Mais c’est quoi ?

Vivre la foi à San Francisco… quand les repères les plus sûrs ont basculé, ont été enterrés. Quand tout est immergé dans une sorte de « religion naturelle ». Témoignage de Francesco Boin, médecin et professeur à l’Université de Californie.
Alessandra Stoppa

« Ici, même le vernis sur les murs est bio ». Ce qui a immédiatement attiré son attention ! Francesco Boin, 48 ans, est né dans les Dolomites. Il vit et travaille désormais à San Francisco. Là, tout est bio, tout est ok. On peut faire ses courses en pyjama, on peut s’installer dans les arbres pour empêcher qu’on les abatte. Tu n’as pas encore posé tes valises, que quelqu’un te propose de la marijuana pour affronter la journée. Et, au moment du geste de paix pendant la messe, tu vois deux hommes s’embrasser passionnément. « Tout semble immergé dans une sorte de religion naturelle », la religion de la spontanéité. Ici, le travail n’est pas la seule chose qui compte, contrairement à l’East Coast où Francesco, pour s’insérer dans le système américain, a poursuivi pendant seize ans des objectifs toujours plus poussés, avec des résultats toujours à dépasser.

Il est aux Etats-Unis depuis l’an 2000 : diplômé de la faculté de médecine de Padoue, avec une spécialisation en immunologie, il passe examens et sélections pour être admis à la « Mayo Clinic » de Rochester, Minnesota, où il se spécialise davantage en médecine interne. Nouvelles sélections et nouvelle spécialisation (en rhumatologie) puis cinq années, très dures, de Boot Camp (entraînement façon commando) pour obtenir un poste de professeur à la « John Hopkins University » de Baltimore et, aujourd’hui, à l’Université de Californie. Un galop incessant… « Et ce n’est pas fini. Tu n’es jamais arrivé ! Ici, les mandats académiques sont renouvelés chaque année et tu es continuellement obligé de chercher des fonds, de faire des recherches et de les publier, de présenter des projets aux agences gouvernementales et autres. C’est la lutte pour la vie ! ». Plus hard encore si on lance son propre laboratoire, comme il l’a fait. « Le système est fondé sur le mérite et sur l’excellence, ce qui valorise considérablement les capacités. Mais c’est aussi un ‘hache-viande’. Il y a toujours une mesure qui te met des bâtons dans les roues ; surtout si tu es un immigré ».

Aujourd’hui, Francesco est citoyen américain. Il ne regrette pas l’effort soutenu qu’il a dû fournir car on ne lui a pas fait de cadeau. Même les succès demandaient à être dépassés. « Mais cette réalité super exigeante m’a aidé à garder conscience des questions essentielles Où suis-je dans tout cela ? Qu’est-ce que je cherche vraiment ? Qu’est-ce qui donne du souffle à ma vie ? » A tous les stades de sa carrière, il se les est posées et a cherché à y répondre. Et c’est ce qui a constitué pour lui l’élément de stabilité indispensable dans un monde qui place la barre toujours plus haut.

DEUX MILLIONS DE DOLLARS
Francesco est Memor Domini. Mais, loin de son pays, dans un milieu où les repères fondamentaux ont basculé et ont été enterrés, le tourbillon d’une telle existence a mis sa foi à l’épreuve : transmise par ses parents (« J’ai grandi en faisant l’expérience que la vie est donnée et guidée par la Providence »), elle s’est approfondie grâce au Mouvement, rencontré à l’Université. Petit à petit, Francesco a compris que, si le travail n’est pas une question vitale, il investit la vie ; pour lui, le travail est « un lieu où, dit-il, je puis découvrir plus à fond ce que j’attends, ce que je désire, ce qui finalement me fait bouger ». Cela vaut aujourd’hui, à l’autre extrémité des Etats-Unis, en Californie, où le travail n’est sans doute pas aussi ‘totalitaire’ que sur la côte Est. L’idée qui domine ici est qu’il faut être cool ; les réunions se font en t-shirt, dans un climat détendu et, en sortant du Conseil de la Faculté, on peut très bien aller faire une promenade tous ensemble sur la plage : l’idée est de « faire corps » ; comme pour suggérer que, dans la vie, il y a autre chose que le travail. « Mais cet autre chose reste très confus. Il y a l’aspiration à quelque chose de grand, mais, en même temps, la peur de s’engager. Ce qui règne ici, c’est un sens aigu de la liberté individuelle : chacun doit pouvoir s’exprimer comme il veut. Mais cela reste une valeur neutre, avec laquelle rien ne doit interférer ». Ainsi, le curé d’une paroisse est passé dans une émission de télévision nationale parce qu’il ne voulait pas de filles comme enfants de chœur. Interviewées, ces fillettes de huit ans se sont plaintes de discrimination et ont prétendu que leurs droits avaient été bafoués… « On gobe cette idée de liberté absolue » et elle finit par vous emprisonner.

« Le paradoxe, c’est que cette préoccupation exaspérée du respect de l’autre crée une distance dans les relations. » Deux mois après l’arrivée de Francesco, une infirmière de son service est morte à l’âge de 23 ans. Tout le personnel organise un geste de recueillement et de témoignage, pour les parents désespérés. On improvise un petit autel, on allume un cierge, on diffuse une musique de circonstance. A tour de rôle, ils se lèvent pour rappeler qui elle était, quelles étaient ses capacités… Francesco se lève, lui aussi, pour dire ce qui lui tient à cœur : « Devant la mort, on souhaite avec plus de force que jamais que la vie ait un but, qu’elle ne finisse pas. On prend conscience de la perspective ultime qui permet de vivre le présent. Nous ne pouvons pas noyer cette espérance dans les souvenirs ». Les parents le remercient : en effet, ce n’était pas évident « de s’exposer, de dire quelque chose qui pouvait être considéré comme politiquement incorrect » selon une idée de la liberté, qui vous paralyse au lieu de vous laisser affronter la réalité. « Face à une telle mentalité, notre réaction à nous, chrétiens, peut être défensive, ou au contraire créer une relation » qui nous ouvre à l’autre, qui parle à son cœur, un cœur qui désire, tout comme le nôtre.

Une des patientes de Francesco, richissime, l’invite à un gala de bienfaisance au Musée d’art moderne. Un moniteur affiche le montant des dons, en temps réel. En 37 minutes exactement, on a récolté deux millions de dollars. Il observe les gens attablés : alors qu’ils sont encore en train de donner, ils parlent déjà du prochain gala de bienfaisance. « On constate un besoin jamais satisfait, une recherche éperdue d’être utile… Dans la voiture qui les ramène, sa patiente s’exclame : « Je regrette ! Ce soir, j’aurais voulu parler de belles choses avec toi. Chaque fois que nous sommes ensemble, c’est une fête ! - J’ai réfléchi, dit Francesco, au besoin des gens qui étaient là ce soir. Ce n’est pas l’argent qu’ils donnent qui peut combler ce besoin ! Moi, j’ai reçu quelque chose de plus précieux à donner. »

Quand il était encore à la « John Hopkins University », au cours d’un lab-meeting - réunion de tous les chercheurs, où sont présentés et discutés les résultats des travaux -, son Patron annonça qu’une revue prestigieuse avait des doutes quant à certaines données d’un de leurs articles. Et il ajouta : « Je vous pose une question : pourquoi devons-nous être irréprochables dans la recherche ? Pourquoi ne pouvons-nous pas tricher ? » Silence général. « Parce que, par nos travaux, nous contribuons à découvrir une parcelle de vérité : minuscule, infinitésimale, mais nous désirons découvrir ce qui est vrai dans la réalité, la Vérité avec un V majuscule ». Francesco s’émeut : « Le ‘vrai’ dans la réalité a un visage pour moi, c’est Jésus. Ce qui, pour mon Patron, est une intuition, pour moi, c’est une réalité que j’ai rencontrée ». Cette provocation lui donne un nouvel élan : « Cela m’a fait comprendre d’où est née ma passion pour la recherche scientifique. Mais cela m’a surtout fait comprendre que tous cherchent à découvrir ce qui est vrai dans la réalité, tous répondent à l’attirance ultime de la vérité. C’est valable pour tous et pour tout. »

Une lycéenne, dont il s’occupe, le cherche parce qu’elle est « tombée enceinte par mégarde ». Elle prend des médicaments qui pourraient nuire au bébé. Sa mère lui a immédiatement dit d’avorter. « Vous, docteur, qu’en dites-vous ? - Ne pense pas qu’il s’agisse d’un problème à résoudre. Quelle que soit ta décision, ce sera toujours la tienne ; elle concerne le sens ultime de ta vie. Il faut que tu regardes au fond de toi-même et que tu te demandes ce que tu désires vraiment pour cet enfant. Et puis, pense au fait que cette grossesse pourrait bien être la seule de ta vie ; ce n’est pas toi qui en décideras. Si tu veux, je suis là. » Trois jours plus tard, elle l’appelle : « Je désire que cet enfant vive. Je le garde ». Et lui l’accompagne pas à pas comme il peut, jusque dans le désespoir qui l’assaille quand elle l’appelle parce qu’elle a avorté, sous la pression de sa famille. « Mais elle a découvert ce qui est vrai ». Le thème de ‘la vie’ s’est imposé à elle à partir de son expérience, parce que la réalité est en lien avec le cœur. Nous avons besoin de quelque chose qui l’emporte sur la peur de regarder jusqu’au fond ».

Même dans un monde où tu peux faire tout ce que tu veux, le désir d’être heureux entre souvent en conflit avec la réalité. « Mais, dans ce conflit même, je dois être présent. Pour moi-même. C’est la seule façon de pouvoir accompagner l’autre ». Francesco le vérifie dans ses relations avec des patients atteints de maladies auto-immunes, comme le lupus ou la sclérodermie, qui peuvent être traitées mais pas guéries. Ce sont des maladies chroniques « face auxquelles la grande tentation est de baisser les bras : la dépression est courante. Au nom de quoi puis-je leur donner du courage ? Certainement pas par un espoir de guérison, ce ne serait pas réaliste. Mais je leur dis : ‘Je suis disposé à vous accompagner sur ce chemin ; à regarder avec vous cette circonstance qui menace votre bonheur ; et peut-être à en découvrir le sens.’ Ce partage change tout, même les aspects médicaux. Et ma première contribution est de répondre, de mon côté, à la blessure que la réalité m’inflige. » La vie, telle qu’elle est, est parfois un drame ; et ce ne sont pas les discours qui arrangent les choses. « La vraie bataille, c’est de reconstruire à partir d’une vie pleinement vécue. Je dois prendre conscience de ce que la réalité génère au cours de mes journées, et découvrir comment Jésus m’aide à y répondre. Les autres s’en rendent compte parce qu’ils sont attirés, eux aussi, par le Souffle qui me fait vivre. Si je peux témoigner, c’est parce que je vois se faire en moi ce qu’ils sont, eux, en train de chercher. »

COURS DE LEADERSHIP
« Alors tu as casé ta famille ? » Un mois après son arrivée, le grand Patron de son département lui pose cette question au cours d’un dîner auquel il l’a invité. « Je ne suis pas marié. - Ah, tu es divorcé ? - Non, je ne me suis jamais marié. - Alors, tu as une girl-friend ? - Non, je n’ai pas de femme ». Alors, mon Patron n’y va pas par quatre chemins : « Eh bien, ne te fais pas de souci ! Ici à San Francisco, tu peux trouver un homme sans problèmes. Mais tu peux aussi te marier, bien sûr ». Francesco précise : « Je ne suis pas gay, je n’envisage rien de tel… »
A la suite de cela, ils travaillent pendant quelques mois sur un projet commun. Arrive une deuxième invitation à dîner ensemble. Cette fois, au milieu du repas, son confrère lui dit : « Je voudrais te demander quelque chose. Explique-moi : tu n’as ni femme ni homme, mais on voit que, dans ta vie, il y a un point stable. C’est quoi ? - Ecoute, répond Francesco, je ne prends pas la vie ‘tout venant’ ; en fait, ma vie est ‘consacrée’. Je suis catholique et, pour moi, l’expérience de la foi a été la rencontre d’une Présence tellement vivante et attirante, que je lui ai donné ma vie. Mon point de stabilité, c’est cette relation. » Après un temps de silence, son confrère reprend : « Merci ! Je sais que c’est ce qui me manque. Je donne des cours de leadership où j’enseigne la méthode à employer pour motiver le personnel à donner le meilleur de lui-même. Mais je trouve ces cours inutiles, abstraits… Ma femme et moi, nous ne sommes pas portés sur la religion mais, dernièrement, en regardant nos trois enfants, j’avais la gorge serrée en me demandant quelle perspective je leur offre, quel point d’appui à leur vie. Ce que tu me dis me frappe, et je comprends que c’est la chose la plus importante qui soit. Pourrons-nous en reparler ? »