Les surprises du charisme

À Vilnius, en Lituanie, pour l’assemblée des responsables des pays de l’ancien bloc soviétique, catholiques et orthodoxes du mouvement de Cl se rencontrent pour la première fois après l’étreinte entre François et Kirill.
Luca Fiore

Venir ici en cette Année sainte et à une semaine du Dimanche de la divine Miséricorde, ce n’est pas comme y venir un jour quelconque. Passer sous la Porte de l’Aurore et se retourner pour voir l’icône de la Vierge de la Miséricorde, l’un des symboles de la ville, puis, à quelques centaines de mètres, entrer dans le petit sanctuaire où est conservé le portrait de Jésus que sainte Faustine Kowalska a fait faire… Eh bien, à vrai dire, tout cela fait tourner les idées dans la tête : pourquoi précisément maintenant ? Pourquoi précisément ici ?
C’est ici, à Vilnius, que s’est tenue l’assemblée des responsables de la communauté de Cl de Russie, Biélorussie, Kazakhstan, Lituanie et Ukraine, une centaine de personnes. Avec les catholiques du mouvement, il y a une trentaine d’orthodoxes qui, de Moscou, ont aussi amené une amie protestante rencontrée depuis peu.
Le père Carròn n’était jamais allé dans la capitale lituanienne. Avant l’assemblée, au programme il y a une rencontre publique à l’université. Deux cents personnes se serrent dans l’auditorium style empire, aux stucs et aux colonnes de marbre. Le thème reprend la question de Dostoïevski : « Un homme cultivé, un Européen de notre époque peut-il croire, croire vraiment, à la divinité du Fils de Dieu, Jésus-Christ ? ».
Il commence en comparant son Espagne post Franco à la Lituanie post Union soviétique. Dans ces deux situations, les chrétiens ont été dépaysés. Ils avaient résisté à la période de la dictature en resserrant les rangs, en serrant les poings, en s’accrochant aux formes de la tradition. Cela avait marché. Mais, aujourd’hui, cela ne semble plus suffire pour endiguer la vague de sécularisme. Paola, qui vit à Vilnius depuis seize ans, raconte que parfois elle prête attention à ceux qui, en passant par la Porte de l’Aurore, s’arrêtent pour faire le signe de croix. Il y en a de moins en moins. La plupart passe comme si de rien n’était. Et alors, qu’est-ce qui rend la foi attirante, dans la Lituanie d’aujourd’hui, celle qui est membre de l’Union européenne et de l’Otan depuis douze ans ?

TOUT RISQUER
Dans l’assemblée, il y a aussi Vytautas Radžvilas, professeur de philosophie, protagoniste de la vie politique lituanienne au début des années 1990, aujourd’hui leader d’opinion désabusé, enclin à brosser des tableaux aux couleurs sombres. C’est le directeur de doctorat de Domantas, responsable de la communauté de Cl qui modère la rencontre avec Carròn. À la fin, le jeune donne la parole à Radžvilas en lui demandant de leur faire part de ses réactions. Le professeur dit qu’il n’est pas d’accord sur le fait que l’époque actuelle est comparable à celle des premiers siècles du christianisme. À la fin de la rencontre, il fera pourtant ce commentaire : « C’était pas mal ».
« Je l’avais invité et je ne savais pas s’il allait venir », racontera Domantas pendant l’assemblée : « Je l’ai poussé à parler non pas pour rendre la rencontre plus spectaculaire, mais pour que ce soit plus vrai. On n’était pas là pour parler des grandes idées politiques, mais de la rencontre avec le Christ. J’ai voulu lui demander si, pour lui, cela paraissait faible devant les défis actuels. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais trahi ce que je suis. Pour moi, cela a voulu dire tout risquer ». Voilà ce qu’est la vérification de la foi, explique Carròn : « C’est l’illustration du fait que notre manière d’être ensemble relance le désir. Domantas a senti le besoin de voir si ce qui l’a convaincu tient devant tout le monde. La question n’était pas de convaincre le professeur, ce n’était pas de montrer qu’on a raison, mais le point fort c’est la curiosité de voir comment le Christ montrera de nouveau sa force de persuasion pour notre vie. Ça m’arrive aussi quand j’écris mes interventions dans les journaux : c’est surtout utile pour moi ».
L’hôtel où se déroule l’assemblée donne sur la gare. Les dix personnes de la communauté de Biélorussie sont arrivées en train : Minsk se trouve à moins de deux heures. Ceux qui sont venus de Novossibirsk ont été obligés de faire escale à Istanbul et de voyager vingt heures.
Avant la rencontre de Vilnius, on avait demandé aux participants de se préparer en essayant de répondre à cette question : « Quelles expériences t’ont aidé à comprendre la nature de notre charisme ? ». Nikolaj, Ukrainien de Kharkov, parle de son travail : « Je dirige la chorale d’une église orthodoxe et souvent je m’aperçois que les très belles paroles et les mélodies ne touchent pas le cœur de ceux qui écoutent. Comment le mouvement peut-il m’aider pour cela ? ». « C’est un peu comme si tu demandais ce qu’est le charisme du mouvement », rétorque Carròn : « Mais ce qui t’arrive avec les chants orthodoxes, c’est ce qui m’est arrivé, à moi qui suis entré tout jeune au séminaire. À un certain moment, je me suis aperçu que toute la théologie que j’avais apprise n’était pas en mesure de toucher le cœur des personnes. La vie restait la même. Dans la rencontre avec le mouvement, j’ai découvert que c’est l’événement du Christ qui faisait brèche ».
Au dîner, on découvre des choses curieuses. Ieva, de Vilnius, a connu le mouvement dans une favela de Buenos Aires. De son côté, Sergei est en train d’organiser à Moscou une exposition d’icônes dédiée aux saints de l’Église du premier millénaire, celle qui était encore unie.
L’assemblée révèle toute une série de tempéraments et de styles différents : de l’impétuosité du père Alfredo Fecondo, missionnaire à Novossibirsk, au calme de Tatjana Kasatkina, l’une des plus grandes spécialistes de Dostoïevski en Russie. On aborde des thèmes comme l’autorité dans le mouvement, le dualisme, le rapport avec la culture contemporaine (« quel regard nous demandes-tu d’avoir sur ce qui se passe actuellement ? », demande Andrius de Vilnius).

NI ESCLAVE NI HOMME LIBRE
Alekseï, de Kiev, orthodoxe lui aussi, raconte que ce qui l’aide à découvrir l’essence du charisme, c’est la vie quotidienne : « L’expérience de tous ces instants où l’on n’a plus la possibilité de planter dans sa propre histoire des points d’appui sûrs pour continuer à grimper. Ces moments où l’on se retrouve sans rien à quoi se raccrocher. Avec le mouvement, j’ai découvert que le Christ m’aime ici et maintenant ». C’est la victoire sur ce que Cesare Pavese appelait « le quotidien qui coupe les jambes ». « Il n’y a pas de plus belle définition du charisme que celle qu’a donné Alekseï », explique Carròn : « Parce que, pour paraphraser T. S. Eliot, le drame c’est de ne pas “perdre la vie en vivant”, mais de la gagner en vivant ». Et c’est ce désir, explique-t-il, cette « urgence que nous sentons sortir des viscères de notre vie, qui réconcilie nos différences de catholiques et orthodoxes ».
Dans les semaines qui ont précédé, on avait beaucoup parlé de la rencontre historique entre le pape François et le patriarche Kirill à Cuba. Et pour les orthodoxes présents à Vilnius, cela avait constitué une grande joie qui, cependant, avait dû se heurter aux nombreuses réactions négatives dans leur Église (on n’avait pas hésité à accuser le Patriarche d’hérésie, comme le raconte Dimitri de Minsk pendant un repas).
Mais, dans la communauté de Cl aussi, la présence croissante des orthodoxes ces dernières années en a dérouté certains. « À Dieu, peu importent nos raisonnements, parce que c’est Lui qui a fait ce que nous voyons ici. C’est comme si on se trouvait devant ce que décrit saint Paul : “Il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme”. Le christianisme abat à la racine les barrières du passé », observe Carròn.
Et, pour saint Paul aussi, il a fallu un travail pour pouvoir le reconnaître. Lui, pharisien converti, il a dû convaincre même les apôtres, même saint Pierre, explique-t-il encore en citant la Lettre aux Galates. « Personne ici ne décide à qui est communiqué le charisme si ce n’est le Christ lui-même. Comment ne pas nous émouvoir devant ce que le Mystère est en train de faire entre nous ? Seul l’Esprit peut mettre ensemble des personnes aussi différentes. Et cela nous est donné comme un don pour toute l’Église : une illustration de ce qu’ont fait François et Kirill ».

LE POSITIF
Carròn insiste sur la nécessité de s’ouvrir à ce que Dieu fait, ce qui est la véritable attitude du chrétien, l’exaltation de la raison de l’homme. Comme l’écrit le père Giussani en 1998, dans Engendrer des traces dans l’histoire du monde : « L’événement du Christ est la source véritable de l’attitude critique, puisque cela ne signifie pas trouver la limite des choses, mais en surprendre la valeur ». C’est le contraire de ce que nous avons l’habitude de faire. Et cela ouvre un monde nouveau : « On souligne le positif, même dans sa limite, et l’on abandonne tout le reste à la Miséricorde du Père ».