En chemin

La Fraternité de Communion et Libération est née il y a plus de trente ans. Après leurs études universitaires, certains adultes se sont réunis pour se soutenir mutuellement dans « une maturité de foi de plus en plus grande ».
Anna Leonardi, Alessandra Stoppa

Aujourd’hui, nous vous présentons l’expérience de ceux qui ont poursuivi cette route, et de ceux qui la commencent.


VENEZUELA
La force de demander de l’aide…

Pour Guillermo, l’expérience de la Fraternité est pour le moins brûlante : « Ce n’est pas facile de dépendre des amis pour pouvoir manger ». Il vit à San Antonio de los Altos, une petite ville proche de Caracas. Il a deux jeunes enfants, Samuel qui a six ans et Alicia un peu plus d’un an. Daniré, sa femme, est médecin, mais elle ne reçoit plus de salaire depuis qu’elle s’est trouvée enceinte de leur second enfant. Lui, il est enseignant dans une école catholique. Ce qui signifie qu’il travaille beaucoup, qu’il mange peu, et qu’il se bat pour entretenir sa famille avec 50 dollars par mois, et une inflation de 500%.
« Au début de l’année, je me préparais au fait que nous allions vivre les mois les plus durs de notre vie. En réalité, ce furent les plus beaux ». Au Venezuela, rien n’a changé : on a toujours la sensation d’être en situation de survie, la crise s’aggrave de jour en jour, de même que les tensions, le manque de nourriture et de médicaments. Mais ce qui s’est produit pour Guillermo, c’est qu’en l’entendant parler de sa situation, un ami lui a suggéré de demander une aide plus importante. « Moi, j’ai pensé : "plus importante ? Mais que dois-je demander de plus ?" En effet, la Fraternité me versait déjà une contribution mensuelle, raconte-t-il. Et, par la Bolsa solidaria, l’initiative Caritas de nos amis, je recevais des victuailles. Toutefois, j’avais vraiment besoin d’une aide plus importante ». Alors, il a osé demander ! « Des amis sont venus, ils m’ont accompagné pour acheter des provisions, ils m’ont aidé à les payer. Mais ce qu’il y a eu de plus beau, c’est que nous les avons mangées ensemble. Ce fut l’un des jours les plus heureux pour ma famille ».

Le choix
C’est à la fin du collège que Guillermo a connu le Mouvement. Il venait d’une famille catholique mais n’était pas pratiquant. « Quand j’ai rencontré CL, cela a eu un impact très fort sur moi. L’amitié nouée avec le père Leonardo, le curé de mon village, est devenue de plus en plus belle ». Depuis lors, il s’est engagé complètement dans cette expérience. « En même temps, j’avançais dans la vie : après l’université et les études, ce fut le travail pour subvenir à mes besoins ; puis la découverte de ma vocation d’enseignant ; et mon mariage… Mais, au cours de ces trois dernières années, l’affrontement avec la réalité est devenu très dur. La plupart des Vénézuéliens, ou bien comme moi sont réduits à la famine, ou ils sont partis ». Il ajoute : « Je ne sais pas tout ce que j’ai compris durant ces années avec le Mouvement. Mais, sur un point au moins, il y a quelque chose que j’ai appris : la force de demander de l’aide sans perdre ma dignité ».
Le soutien économique qu’il reçoit de la Fraternité lui a donné la possibilité de porter un jugement sur sa vie. « Avant tout, cette aide m’empêche de vivre le besoin comme un échec personnel. Au contraire, elle me révèle la grande dépendance que nous vivons tous. Mais cette dépendance, il faut en prendre conscience. Tous, nous dépendons. Depuis que je l’ai découvert, cela me donne la paix, cela me libère. Cela me rend plus heureux ». Guillermo a appris aussi que toutes les aides ne sont pas identiques : elles varient selon la forme sous laquelle elles sont données. Et il évoque Henry, le responsable de la Bolsa solidaria, qui fait un travail énorme pour se procurer des denrées alimentaires et pour réussir à les distribuer. « Un jour que ma femme était très inquiète, Henry lui a dit : "Nous sommes là pour vous accompagner dans le moment que vous êtes en train de vivre". Nous aider ou nous accompagner. La différence de mots est minime, mais l’expérience est complètement différente. Il existe une aide qui est une relation : il ne s’agit pas de donner de l’argent. Il s’agit d’accompagner. On expérimente ainsi quelque chose qui n’est pas humiliant, qui ne mortifie pas, mais qui libère. On pourrait toujours trouver quelqu’un qui aide en donnant de l’argent et c’est tout ; ou qui, avec de bonnes intentions, se substitue à la personne en difficulté pour l’aider, mais de façon envahissante ». Guillermo témoigne que cela n’a rien à voir avec le fait de recevoir l’aide de personnes qui perçoivent leur propre besoin. Cela, c’est le signe de quelque chose d’autre, « le signe du choix que Dieu a fait, comme me l’a rappelé un ami. Dieu a choisi de ressentir lui-même le besoin, pour nous accompagner de la façon la plus humaine et entière ». La situation de chaos dans laquelle est plongé le pays nous rend plus instinctifs. « C’est comme si la journée était une course pour vaincre la réalité. Moi, je suis reconnaissant, car ce que je suis en train de vivre me rendra plus mûr, plus homme. Du moins, c’est ce que je demande. Je demande de ne plus être comme avant, d’être meilleur. Je sais que ce que je suis en train de traverser est un point de départ pour une conscience plus grande ».

Le gâteau de Samuel
Voir cette conscience affleurer chez Samuel, son fils, c’est ce qui touche le plus Guillermo. Un jour, Samuel avait très envie d’un petit gâteau et il lui a dit que, malheureusement, on n’en avait pas. Le petit lui a répondu : « C’est pas grave, papa ! Tu verras qu’il y aura un gâteau dans le colis que nous donneront nos amis ». Guillermo avoue : « C’est douloureux et humiliant que ton fils sache que son père ne peut pas lui donner satisfaction et que nous dépendons de l’aide des autres. Mais maintenant, je remercie d’avoir cette possibilité d’éduquer nos enfants à travers ces circonstances. Ils grandiront avec une conscience plus claire de leur besoin et de leur nature. Cela signifie qu’on leur dit que la vie, c’est avec les amis ; que ce que donnent les parents n’est pas suffisant ; que papa n’est pas un héros comme il le voudrait ; et que la vie est remplie de dépendance ».
Il y a trois ans, la Fraternité n’était pas essentielle pour Guillermo comme elle l’est à présent. « Après tant d’années, je n’avais pas compris ce qu’elle était vraiment. J’étais inscrit au Mouvement, j’appartenais à un petit groupe, et c’était une aide pour juger les choses, bien sûr… Mais maintenant, je me rends compte à quel point elle est vitale ! » Il ne parle pas des colis d’alimentation, mais de la conscience de tous les jours. Le matin, il se réveille en pensant à ‘comment il va faire’. « Vivre se réduirait à un effort continuel ; mais il y a la présence des amis. Présence qui n’est pas physique : on ne se voit presque jamais, on n’appartient pas à un petit groupe. C’est informel. Mais on est toujours en relation. Y compris avec tous ceux que l’on ne connaît même pas, avec tous ceux qui accompagnent, qui sont là, même si on ne les voit pas. J’apprends l’unité de la Fraternité. Elle est la même ici, en Italie, au Mexique. Elle est une… »
Sa femme l’avait embarrassé en disant : « Comment pouvons-nous payer en retour de toute cette aide ? » La réponse a émergé peu à peu, grâce à l’École de Communauté avec Pourquoi l’Église : « Giussani dit que l’Église nous éduque à la position juste, face aux problèmes. Elle ne les résout pas à notre place. Cela m’a sauvé la vie, parce que j’ai commencé à me demander en quoi Dieu était en train de m’éduquer par tout ce besoin dans lequel nous sommes. C’est quelque chose de dur et de doux à la fois. Si je m’étais contenté de dire que le Mouvement me donnait une aide économique, cela m’aurait fait beaucoup de mal. Au contraire, derrière cela, il y a Dieu qui est intervenu pour faire croître ma relation avec le Christ, pour que je sois plus vrai. Quelle valeur immense prend alors chaque instant de difficulté ! ».
La question que se posait sa femme a changé de perspective : « Comment pouvons-nous payer le Christ en retour de toute cette aide ? » Et Guillermo répond : « Je ne sais pas. Mais, comme Zachée, je peux attendre qu’Il m’appelle, et que je dise oui à ce qu’Il me demandera ».


LONDRES
Le début d’une Fraternité (à bicyclette)


Ils sont arrivés à Londres par passion, tous les quatre : Saverio, pour les bicyclettes, Paola et Teresa, pour l’art contemporain. Et Tommaso, pour Teresa. Aujourd’hui, ils forment un petit groupe de Fraternité au cœur de la cité. Et c’est la dernière chose à laquelle ils auraient pensé lorsqu’ils se sont rencontrés en Angleterre.
C’est Teresa qui est arrivée la première, il y a cinq ans : « Après mon diplôme à l’Académie de Brera, j’ai été admise à l’University College London pour un master en Arts visuels ». Aujourd’hui, elle a 26 ans, et a ouvert un petit bureau où elle réalise des projets d’expositions, et des workshops pour des musées. Trois ans plus tard, Tommaso, qui avait un atelier de menuiserie à Caravage près de Bergame, la rejoint. « Nous voulions nous marier c’est comme ça qu’en 2015, j’ai décidé de cesser mes activités, pour aller exercer mon métier de menuisier outre-Manche ». Dès qu’il atterrit, il s’aperçoit que la vie là-bas fonctionne à 300 à l’heure. On l’embauche tout de suite dans une maison de meubles de luxe pour les grands bureaux de la City. Entre temps, il arrive à ouvrir une petite entreprise à son compte. Puis, après avoir trouvé un logement, il se marie avec Teresa. Peu de temps après, ils s’aperçoivent qu’elle est enceinte. « Pendant que tout cela nous arrivait, l’amitié avec Paola et Saverio s’était approfondie », raconte Tommaso.
Paola est l’amie de Teresa depuis l’époque de l’Académie de Milan. Il y a un an, elle a fait ses bagages et a déménagé à Londres où elle travaille aujourd’hui pour des galeries d’art. Quant à Saverio, ils l’ont connu par hasard. Avant de quitter l’Italie, il avait eu par un ami le numéro de portable de Teresa qu’il avait contactée pour trouver un logement. Saverio, qui a 28 ans, vient de Turin. Il a une maîtrise d’histoire de l’Università Statale de Milan, mais c’est un passionné de bicyclettes. « J’ai pensé que cela me plairait de travailler dans ce secteur et, après quelques années comme réparateur de vélos en Italie, j’ai décidé de tenter une “carrière” à Londres, raconte-t-il. Or, deux semaines après, j’ai été embauché par la plus grande chaîne de magasins de bicyclettes de la ville ».

Vélo en panne
Les quatre amis n’ont pas tellement d’occasions de se voir car la ville est grande et les rythmes sont intenses. Mais il y a deux choses qui les rapprochent : l’École de Communauté qu’ils suivent le mercredi soir, et le fait que tous les quatre, pour économiser du temps et de l’argent, ne se déplacent qu’à vélo. « Nous pourrions dire que les étapes principales de la vie de notre petit groupe de Fraternité se sont toutes déroulées sur la selle d’une bicyclette », plaisantent-ils.
La première étape se situe au début de 2016. Une panne de vélo amène Teresa dans la boutique de Saverio. « À cette occasion, raconte Saverio, je lui ai proposé que l’on se retrouve chaque semaine pour reprendre le texte de l’École de Communauté, parce que je deviens paresseux et qu’en fin de compte, je ne le fais jamais”. Et elle, très franchement, m’a répondu : “ D’accord, parce que c’est pareil pour nous”. Et puis on a invité Paola ».
La deuxième étape a lieu au cours d’une balade dans les parcs londoniens. Teresa vient de recevoir la lettre du siège de CL : sa demande d’inscription à la Fraternité a été acceptée. Ce n’était pas un geste formel, elle y avait pensé pendant plus d’un an. « Je désirais une vraie ‘compagnie’ dans ma vie, mais je ne me sentais pas prête pour une appartenance aussi radicale. Quand cette lettre est arrivée, ma question sur le sens de cette adhésion a resurgi ». Pendant cette balade à vélo, elle en parle à Saverio, qui est déjà inscrit. « Tout le monde me disait que c’était simple, rappelle Teresa. Il y avait les Exercices, les retraites et le Fonds commun. Mais comment cela transformerait-il ma façon de vivre ? » Il lui répond : « Notre amitié est ce qui a soutenu ma vie depuis que je suis ici. Nous partageons tout. Peut-être que nous sommes déjà une Fraternité ».
Puis vient la troisième étape. Un soir, alors qu’il pleut à verse, les quatre amis s’emmitouflent et, à vélo, rejoignent un pub dans le quartier résidentiel de Balham. C’est là que les attend Peppe, l’ami des Memores Domini qui dirige l’École de Communauté. Ils veulent lui demander de quelle nature est leur amitié. « Il nous répond en nous racontant son expérience, à savoir que la Fraternité ne se décide pas sur le papier, mais que, tout à coup, l’on se rend compte de quelque chose qui était en train de se produire », raconte Paola. Dès lors, il n’y a plus d’hésitation à avoir.
Mais ce ne sont pas seulement les paroles de Peppe qui les ont convaincus. Pendant les cinq mois de vie du petit groupe, la fraternité entre eux avait augmenté jusqu’à embrasser tous les aspects du quotidien. « Ici, tout va vite, même les rencontres entre les gens. Il s’en produit sans arrêt, mais ce ne sont souvent que des épisodes. Le soir, on rentre chez soi avec tel visage à l’esprit, on repense à tel échange rapide qui a eu lieu, raconte Teresa. Parfois, je me sens perturbée, parce qu’au début, cela ne va pas de soi ». Par exemple, avec Hafida, une jeune musulmane qu’elle rencontre dans le gymnase où Tommaso et elle vont faire de l’escalade. « C’est Hafida qui s’est approchée de nous pour se présenter. Elle nous a parlé d’elle, de ses études et de son travail dans une grande Société de conseil. Puis elle s’est laissée aller, en nous confiant combien il était difficile de se faire des amis, ce qui la rendait triste ». Spontanément, Teresa l’invite à dîner. « C’est là que j’ai pris conscience de l’importance de notre petit groupe. Parce que, deux minutes après l’avoir invitée, j’étais déjà en train de le regretter. J’étais tentée de laisser tomber… mais je me suis rappelée que nous avions programmé un barbecue avec Saverio et Paola, et nous lui avons donné rendez-vous pour l’occasion ».

La grillade avec Hafida
Le dîner est une surprise pour tout le monde : d’abord, pour Hafida qui se trouve impliquée dans la recherche de la viande halal qu’elle puisse manger, mais aussi pour les quatre jeunes qui découvrent, dans les yeux et les questions de leur invitée, que l’unité qu’ils vivent est quelque chose de profondément original. « Hafida nous posait des questions sur nous, sur la façon dont on s’était connus. Elle, si attachée à sa religion, voulait savoir beaucoup de choses sur la nôtre ». Et tout de suite, elle se rend compte à quel point, entre eux, ils sont libres. Ils n’ont pas peur de se dire les choses. Au contraire, ils les partagent ; ce qui arrive à l’un touche tous les autres. Leur amitié n’est qu’un petit point lumineux, mais cela éclaire tout. « Londres est une ville qui donne l’impression de vouloir te “manger”. C’est une jungle qui fait que l’on se sent seul, explique Tommaso. Je suis le premier à m’étonner qu’il existe un lieu comme celui-ci, où il soit possible de se rencontrer vraiment et de s’apercevoir que, dans la vie, on est aimé ».
Le matin qui suit la grillade, Teresa, en pédalant vers son bureau, est pleine de gratitude : « S’il n’y avait pas eu Hafida, on ne se serait pas rendu compte de ce que nous vivions ensemble. Notre petit groupe, c’est ce qui soutient mes élans, ce qui élargit mes horizons. La Fraternité, c’est mon cœur qui s’ouvre tout grand ».