivité est un tabou : la mode est au talking compound, l’environnement parlant, et les écoles sont tapissées d’écrits intimidants : « Comporte-toi bien », « Si tu tombes enceinte, tu es suspendue », « Le sida tue ».

« Le mouvement m'a donné des yeux, poursuit Arnold. Je regardais les choses mais je ne les voyais pas, comme la beauté de cette école différente de toutes les autres. Je disais : oui, elle est belle, et après ? Je ne pensais pas que c’était pour moi ». Un édifice moderne, orange, sur la colline le long de la Kireka Road, avec 560 élèves : beaucoup la rejoignent après deux heures de marche et y restent tard le soir pour profiter de la lumière qu’ils n’ont pas chez eux. La première chose qu’ils disent tous est : « Les profs ne nous frappent pas ».

Dans le trafic sauvage et poussiéreux de la capitale, il y a plein d’enseignes écrites à la peinture indiquant des écoles. Les politiques internationales poussent à l’instruction et le gouvernement favorise le secteur privé. Mais il y a un dicton : spare the rod and spoil the child (si tu économises le bâton, tu gâches l’enfant). Et le mot d’ordre est : inculquez. « Lorsqu’à l’entretien on m’a dit qu’ici on ne frappait pas, je me suis mis à rire », raconte Michael Kawuki qui est aujourd’hui le proviseur : « Pour moi, le bâton était l’unique façon d’enseigner. Ici, c’est moi qui suis en train de tout apprendre, des collègues et des jeunes ». Inimaginable dans un pays où l’éducation est anonyme, la distance entre élève et professeur est abyssale et pas seulement à cause du nombre (il y a des classes de 150 élèves), mais parce que l’élève est considéré comme inférieur et que poser des questions est de l’insubordination. Michael regarde les enfants qui se déchaînent sur le grand pré pour la leçon de cultural dance : « Je ne savais pas que chaque chose, même la plus petite, avait une valeur. Une craie tombait parterre et je marchais dessus ». Quand il a vu Seve la ramasser, un monde s’est ouvert à lui. « Je ne savais pas que j’avais une valeur ».

Arnold, Marvine et d’autres se retrouvent chaque lundi pour l’école de communauté. Il y a Grace qui a 20 ans : « Ma vie a un sens depuis 2013 ». Elle est émouvante quand elle chante les chants du mouvement qu’elle a tout de suite appris, et par sa certitude et sa transparence : « Je ne donnais de l’importance à rien. Puis un jour, il m’a été dit : "Tu as dans le cœur une grande chose" ». Ensuite son père est mort : « Quand c’est arrivé, j’ai compris que le Christ voulait que je dépende de Lui. Chaque matin je me lève pour voir son regard ». Manuel est un petit homme avec une cravate, parfait dans l’uniforme de l’école. Il est séropositif. Lors d’une visite à l’hôpital, il fixait le médecin qui l’examinait et il pensait : « Toi tu peux tout savoir de moi, mais tu ne pourras jamais voir ce que veut dire être aimé ». En revanche Solange se sentait toujours au mauvais endroit au mauvais moment. « Toujours ? », lui a demandé un jour Seve. « Non, sauf le soir quand je regarde le ciel ». Depuis elle a découvert qu’elle a le même cœur qu’un homme très célèbre (Leopardi) : « Je serais morte, si je n’avais pas rencontré une amitié qui a la signification de la vie ».

Le milieu de la coopération internationale fait croire que le besoin de l’homme est le family and empowerment, « alors qu’en fait c’est d’être aimé. Tu le découvres sur toi-même, car tu veux changer le monde et c’est toi que tu changes », dit Marco Trevisan, qui s’occupe pour l’AVSI des adoptions à distance (4180 enfants soutenus). Expert technique, il est en Afrique depuis 28 ans. « Ça me paraît hier ! Ici la vie passe vite car elle demande sans cesse ta présence. Pendant toutes ces années j’ai découvert que si quelqu’un dit oui, il voit des choses sur lui-même qu’il ne peut imaginer ».

DE LA COLLINE
Ici où l’éducation n’est même pas considérée comme un travail, la méthode née du charisme arrive à toucher toujours plus de personnes. Devant la prison de la capitale, il y a le Permanent center for Education Luigi Giussani que le gouvernement a officiellement reconnu comme un institut supérieur d’éducation. Avec une formation fondée sur Le risque éducatif, ils ont rencontré plus de 20.000 personnes en dix ans : catholiques, musulmans, de l’Afrique au Myanmar… « Nous formons aussi des jeunes agriculteurs, des parents, des assistantes sociales, des employés d’ONG », raconte le responsable, Mauro Giacomazzi qui est ici depuis 2007 : « Les personnes ont avant tout besoin de se redécouvrir elles-mêmes ».

Une enseignante a voulu les remercier : « Vous avez sauvé mon mariage. Je voulais quitter mon mari mais vous dites toujours qu’un problème est une opportunité. Alors je suis rentrée à la maison et je lui ai parlé comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps ». Mauro est Memor Domini et habite avec Marco, Alberto et Seve. « C’est un monde très fatigant, dit-il. J’ai besoin d’un lieu où mon cœur puisse vibrer et reconnaître ce à quoi il aspire ». Il part souvent en dehors de l’Ouganda à cause du travail : « Je vois peu les amis de la communauté, les jeunes, les femmes… Mais je me nourris de l’expérience de ceux qui sont avec eux et qui changent ».

Il est tôt. La jeep de Rose descend lentement la colline où elle habite avec Lina Bonetti qui travaille à l’AVSI. En face, au loin, le lac Victoria, grand comme la Lombardie, et la ville immense, les baraques à perte de vue, et tout ce besoin. « En voyant cela Giussani m’a dit : "Rose, sauver le monde, c’est crier le Christ à tous. C’est vivre ton oui pour que leur destin se réalise comme Dieu le veut, de la même manière que se réalise le tien" ».