Plus loin

Une sympathie tellement puissante qu’elle bouleverse la vie de Maja et transforme le regard de Nasgul sur son père qui l’a abandonnée. Six jours entre les gratte-ciel et la steppe, avec les visages de la communauté du Kazakhstan.
Davide Perillo

« Excusez-moi, mais qui est Pierre ? Pourquoi parlez-vous toujours de son ? 'oui' ? » Après tout ce que j’ai vu durant ces quelques jours, tout est là, dans la question posée par Amina à ses amis. Amina est mère de trois enfants. Elle a le port d’une princesse et deux yeux de braise. Ses amis, elle les a rencontrés 6 mois plus tôt, et dès qu’elle le peut, elle va les voir à Almaty.

Nous l’avons fait ! Six jours de visages et de rencontres, que ce soit dans les immeubles de style soviétique de Karaganda – où, au sommet d’une rampe d’escalier en piteux état, se trouve encore le Djevjatyj Etazh, le neuvième étage, premier appartement des prêtres arrivés ici et actuel siège de CL – ou par 27 degrés en dessous de zéro à Astana, la capitale toute de gratte-ciel futuristes en verre, ou encore en passant par les montagnes d’Almaty, 1200 kilomètres plus au sud, près du Kirghizistan et de la Chine.

L’ami Dostoïevski
Le voyage commence dans une classe d’école du complexe 38 à Karaganda. C’est ici qu’enseigne Ljuba Khon, 59 ans, professeur de littérature russe et responsable de CL. Aujourd’hui, elle parle de Dostoïevski. On travaille sur Le paysan Marej. Alors qu’il qu’il est en prison, l’écrivain raconte sa rencontre avec un fermier qui l’avait consolé quand, enfant, il s’était perdu dans la forêt, 20 ans auparavant : « Aujourd’hui, je suis entouré d’ivrognes et de personnes corrompues (…), pourtant en chacun d’eux pourrait se cacher ce paysan qui m’a montré tant de charité… ». Suit un flux continu de questions qui suscitent d’autres questions : « Selon vous, qui est Marej pour Dostoïevski ? Comment se sentait-il lorsqu’il écrivait ? Est-ce que cela vous est déjà arrivé ? » Une comparaison avec la vie qui fait dire à Polina, une jeune fille de 15 ans au regard déjà adulte : « Il parle du mystère qui est en nous et j’ai hâte de connaître les réponses à ces questions éternelles ». Julia, cheveux rasés d’un côté et barrette rose fuchsia de l’autre, continue : « L’homme qui ne se pose pas de questions n’avance pas ». « Ils ont compris que l’homme a quelque chose en lui et ils veulent savoir ce que c’est » dit Ljuba : « Peut-être parce que c’est ce qu’ils ont en eux ».

C’est Ljuba : elle propose Dostoïevski comme ami à ses élèves. Mais elle se donne surtout elle-même. « Pour moi, enseigner, c’est donner tout ce que j’ai reçu au cours de ma vie. Ce regard sur moi. C’est ainsi que nous nous faisons compagnie, en chemin ». Et c’est la même chose qu’elle vit avec les amis du mouvement, depuis cette rencontre avec Le sens religieux qui a changé sa vie ; la même chose qu’Aljona, qui me raconte comment elle est retournée chez ces amis qu’elle avait connu des années auparavant : « J’avais besoin d’apprendre à aimer ma fille Polina qui est handicapée ». Elle m’en parle avec une infinie tendresse. Ou encore Katia, qui passe une heure de son samedi matin à teindre en roux les cheveux d’Irina, une sans-abri hôte des Sœurs Missionnaires de la Charité chez lesquelles les membres de CL font la caritative, et qui te dit : « Pour moi, ces lieux de douleur sont devenus des lieux d’amour : chaque fois que je viens ici, je voudrais apprendre à voir le visage du Christ dans ce que je fais ».

Maria et le souffle du Buran
« Mes amis, nous pouvons discuter du bonheur pendant des heures, mais quand avez-vous été réellement heureux ? » La question d’Enrico arrive au milieu du repas. Avec lui, autour de la table, il y a Ljuba, don Pier, deux amies et six lycéens de quinze ou seize ans. Maria raconte comment elle a pris conscience que le bonheur existe : « J’étais à un arrêt de bus et il y avait le Buran, la tempête. J’étais seule, entourée de silence, de vent et de neige. Je pouvais décider de rester là ou de m’en aller et de rentrer à la maison. Je pensais à l’avenir, à ce que je pourrais faire dans la vie… J’avais le cœur grand ouvert et le monde, là, tout pour moi ». Le cœur grand comme l’univers, cet univers qui m’est offert, maintenant.

À côté d’elle, Nikolaj, un garçon très maigre avec de grands yeux, poursuit : « Je suis heureux quand je me réveille le matin et que je vois que tout est là : mes bras, mes mains, mes jambes… ». Nikolaj est malade depuis trois ans. Il a appris à faire des tableaux au point de croix pour aider sa mère à rapporter un peu d’argent à la maison, pour payer ses soins. Mais sa plus grande difficulté a été de se retrouver seul : « Mes camarades n’arrivaient plus à rester avec moi ». Tous sauf une. Camilla. Elle est assise à côté de lui. Depuis presque trois ans, elle va chez lui pour l’aider à étudier : « On ne peut pas être heureux tout seul ». Et on comprend mieux la réponse de David quand on lui demande pourquoi il y a une telle amitié entre eux et avec Ljuba : « Parce que nous ne sommes pas indifférents ».

À dîner chez Ramzia
Vue d’en haut, depuis la sphère dorée au sommet de la tour du Bayterek, Astana offre un étrange spectacle : boulevards et gratte-ciel signés Norman Foster, immeubles de luxe et vieux quartiers de petites maisons à un étage, et brusquement… la steppe. Une impression puissante, physique, que l’homme est tout à la fois très grand et rien du tout face à l’infini, qu’il y a toujours quelque chose « plus loin ».

Comme dans les poèmes italiens que Ramzia a appris il y a quinze ans, quand elle a rencontré don Edo Canetta, et qu’elle a étudié l’italien. Maintenant, elle le parle et l’enseigne à l’université. Elle m’explique le projet de fondation d’un centre culturel dédié à l’Italie pendant que son mari Dima, avocat, fait des blagues en jouant avec Miriam, leur troisième fille.

Leur maison est le centre du mouvement ici. Il n’y a pas d’œuvre, ni de structure et encore moins de prêtres de CL. Seulement une puissante amitié. Tellement puissante qu’ils rencontrent toujours de nouvelles personnes ou qu’ils attirent de nouveau ceux qui avaient rencontré le mouvement des années auparavant et s’en étaient éloignés pour différentes raisons. Comme Leila, qui travaille dans un think tank où elle étudie la Chine et le Moyen-Orient, et qui est de nouveau là, pour dîner avec 27 autres personnes afin de parler simplement de la vie, du travail, de la découverte de soi et du monde. À la fin de la soirée, elle embrasse Enrico avec cette phrase : « Chaque matin je dois choisir entre vivre et ne pas vivre. C’est pour cela que je suis ici ».

Maulen aussi a rencontré « les Italiens » il y a onze ans ; il est musulman, comme Adilbeck, Jas et tant d’autres. « Les différences de religion ou de culture n’ont pas d’importance. Je m’intéresse à la personne. Ils sont mes amis et je suis riche dans mon âme parce qu’ils sont là. Ici, je me sens chez moi ». Il y a aussi Saltanat, manager du Théâtre de l’Opéra, qui, à la fin de la soirée, salue et resalue, et qui plus tard est toujours là, parce que « je n’arrive plus à partir d’ici » confesse-t-elle à Ramzia. Et quand Madina, musulmane elle aussi, rentre chez elle et que son mari lui demande : « Qu’est-ce que c’était que ce dîner ? Tu es rayonnante… », elle répond : « Ce soir, on a parlé de moi ».

Le pardon de Nasgul
Elle était déjà en train de faire ses valises. Il n’y avait pas de travail à Almaty, même pas après tous les sacrifices consentis pour étudier. « J’étais prête à rentrer chez moi quand une femme qui habitait dans la même pension que moi m’a dit de tenter ma chance au Centre, que peut-être ils m’aideraient ». Le Centre s’appelle Alpha & Oméga ; il est né il y a treize ans pour aider les adolescents difficiles et leurs familles. Nasgul apporte son curriculum et la directrice, Silvia Galbiati, l’engage immédiatement. Elle se retrouve au cœur d’une réalité qui aide les réfugiés afghans, organise des laboratoires de boulangerie et des ateliers de couture, fait étudier les jeunes, forme des travailleurs sociaux… « Au début, je ne comprenais rien. Je voyais Silvia, ma responsable, qui, au déjeuner, se levait pour me servir à table. Ou bien elle me demandait mon avis au travail au lieu de me dire ? 'fais ceci ou cela'. Pour moi, c’était extraordinaire, du jamais vu. Mais je me sentais bien dans ce travail ». Comme dans l’amitié qui naît peu à peu avec les autres. Et quand un jour « don Eugenio m’a regardé fixement dans les yeux et m’a souri en disant : 'Je t’aime bien', j’en suis restée bouche bée. C’était comme si c’était mon père me le disait ».

Une phrase particulièrement difficile à prononcer pour elle. Son père était parti de la maison quinze ans plus tôt, après la naissance du quatrième enfant. Il vivait avec une autre femme alors que la maman de Nasgul était tombée malade. Imaginez la tête de Silvia quand, après quelques mois Nasgul est arrivée au travail et lui a dit : « Nous sommes ici toute la journée pour aider les uns et les autres. Du coup, je me suis posé des questions au sujet de mon père, et hier soir j’ai parlé avec mes frères : nous avons décidé de le ramener à la maison ». Pourquoi ? « J’ai vu comment vous me traitez. Et ça m’a fait comprendre que Dieu était en chaque personne. Je me suis dit que s’il était comme ça, c’était peut-être parce que personne ne l’avait jamais regardé autrement. Peu après sa naissance, ses parents l’ont confié à un autre couple : cela arrive souvent ici. Il n’a pas eu une famille à lui, il a grandi avec une blessure intérieure… Comment peux-tu aimer si tu n’es pas aimé ? J’ai choisi d’avoir ce regard, parce que j’ai compris que c’est la seule possibilité de reconstruire un rapport avec lui ».

Cela n’a pas été facile. « Au début, ma mère ne voulait même pas s’asseoir à table avec lui. Personnellement, j’étais fière de moi. Je me disais : "Tu es bonne, tu lui as pardonné". Mais ce n’était pas le cas. J’étais comme un volcan : le magma, la lave brûlait à l’intérieur et explosait de temps en temps. J’ai compris que le pardon, il fallait le décider tous les jours. J’ai demandé la patience à Dieu. Je me suis rendu compte qu’il ne la donnait pas tout d’un coup, mais qu’il offrait des situations pour pouvoir l’apprendre ». Maintenant, son père passe ses journées à soigner sa femme. « J’ai découvert dans mon père une personne très intéressante ; il lit beaucoup ». Il a voulu connaître les amis italiens. Et même s’il se pose beaucoup de questions à propos de cette fille pas encore mariée, il la regarde d’un autre œil parce qu’il sait qu’elle n’est pas seule.

Les portes d’Amina
Amina aussi a trouvé une compagnie à laquelle elle ne s’attendait pas. Elle avait une vie bien remplie : une famille riche, trois enfants, une passion pour la mode et un restaurant végane à faire tourner. « Je cherchais, je cherchais beaucoup ». La réponse est arrivée de la manière la plus inattendue sous les traits de Mimmo, un italien transplanté au Kazakhstan pour travailler dans le milieu de la mode. Quand Amina a souhaité le rencontrer pour des questions de travail, elle a été surprise par sa réponse : « D’accord, mais pas demain matin, parce que je vais chez les sœurs ». A sa demande, il lui explique qu’il va tous les mercredis faire à manger pour les sans-abris. D’un coup, Amina se rend compte qu' « il y a longtemps que je cherchais quelque chose comme ça, une profondeur. Je lui ai demandé si je pouvais venir moi aussi ». À six heures, le lendemain matin, ils se rendent en voiture à la maison des sœurs. Puis Amina fait la connaissance des amis de Mimmo : don Livio, Silvia, Lucia…

Peu après elle se retrouve là, à suivre l’école de communauté, à donner un coup de main au Centre, et à remercier pour cette rencontre qui, dit-elle : « m’a ouvert les portes auxquelles je frappais depuis longtemps. Je commence beaucoup de choses et puis je laisse tomber, je cherche autre chose. Il y a des années, je voulais par exemple étudier l’italien, mais je n’ai pas réussi : la famille, le travail, le désir d’aider les autres… Ici, tous les fils se réunissent. Être avec vous m’aide à vivre ».

Et son mari ? Il est Kazakh et musulman, comme elle. Que dit-il de tout cela ? « Il laisse faire. Il sait que ce que je vis n’est pas contre lui ou la famille, au contraire. Mais il arrive parfois qu’il me demande de ne pas tout faire ». C’est arrivé l’autre jour. Amina voulait aller à l’école de communauté, mais son mari lui a demandé de rester à la maison. Elle a prévenu ses amis par texto, et Silvio lui a répondu : « Bien sûr, reste à la maison, tu verras que tu peux y vivre la même plénitude ». Le soir même, Amina lui a écrit : « C’était vraiment comme ça : j’ai dit oui et je n’ai rien perdu ». Comme Pierre.