Celui qui conduit la route

Des mamans, des missionnaires, des jeunes, des professionnels, venus de douze états du continent. Mais il n’y a ni culture, ni race, ni âge qui tienne pour la rencontre de Nairobi, l’assemblée des responsables. Un dialogue ininterrompu.
Alessandra Stoppa

Le père Eloi monte dans sa camionnette, très vintage, avec à la main un morceau de bois qui servira à tenir la portière fermée. Il a devant lui cinq jours de voyage (et différents moyens de transport) pour rentrer chez lui. Il en a fait cinq autres pour venir à Nairobi depuis Minenbwe, son village au sommet du lac Tanganyika, au Congo. Et tout ça pour rester ici quarante-huit heures. Lui, il n’a pas eu de doute : « Cela n’arrive pas tous les jours d’avoir une telle occasion ! ». Se retrouver avec une centaine d’amis de douze pays d’Afrique et avec le père Julián Carrón pour échanger sur la vie. Vie qui, quant à elle, arrive tous les jours.
Au fond, le voyage en vaut la peine pour cela : la vie ordinaire qui se renouvelle. Un examen qu’on a raté, un déménagement en perspective, la tristesse d’un dimanche après-midi, la phrase d’un collègue. On peut les considérer comme des faits négligeables, ou bien comme une série de « gestes gratuits du Christ qui conduit la route de chacun d’entre nous. Et il vient nous tirer du désert que serait notre vie », comme le dira Carrón. À l’assemblée des responsables, les amis de la communauté africaine racontent ce qui s’est passé pendant l’année. Au cours de ces trois jours on entend souvent parler de « combat entre deux façons de regarder la réalité : la nôtre, rationnelle, qui ne voit que l’apparence ; et celle à laquelle Dieu nous appelle, qui consiste à regarder les choses dans leur vérité, pour ce qu’elles sont vraiment, c’est-à-dire remplies de Mystère ».

FIÈVRE JAUNE
Grace est une jeune fille de Kampala qui a les cheveux tressés. C’est sa voix très pure qui accompagne les journées de son chant. Sa mère l’a laissée pour aller vivre au loin : elle voudrait aller la voir, rester avec elle, mais elle craint de perdre Jésus et l’amitié qu’elle a rencontrée dans le mouvement. « Mais nous, qu’avons-nous rencontré ? Qu’est-ce que cela signifie avoir rencontré le Christ ? », lui demande Carrón. « C’est Lui qui t’a trouvée et qui t’a dit : "Grace, tu m’appartiens. Moi, je t’aime, et je serai avec toi pour toujours". C’est ça le lien qu’il établit avec toi. Dans n’importe quel endroit, à n’importe quel moment, le Christ est avec toi. Quand tu es avec tes amis, quand tu es avec ta maman, quand tu te réveilles et que tu es seule… Ta vie est pour toujours accompagnée par le Christ. Le problème n’est pas la distance, parce que Lui, Il est là à chaque instant. Le problème, c’est d’en avoir conscience. Nous ne sommes pas seuls ! Nous sommes distraits. C’est pour cela que bien des fois la peur domine notre vie ».
« Pendant que j’écoutais cet échange, j’ai retrouvé Jésus ». Celui qui dit cela, le soir à table, c’est un prêtre. Father Adriano vient d’Angola, il est curé dans le diocèse de Benguela, il a quarante-huit ans et le visage tellement souriant qu’on le remarque. « Aujourd’hui, c’est comme si Dieu m’avait enlevé ma "soutane" », mon rôle de prêtre, « pour me parler, à moi ». Il avait rencontré le mouvement il y a des années en Italie, mais il l’a retrouvé en Angola il y a un an et demi, grâce à la demande de l’Évêque de prendre contact avec Communion et Libération. C’est de là qu’est né un nouveau réseau de relations et l’École de communauté avec les jeunes de la paroisse. En février, quand ils avaient commencé depuis peu à lire ensemble Le sens de la caritative, une terrible épidémie de fièvre jaune a éclaté. Le nombre des victimes augmentait et nombreux étaient ceux qui n’avaient pas d’argent pour se faire vacciner : ses jeunes amis ont commencé à les faire gratuitement, même dans la rue. « Quand les gens leur demandaient pourquoi ils le faisaient, ils disaient : "On est en train de lire un livre… d’un prêtre qui s’appelle don Giussani !" ». Il rit de bon cœur, parce qu’il est heureux, non pas parce que la vie est facile dans son pays : un pays qui est sorti de la guerre en 2002, et où tant de problèmes ne bougent pas, comme le Président, qui est en charge depuis 1979.
Arriver à Nairobi n’a été une mince affaire pour personne. Pour certains, il y a eu des problèmes à la frontière, avec les visas et les contrôles. Les Nigérians ont été bloqués pendant quatre heures à l’aéroport, les Camerounais, on ne les a pas laissé partir. Des questions de sécurité, et même de préjugés. Ce n’est pas banal que dans le cloître fleuri sur la Karen Road de Nairobi, là où se tient l’assemblée, il n’y ait ni culture, ni race, ni langue, ni tribu qui tienne. Il y a une seule communauté. Une familiarité impossible entre inconnus, une beauté avec toutes les difficultés à construire ensemble pour ceux qui se connaissent depuis des années, et les drames les plus intimes ; les chants swahili et les chants alpins entonnés par Roland, un jeune Nigérian très musclé, qui dans quelques jours déménagera à Abuja pour un nouveau travail, en quittant ses amis de Lagos. « Avant aujourd’hui, j’avais peur de ce changement. Mais à présent je sais que je ne serai jamais seul ».
Jean-Marie du Burundi est ici grâce à un pique-nique. « J’étais là, je regardais les personnes autour de moi et je comprenais que pour eux la foi n’était pas quelque chose d’abstrait. Dans cette compagnie, je me suis senti aimé. Expérimenter cet amour est à présent la seule chose qui importe dans ma vie. Je n’ai besoin de rien d’autre ». L’alternative, Carrón l’explique ainsi : « Ou nous sommes des visionnaires, ou bien nous sommes tellement simples que nous acceptons d’être surpris, étonnés par quelqu’un ». Et l’autre ancre de salut est « notre cœur », qui nous tire par l’oreille quand on se satisfait de trop peu.
Matteo, un Italien en Uganda, dit qu’il découvre de plus en plus que « la seule nouveauté dans mes journées, c’est le Christ qui l’apporte ». Il a été bouleversé par l’émotion d’un steward italien qui vit à Dubaï, et qui est venu voir son école à Kampala après des détours étranges : ce qui l’avait amené là, c’est « un regard » vu chez un prof à seize ans, revu dans la vidéo pour les 60 ans de CL qu’on lui avait offerte, de sorte qu’il décide de profiter d’un voyage de travail en Uganda pour aller connaître ces gens vus dans le film. Mais l’hôtel où il logeait était tellement beau qu’il y est resté pendant toute la durée de l’escale. Dans l’avion du retour, il a été envahi de tristesse. « Je suis un idiot ». Et pourtant, précisément sur ce vol, parmi les passagers il y a trois amies qui attirent son attention, à nouveau à cause de « ce regard ». Au point qu’il finit par leur demander : « Êtes-vous de CL ? ». Et tout recommence. « Une façon différente de faire un pique-nique ! Ou un regard ! », enchaîne aussitôt Carrón : « Un regard, qu’est-ce que c’est pour nous ? Pas grand-chose. Et pourtant c’est quelque chose de vivant que l’on ne peut oublier. Et qui est capable de changer la vie. Combien de fois avons-nous vu ce regard sur nous ? C’est la conscience qui nous manque. Mais le temps de la vie sert seulement à grandir dans cette conscience de combien le Christ nous aime et continue à nous faire compagnie ». Peut-être à travers le vide que l’on éprouve de façon fugace, même quand la vie va bien. Manolita de Kampala parle d’une amie à qui elle a proposé de faire du catéchisme. Elle n’avait jamais fait sa première communion, mais elle s’est impliquée et elle a redécouvert la foi. Un jour, elle lui a dit : « Quand il m’a vue si heureuse, mon compagnon m’a demandée en mariage ». Il y a des choses belles qui arrivent, même tous les jours, mais il reste cette incapacité à trouver la paix, l’impression que rien n’est jamais suffisant, comme le racontent certains : « Mais c’est là sa préférence ! Parce que Lui seul peut suffire. C’est comme ça qu’il nous pousse : mais moi, je ne te manque pas ? », dit Carrón. « C’est comme ça qu’il se rend présent et qu’il nous permet de nous rendre compte de notre désir ».
Barbara, une Italienne au Nigéria, écoute un lundi matin la liste des difficultés d’une collègue de l’école où elle travaille : « Moi, je n’en peux plus, ici il y a plus de problèmes que d’enfants ! ». Et des enfants, il y en a sept cents… Elle, elle lui répond aussitôt : « Mais peux-tu dire qu’il n’y a que ça ? ». L’autre se met en colère : « Ne me fais pas l’École de communauté ! Je suis en train de te parler d’un problème concret ». Barbara s’interrompt. « Je ne voulais pas que la réponse soit déjà donnée pour acquise, même pour moi. J’ai laissé le temps et l’espace pour que cela mûrisse. Et la semaine a été magnifique ». Un monde nouveau s’est ouvert sous ses yeux : « J’ai regardé à nouveau toute la présence du Christ dans ma vie. Cela m’a permis de me rafraîchir la mémoire sur tous ses signes, jusqu’aux personnes qu’il me donne aujourd’hui ». Et alors tout devient « un dialogue, la possibilité de nous rendre plus conscients de la grâce que nous avons reçue ».

ROSE ET LA LETTRE
Le soir, pendant les témoignages, on entend raconter des histoires incroyables. « Et un instant plus tard, nous sommes déjà prêts à en entendre une autre », dira Carrón. « Le problème, c’est d’être conscient que ce qui nous frappe, c’est le même regard qui est porté sur notre vie à chaque instant. Le Christ continue à se produire, instant après instant. Même si nous ne nous en rendons pas compte. L’Église n’existe pas sans être faite à chaque seconde par le Christ. Chacun de nous est ici parce que le Christ est en train de se produire ». « C’est Jésus qui nous rend beaux », avait écrit Rose Busingye, responsable du mouvement en Afrique, dans la lettre d’invitation : « À présent, j’en suis encore plus certaine », dit-elle, assise sur les divans au cours d’une pause entre les assemblées. Assemblées qui frappent pour la liberté de parole, jamais acquise même parmi les plus jeunes, et pour les files d’attente pour poser des questions. « Nous sommes tellement préférés », continue Rose, « nous, qui ne sommes rien et qui pourrions être jetés avec les ordures, nous sommes aimés. Nous pouvons le croire seulement parce que cela arrive ». Pendant qu’elle venait ici, elle se demandait : que ferons-nous ? Que dirons-nous ? « Mais Dieu nous précède. Il se produit et nous attire ». En pensant à ces jours-ci, elle désirait que Carrón explique que le Jésus rencontré par les apôtres est exactement le même qu’aujourd’hui, parce que bien des fois elle voit de l’incrédulité sur ça. « Mais Jésus s’est expliqué tout seul ! », dit-elle en souriant : « En se produisant sur le visage de Carrón, il a parlé à tout le monde ».

SI CELA NE SE TERMINE PAS

Arnold, qui a 17 ans, partage ses questions sur Jésus et sur la façon de le reconnaître présent. « Toi, quand l’as-tu rencontré ? Quel a été le moment ? Dans quels faits as-tu reconnu cette rencontre ? ». Carrón le met au défi, et lui demande même d’écrire la réponse comme dans un journal intime. Lui, il n’attend pas plus longtemps pour écrire, et il offre son histoire en la lisant à tout le monde : « J’étais en train d’oublier la beauté de ce qui m’est arrivé ». Il raconte la rencontre à l’école avec « la vie du père Luigi », c’est comme ça qu’il appelle Giussani. Lorsque, pour la première fois, il s’est retrouvé devant sa tombe, au cours d’un voyage en Italie pour un grave problème aux yeux, « je ne lui ai pas demandé de ne pas devenir aveugle, mais d’avoir le même désir que lui ».
Écouter Arnold incite la timide Priscilla à parler. Informaticienne kenyane de 35 ans, elle se met à raconter au dîner : « Pour moi, le moment s’est produit il y a quelques mois. Et je veux ne jamais l’oublier ». Elle est chez elle, un dimanche après-midi, et elle est très triste. Ne sachant pas quoi faire, elle prend en main la revue qu’elle achète dans la paroisse, Traces, et elle l’ouvre. Il y a la lettre d’une jeune italienne qui fait ses études en Allemagne et qui dit combien ses amis lui manquent. En un instant elle pense : « Mais comment fait-on pour avoir des amis qui nous manquent autant ? Est-ce que je peux en avoir moi aussi ? ». Elle écrit un mail à l’adresse qu’elle voit sur la revue et aujourd’hui elle est ici. « Moi, je ne suis pas parfaite, mais j’ai rencontré des amis qui m’aiment comme je suis ». Ce qui est en train de lui arriver, elle l’appelle sa « révélation », qui petit à petit a aussi touché le cœur de sa sœur, qui n’est même pas baptisée.
« Tu as une valeur ». Combien de fois a-t-on entendu cette phrase que Rose a dite aux femmes malades du Sida au Meeting Point International de Kampala. Phrase qu’elles ont vécue et transmise à d’autres. Ces jours-ci, c’est plus évident que la vie a de la valeur parce qu’elle en a à chaque instant : « Rien n’est laissé de côté », dit Carrón, « si tout est regardé comme un don que le Mystère nous offre », lui qui, tout doucement, construit son histoire dans la grande histoire.
Deux jours plus tôt, à la rencontre avec les étudiants universitaires du Kenya, Daisy avait raconté son activité caritative dans un orphelinat : « C’est là que j’apprends à connaître le lien que le Christ a avec moi. Et je découvre que je suis heureuse. Qui est la source de mon bonheur ? Cette question augmente ». « Le Christ, petit à petit, se faire connaître de plus en plus. Mais il y a un point de départ », avait souligné Carrón : « l’expérience du bonheur. Le Christ entre dans notre vie non pas parce qu’on en parle, mais parce qu’on expérimente le bonheur. Je vous souhaite d’être tous heureux comme ça ! ».
L’assemblée de ne se termine pas, même quand elle est finie. Au retour, la camionnette du père Eloi a été arrêtée à la frontière à cause d’un problème de visas. Il voyageait avec des jeunes du Congo et de l’Ouganda et certains d’entre eux n’avaient plus d’argent pour continuer. Mais ils ont tout de suite fait une collecte entre eux. Qui pourrait les arrêter désormais ?