Pourquoi ne pas commencer toi-même ?

Un « moment de vie » à Newtown, une maison qui ouvre ses portes en Hollande et la surprise de se découvrir « une famille » à Porto Rico. Trois histoires à travers le monde au moment où reprend le travail de l’école de communauté.
Paola Bergamini et Anna Leonardi

NEWTOWN, USA - « VENEZ ET VOYEZ »

« L’endroit le plus sûr du monde ». C’est ainsi qu’un parent avait défini Newtown, une ville riche du Connecticut, avec un centre minuscule et de grandes maisons de style Nouvelle Angleterre éparpillées dans une véritable forêt. Un endroit tranquille en somme. Jusqu'à ce 14 décembre 2012, quand un jeune déséquilibré a fait irruption à l’école primaire, tuant 26 personnes dont vingt enfants. Pendant cette dramatique période, la paroisse de sainte Rosa de Lima est devenue un lieu d’accueil et de rencontre pour les personnes touchées par ce massacre. Auparavant déjà, le père Peter Cameron, qui avait rencontré le mouvement quelques années plus tôt à New York, se rendait chaque dimanche dans cette petite ville pour célébrer la messe. Après cette tragédie, de nombreuses personnes se sont adressées à lui pour recommencer à vivre, pour recommencer à espérer.

Parmi les paroissiens, il y a Harry, un octogénaire frappé par la simplicité avec laquelle le prêtre parle de Jésus durant ses homélies. Ils deviennent amis. Et quand le père Cameron lui parle du mouvement et l’invite à l’école de communauté, Harry lui fait confiance et accepte. Pendant trois ans il fait 45 minutes de voiture pour se joindre à la communauté de New Haven. Mais avec l’âge, conduire de nuit devient problématique. Que faire ? « Pourquoi ne commencerais-tu pas l’école de communauté à Newtown ? » lui suggère le père Cameron. « J’aurais besoin d’aide », répond Harry... « D’accord ! »

L’aide s’appelle Olivetta Danese, une Memor Domini qui vit à New York. Nous sommes en octobre 2014. Pour Olivetta, ce n’est pas une période facile. Monseigneur Albacete, dont elle est la secrétaire et l’amie, est en train de mourir, tout comme Franck, un autre ami très cher qui vit aussi ses derniers jours. « Lorsque j’ai reçu cette proposition d’aller dans cette ville marquée par la mort, il m’a semblé que c’était une bouée que Jésus m’envoyait : l’école de communauté, un moment de vie pour moi et pour eux ».

Chaque semaine, Olivetta parcourt cent kilomètres d’autoroute au milieu de la forêt pour rester avec Harry et les trois couples amis de la paroisse qu’il a invités. « Bien qu’ils ne connaissent rien du mouvement, ils ont, tout comme Harry, fait confiance au père Cameron. Ce sont des personnes très simples qui croient en Jésus, si bien qu’après les premières rencontres je me demandais ce que j’allais faire là. Jusqu’à ce que je me rende compte que pour eux Jésus était pour ainsi dire « relégué » à l’église. Il ne touchait pas leur vie ». Mais l’école de communauté fait bouger les choses. Un soir, Dawn, mère d’un enfant autiste et institutrice à l’école où s’est, dit : « Les choses dont nous parlons, dont don Giussani parle, moi je les vois partout ». C’est un premier pas.

Parfois, le père Alphonse, un prêtre indien, se joint au petit groupe. Olivetta a toujours l’impression qu’il vient pour contrôler l’« orthodoxie » de ses paroles. Lors d’une rencontre, le prêtre la contredit ouvertement, et c’est un moment de grande gêne pour tout le monde. Olivetta sait combien ces nouveaux amis estiment les prêtres de la paroisse et elle ne veut pas créer un climat de malaise. Le temps vient à son secours : il est l’heure de partir et elle termine la rencontre en demandant de prier. Mais elle ne veut pas que la chose se termine ainsi sans laisser de trace. Pendant que les autres quittent la salle, elle s’approche du père Alphonse et lui dit : « Je te remercie parce que je vois que toi aussi tu cherches Jésus comme je le cherche. Je te demande de m’aider parce qu’ensemble nous pouvons arriver plus facilement à Lui ». Le prêtre ne dit rien, mais Olivetta comprend, en voyant son visage, que ces paroles l’ont touché.

Une année passe. Un soir ils lisent quelques pages de La beauté désarmée sur la famille. Pour tout le monde la solution du « problème » passe simplement par la mise en œuvre de programmes pastoraux ad hoc au sein de la paroisse. Chacun tient à dire ce qu’il faut faire. Ce que les prêtres doivent et ne doivent pas faire… « Un désastre. Je ne savais plus comment récupérer le contrôle de la situation » se souvient Olivetta. C’est le père Alphonse qui y pense en faisant taire tout le monde avec ces paroles : « Rien de ce que vous dites ne fonctionne, vos projets ne fonctionnent pas et ne peuvent pas fonctionner. La seule chose qui fonctionne s’appelle la rencontre ». Et pour l’expliquer, il raconte l’histoire de Zachée et celle de la Samaritaine. « Il avait une force et une sincérité qui m’ont déconcertée. Je n’aurais pas utilisé des paroles aussi appropriées. Pendant ces trois ans, il n’a pas seulement contrôlé mon “orthodoxie”… mais il a aussi vu quelque chose qui a touché son cœur ».

Fin octobre, ils ont organisé dans la paroisse la projection d’un film « à thème religieux », suivi d’un débat conduit par le père Cameron ; pour beaucoup de paroissiens le film n’était « pas assez catholique ». Les critiques sont arrivées avant même la projection. « Mais ils ne se sont pas défilés pour défendre le choix du film » dit Olivetta. Ils ont dit à tout le monde : « Venez et voyez ».


SAN JUAN, PORTO RICO - « LA SEULE CHOSE QUE NOUS AVONS »

Silvia s’affaisse sur sa chaise. Malgré l’obscurité, la chaleur tropicale est opprimante. Il s’agit d’une chose normale pour un mois de mai à Porto Rico, mais leur maison est un véritable four. « Miguel, tu te souviens de Daniel, le psychologue dont j’ai fait la connaissance au travail ? Il m’a invité vendredi prochain à une rencontre à la paroisse de San Juan de la Cruz. Je voudrais y aller, mais c’est de l’autre côté de la ville. Tu es d’accord pour m’accompagner ? » Son mari, debout devant la fenêtre ouverte, se retourne. « D’accord ». Pas un mot de plus. Silvia sait qu’il ne demandera pas d’explications. Il est fait comme ça. Le travail dans les champs de canne à sucre depuis sa jeunesse, puis en tant que maçon sur les chantiers, lui a conservé un physique sec mais l’a rendu silencieux. Même maintenant, alors qu’il est à la retraite et qu’ils sont souvent seuls tous les deux. « Ou bien c’est sa nature » pense Silvia en souriant.

Nous sommes en 2010, et la rencontre dont a parlé Silvia, c’est l’école de communauté que Daniel, Memor Domini, tient à San Juan avec un petit groupe de travailleurs. À partir de cette première soirée, Silvia et Miguel n’ont manqué aucun vendredi. Elle parle, intervient, toujours plus fascinée par cette compagnie et par le travail sur le texte qui lui fait découvrir une foi vivante ; Miguel reste toujours silencieux, la cigarette constamment allumée. « Silvia nous avait confié qu’il était quasiment analphabète. À la maison, c’est elle lui lisait le texte de l’école de communauté. Mais je voyais que du regard il suivait chaque mot. Il ne perdait rien » se souvient José Francisco. Une seule fois, après plus d’un an d’école de communauté, Miguel a répondu à sa femme en disant : « Nous devons être reconnaissants parce que c’est le Seigneur qui nous donne tout ».

En 2015, on découvre chez Miguel un cancer à un stade avancé. Rapidement, la maladie le cloue au lit. Un vendredi soir, alors qu’il pleut très fort, Silvia s’approche de Miguel et lui dit : « Je n’ai pas le courage d’y aller toute seule. Je reste à la maison avec toi ». Son mari lui prend alors la main et lui dit : « Tu dois y aller. Promets-moi que tu n’abandonneras jamais l’école de communauté. C’est la seule chose que nous ayons ! » Silvia a l’impression de le « voir » pour la première fois, d’être face à un homme nouveau.

« Quand elle nous l’a raconté – se souvient Pinuccio, un Italien qui participe à cette école de communauté depuis le début – j’ai perçu ce qu’était la pauvreté, la vraie. On te prend tout, et tout t’est redonné ». Pour Silvia, ces mots ont changé sa façon de vivre cette heure du vendredi soir, d’être avec ces amis qui passent chaque jour à la maison pour rester avec Miguel et se sont cotisés pour lui installer l’air conditionné. « Chacun de nous a été changé, pas uniquement Silvia – explique Pedro. Miguel est tellement humble, il a une foi tellement sûre, qu’il m’a fait voir l’œuvre de la grâce à travers l’école de communauté. »

Le mal progresse rapidement. Miguel le sait bien, et un après-midi il confie à José Francisco : « Je m’en vais serein ». Il reprend son souffle et continue : « Parce que je vous laisse Silvia, à toi, à Pinuccio, à Daniel, Aimée, Alisa, Alejandro, Karen, Aura, Wadi, Pedro… à vous tous qui êtes sa famille ». Il n’a oublié personne. Et quelques jours plus tard, le Seigneur l’a rappelé à Lui.

En juillet de cette année, pour fêter l’anniversaire de Silvia et de Daniel, Pinuccio a organisé un grand dîner avec tous les amis de la communauté. À l’heure de s’en aller, Silvia a regardé « sa famille » et a dit à Daniel : « Je ne savais pas qu’on pouvait être heureux même dans la douleur ».


KAMPEN, HOLLANDE - UN SAMEDI POUR TOUT VIVRE

Avant d’arriver à Kampen en Hollande, Gianni, 34 ans, a déjà déménagé un bon nombre de. Il est né et a grandi à Matera, puis il a vécu à Naples où il a fréquenté l’université et rencontré le mouvement, ainsi que Claudine, sa future femme. Ensemble, ils ont déménagé à Brescia où ils ont trouvé du travail, se sont mariés et ont eu deux enfants. Ils y sont restés pendant neuf ans jusqu’au licenciement de Gianni en 2013. Ils ont alors décidé d’émigrer aux Pays-Bas, patrie de Claudine. Dans ce périple vers le nord, fait de cartons et de détachement, ils ont toujours emmené l’école de communauté. « Partout où nous avons vécu, nous avons toujours cherché quelqu’un avec qui la faire » raconte Gianni, qui s’est reconverti en pizzaiolo et chef de cuisine. « L’école de communauté nous a permis de vivre sans suffoquer dans les difficultés : ne pas avoir de travail, être des étrangers, devoir tout recommencer à chaque fois ».

En vérité, même leur mariage plonge ses racines dans le travail de l’école de communauté : « Claudine est arrivée à Naples en 2002 avec un groupe d’étudiants hollandais. Elle qui n’était même pas baptisée est tombée amoureuse du mouvement… et de moi ». Le prêtre qui la suit pour la préparer à recevoir les Sacrements leur propose à tous les deux, en plus de la lecture du catéchisme, de travailler sur un livre de don Giussani : À l’origine de la prétention chrétienne. « La confrontation avec ces paroles nous a accompagnés au cœur de notre décision la plus importante. Nous n’avons jamais pensé pouvoir nous en passer ».

Aujourd’hui, leur maison de Kampen ouvre ses portes un samedi par mois pour accueillir un petit groupe d’école de communauté. Ils sont presque tous italiens et viennent d’autres villes du pays. Rendez-vous à 15 heures : ça commence par un café, suivi de quelques chants et de la reprise des notes de l’école de communauté que Carrón tient mensuellement en vidéo conférence depuis Milan. Puis il y a encore des chants, et pour finir, un dîner tous ensemble. « Nous avons commencé à cinq, tous prêts à faire des heures de voiture pour nous retrouver et partager ce que la vie nous donne à vivre ». Puis le groupe a grandi. « C’était tellement beau que chacun a commencé à inviter des amis. Au début de l’année dernière, nous étions plus de 30 ! »

Le groupe change de visage et de langue, on passe de l’italien au hollandais. « C’était contagieux : dans nos rencontres, il y avait quelque chose en mesure de vaincre la solitude qui, ici, envahit les différents milieux de vie. Souvent, en Hollande, on ne devient amis qu’après de longues passées ensemble. Il faut laisser aux personnes le temps de vaincre leurs résistances. Ici, durant la journée, on travaille sans arrêt, puis à 17 heures tout s’arrête. On dîne à 18 heures et il reste donc plusieurs heures pour faire ce qui nous plaît ».

La plénitude vécue lors de ces samedis après-midi devient une possibilité à rechercher durant les semaines qui passent entre deux rencontres. C’est ce qui est arrivé à Monica, jeune chercheuse de Gênes. « Quand je suis arrivée en Hollande, la froideur des gens me mettait mal à l’aise. J’ai eu beaucoup de peine à m’intégrer, et après quelques temps j’étais en pleine crise… mais en réalité c’était ma foi qui s’effritait ». Pour se rendre à Kampen, chez Gianni, Monica traverse les plaines hollandaises en train. « Chez eux, je me sentais à la maison : pas à cause des pâtes ou de la convivialité, mais parce que je voyais qu’il y avait un regard qui me reconduisait dans tout ce que je devais faire. À commencer par le rapport avec mes collègues ».

Au travail, tout change pour Monica, et naissent des dialogues inattendus : « Mes collègues ont commencé à me poser des questions sur ma foi. Ils ont perçu que quelque chose jaillissait de là. J’ai commencé à les inviter régulièrement à dîner ; j’ai même acheté un piano pour pouvoir chanter avec eux, parce que c’est une manière très immédiate de comprendre notre expérience ». Un soir, un collègue lui a dit en sortant du bureau : « Cela faisait des années que j’attendais quelqu’un avec qui je pouvais parler de la vie ».

Aujourd’hui, à la rentrée de l’école de communauté de Kampen, plusieurs personnes manquent à l’appel. « Nous sommes encore une dizaine. Beaucoup ont dû déménager dans d’autres villes ou d’autres pays. C’est difficile de s’établir ici, il y a toujours des changements » raconte Gianni. Il n’est pas serein ; pas à cause du nombre, mais à cause de la question qu’il se pose sur cet endroit. « Ces derniers temps, nous avons eu un peu de mal. En voyant que le nombre de personnes augmentait, nous avons commencé à nous préoccuper de la forme, à vouloir définir et gérer ce que nous sommes. Mais cela nous a bloqués. C’était devenu difficile d’intervenir et il y avait des silences un peu embarrassés ». Mais cela ne les décourage pas et marque une étape différente. « Je ne veux pas me perdre en analyses, je repars de mon désir et du fait que s’il est vrai que beaucoup s’en vont, il est plus vrai encore que beaucoup restent » raconte Gianni en pensant à ses collègues et à ceux de Monica. Et il y a aussi don Michiel, un prêtre de la Fraternité San Carlo qui vit à Tilburg et qui, quand il le peut, prend sa voiture le samedi et avale 160 kilomètres pour leur rendre visite et célébrer la messe pour eux. « C’est ainsi que je me rends compte que je suis désiré, que je peux être content même dans les moments d’égarement » explique Gianni. « Ce que je désire le plus c’est de nous rencontrer à nouveau rien que pour laisser un Autre parler à travers nos vies ».