L'ancien port de Gênes

Le point d’appui d’Anduela

Une année spéciale… et, tout à coup, la tragédie. Mais elle a découvert qu’elle pouvait la vivre « avec une joie contagieuse ». Ses parents musulmans, aussi.
Paola Bergamini

Au mois de juin, quand Anduela Keqi, 18 ans, lit ses résultats sur les tabelles, elle exulte : pas une seule note insuffisante ! Pour elle, c’est le couronnement d’une année vraiment spéciale, et pas seulement du point de vue scolaire. Venant d’Albanie deux ans auparavant, à son arrivée à Gênes elle avait rencontré, en première année de collège, les jeunes de GS, et les liens d’amitié avec eux étaient devenus de plus en plus forts. C’était une aventure dont elle ne pouvait se passer. Certes, chez elle, ses parents protestaient de temps en temps : ‘Tu sors toujours !’ Mais cela en valait la peine. Maintenant, tous les projets pour l’été vont pouvoir se réaliser : la semaine de vacances, le Meeting auquel elle n’a jamais pu participer, l’Equipe en septembre… Mais, quelques jours plus tard, elle reçoit un appel sur son portable : « Viens vite aux urgences, papa va mal’. Elle se précipite à l’hôpital et apprend la nouvelle : malgré la marée haute, son père avait accompagné à la plage son neveu arrivé pour les vacances. Une vague avait jeté le garçon à terre et entraîné l’homme au large. Quand on l’avait secouru, il était presque mort. En réanimation maintenant, il est entre la vie et la mort. Anduela n’arrive pas à y croire : son papa avait tellement peur de l’eau profonde…

Dans la salle d’attente, au milieu de la parenté bouleversée, Anduela est désorientée. La seule chose qu’elle réussit à faire, c’est d’envoyer des SMS à ses amis les plus chers : Priez pour mon papa. « Ma famille, raconte-t-elle, est de tradition musulmane, mais nous ne sommes pas pratiquants. Je n’ai commencé à prier que depuis que je fréquente les jeunes de GS. Ce jour-là, c’était la seule chose que je pouvais faire. Je priais pour lui et aussi pour nous, pour que le Seigneur nous vienne en aide ». Tout à coup, au bout du couloir, elle voit arriver sa meilleure amie accompagnée par Marina, l’enseignante responsable de GS, avec son mari. Ils lui disent : « Nous restons avec toi ! » Peu à peu, dans le hall et les escaliers de l’hôpital, affluent les amis : des universitaires, des adultes, des jeunes de GS. « A partir de là, je n’ai plus été seule. » Au point que les infirmières et les médecins, pris de curiosité, posent des questions sur cette « étrange » famille albanaise. Les choses continuent ainsi pendant deux jours, jusqu’à ce que le papa meure d’un arrêt cardiaque.

La douleur est immense mais, grâce aux amis présents à ses côtés, Anduela comprend qu’il y a quelque chose de plus grand, qui domine et qui fait vivre. Au cours de l’après-midi, elle appelle Marina : « J’aimerais réciter le rosaire pour lui, avec vous tous. Vous êtes mon point d’appui, ma seule certitude ». Le lendemain, devant l’église des Emiliani, la place est noire de monde. Anduela arrive avec trois de ses cousins. Sa maman et son petit frère ont dû rester à la maison. Tous les amis sont là, dont Marina, don Beppe, les jeunes de GS revenus exprès de leur lieu de vacances, les étudiants du Clu, leurs familles. « J’ai senti que j’étais aimée et attendue. » Parmi ses proches, se trouve le cousin du jour tragique. Il s’approche du mari de Marina pour lui dire : « Jamais je n’ai rencontré des personnes qui s’aiment aussi fort. Et jusqu’à aujourd’hui, je n’étais jamais entré dans une église. Une chose aussi belle, je ne l’ai jamais vue. J’ai tout filmé et je veux faire connaître cette beauté en Albanie ».

Quelques jours plus tard, Anduela, sa maman et son petit frère arrivent à Lezha, à une heure de route de Tirana, pour les funérailles. C’est le début d’une période difficile pour la jeune fille. Autour d’elle, elle ne voit que larmes et souffrance sur le visage des personnes qui emplissent la maison. « Il y avait une telle tristesse, raconte-t-elle, et je me disais : ‘Papa n’était pas comme ça. Il ne peut pas avoir laissé seulement du désespoir. Cela ne me suffit pas’ ». Elle ne cesse de prier, d’implorer. Les amis d’Italie ne la laissent pas seule. Ils l’appellent, lui envoient des SMS. « Ce n’étaient pas des mots vides, mais quelque chose qui comblait ma vie en me donnant une certitude. Je repensais aux quatre années écoulées, à tout ce qui m’était arrivé de beau. Si cette beauté avait un sens, alors, ce qui s’était passé était bon pour moi. Le chagrin demeurait, mais ce n’était pas du désespoir. » Anduela passe la plupart de ses journées à cuisiner pour les parents et les amis qui, comme le veut la tradition, viennent rendre visite.

Un jour, un ami de la famille lui dit : « Nous ne pensions pas que tu pourrais réagir à la situation de cette manière. Tu es joyeuse ! ». Cette joie, elle-même a de la peine à la comprendre, mais c’est une joie contagieuse. Un soir, la maman d’Anduela les appelle, elle et son frère, sur le balcon : « Venez voir ! » A l’horizon, un coucher de soleil magnifique embrase le ciel. A Gênes, la famille se moquait volontiers d’Anduela quand elle s’écriait : « Regardez ! Quel ciel ! Et ces étoiles ! ». Mais maintenant… « Ce soir-là, ma maman était contente. Elle s’était rendu compte de cette beauté. » Quand Anduela lui lit les messages reçus d’Italie, sa mère commente : « Ces gens t’aiment beaucoup ! », et la jeune fille pense : « Toi aussi, ils t’aiment bien ».

Au fur et à mesure que passent les jours, un mot commence à circuler timidement dans les conversations avec les amis et les proches, Dieu. « Maintenant, papa est à Lui. Si Dieu l’a voulu, tout cela a un sens. » Un soir, Anduela appelle Marina : « Notre famille n’est pas pratiquante, personne ne va à la mosquée. Mais, tout à coup, j’ai senti le besoin d’affirmer quelque chose qui va au-delà de la mort ».
Un mois et demi plus tard, la famille rentre en Italie. La vie reprend, les amis leur tiennent compagnie, discrètement. Pour Anduela, rien n’est comme avant. « C’est bien mieux… »