Le siège de l'Onu à New York

Compagnons de voyage

Hommes athées, croyants, de religions et de cultures différentes : huit jours de rencontres avec Julián Carrón aux USA et au Canada sur la « beauté désarmée » de la foi, et où se joue « la différence décisive » en un exemple…
José Medina

Only for courageous people, « seulement pour personnes audacieuses ». Julián Carrón l’a répété plusieurs fois à ses compagnons d’aventure, pendant la tournée américaine de présentation du livre Disarming Beauty, la version anglaise de La beauté désarmée. Mi octobre, nous avons voyagé avec lui pendant huit jours en partant de l’Université de Notre Dame, près de Chicago, pour faire des étapes à Denver, Houston, New York, Montréal et finir à Washington, DC. Les après-midi et les soirées se passaient en rencontres publiques et personnelles, alors que nous voyagions en avion le matin : en chiffres cela donne cinq mille kilomètres et sept événements publics, avec 15 interlocuteurs et 1500 spectateurs dont beaucoup d’amis et collègues.

La première rencontre à l’Université Notre Dame a lieu avec une classe de théologie qui avait Disarming Beauty comme lecture dans le cours d’apologétique. Cette rencontre est l’exemple type de celles des jours suivants. La première question est posée par une jeune fille : « Vous parlez de la liberté d’une façon différente des autres… Pour vous, qu’est-ce que la liberté ? ». « Je n’ai pas un dictionnaire différent du tien », répond Carrón. « Ce que je sais c’est que pour le comprendre tu dois partir de ton expérience. Toi, en regardant ton expérience, quand t’es-tu sentie libre ? ». Et voici donc la première invitation pour « une aventure pour personnes audacieuses », et il en arrivera tant d’autres.

SURPRISES
Pendant cette tournée, le guide de CL a parlé avec des personnes de professions diverses – scientifiques, journalistes, professeurs universitaires, prêtres – et de fois différentes –baptistes, musulmans, catholiques, juifs. Et les thèmes aussi furent variés : la liberté, l’événement, le dialogue, l’autorité… Mais le point de départ des contributions de Carrón a toujours été le même : l’expérience. Et sa façon de parler et de dialoguer était en même temps désarmée et profondément désarmante.

À Notre Dame, la rencontre publique était avec Ross Douthat, columnist au New York Times, et Ernest Morrell, directeur du Center for Literacy Education. Le modérateur était Paolo Carozza, juriste et doyen de l’Ateneo. Douthat parle de la crise comme d’« un moment où les gens se rendent compte de ne pas être auto-suffisants », Morrell insiste sur l’importance de ne pas tomber dans la tentation « d’externaliser le problème comme cela arrive souvent, mais de se regarder soi-même ». Pour tous les deux, le livre va à la racine du problème.

Le jour suivant à Denver, le dialogue est avec Curtis Martin, responsable de l’organisation des jeunesses catholiques Focus, et Michael Huemer, doyen de philosophie, anarchiste et athée. L’avant meeting débute de façon maladroite. Les intervenants ne se connaissent pas, mais après les premières interventions, ils se détendent en parlant de leur vie et de leurs intérêts. Après une vingtaine de minutes la conversation bien avancée doit s’interrompre pour la rencontre publique dont le contenu en est complètement transformé.
La salle du Denver Press Club est bondée avec plus de soixante personnes debout. Beaucoup de jeunes attendent les intervenants en silence. Après une brève introduction, Michael Huemer, qui avait préparé une intervention d’une quinzaine de minutes sur le chapitre de l’éducation, la réduit à quatre minutes pour laisser du temps au dialogue. Curtis Martin commence son intervention surpris (« je n’aurais jamais pu imaginer qu’un prêtre espagnol puisse avoir quelque chose en commun, quelque chose à échanger avec un philosophe athée de l’Université de Denver… »), et continue en demandant de poursuivre la conservation commencée plus tôt. Et ainsi l’on parle de « connaissance de la réalité, d’autorité, de morale… ».

La conversation s’enflamme alors lorsque l’on parle de l’autorité dans la connaissance. Carrón part justement de l’expérience. Il parle du moment où l’on tombe amoureux : « Tu ne tombes pas amoureux en suivant un cours à l’université ou en suivant le best practice pour arriver au mariage. Ça ne suffit pas. Le fait de tomber amoureux est un événement. Ça arrive, ça te surprend, ça ne demande aucune préparation… ». Ou bien il parle d’une consultation chez le médecin : « Dans la maladie, je suis le juge ultime du fait que je sois guéri ou non. J’ai la capacité de le savoir. Si le médecin, même s’il est un prix Nobel, me dit que je suis guéri alors que je me sens encore mal, qui le sait le mieux, lui ou moi ? ». Et il affirme que la dignité du moi réside justement dans le fait « d’être capable de reconnaître ce qui est vrai et beau ». Curtis Martin lui demande d’expliquer ce qu’est l’événement chrétien ; il observe qu’il faut une certaine « insistance sur la moralité (c’est un thème qui reviendra souvent parmi les intervenants). Quand le dialogue se termine, beaucoup de jeunes s’approchent pour poser des questions, désireux de continuer la rencontre.



HORS PROGRAMME
Le troisième jour est comme les autres : un voyage matinal de plus de 1600 kilomètres, un repas rapide puis la rencontre. Cette fois c’est à l’Université St Thomas à Houston, Texas. Sur la scène avec l’auteur, il y a Mauro Ferrari (oncologue et responsable du Methodist Hospital and Research Institute), Marlon Hall (metteur en scène et anthropologue), Louis Markos (professeur de littérature) et M.J. Khan (président de la société islamique de Houston).
L’événement débute par un mot de bienvenue de la part du recteur. Puis intervient Ferrari. Il a vécu une histoire profonde : il a étudié le cancer suite à une douleur vécue en famille. À un certain moment, il se lève : « Je voudrais précipiter les choses. J’ai besoin de poser une question maintenant. Comment mettre ensemble la souffrance que je vois et vis tous les jours, et la joie de la foi ? La “Beauté désarmée” répond-elle aussi à cela ? ». Alors démarre un dialogue sur la raison scientifique, sur le fait qu’elle n’est pas capable de tout expliquer, et sur ce que cela signifie de l’accepter, jusqu’à s’ouvrir à d’autres explications au-delà de celles humainement « compréhensibles »…
Parmi les autres questions brûlantes et intimes, émerge aussi celle de M.J. Khan qui – presque timidement – demande pourquoi, tout en étant un homme de foi, il est triste quand les choses ne vont pas bien. « Dieu aime la liberté de l’homme » répond Carrón : « Il désire que ce soit l’homme qui décide d’aimer et de reconnaître son amour. Cela ne peut advenir automatiquement ».
La rencontre se conclut par un salut insolite de Marlon Hall, baptiste, à Carrón : « Amen, frère ! Amen ! Ce que j’aime dans ton livre, et ce que tu fais pour nous inviter à une vie semblable à celle du Christ, est une contre-tendance par rapport à la direction que prend le monde religieux. Dans l’Église nous avons tant de fois domestiqué les talents et les dons des gens, mais en réalité lorsque nous suivons vraiment le Mystère la vie est beaucoup plus… sauvage. Je veux seulement faire la fête. Tu es un barbare à la recherche de mon cœur ! ».
À la fin, un fonctionnaire de St Thomas fera ce commentaire : « Nous faisons souvent des rencontres pour favoriser le dialogue interreligieux. Mais d’habitude le musulman parle et dit : “Moi je vois les choses comme ça”. Puis le baptiste dit : “Moi, en revanche, je les vois comme ça…”, etc. Mais ce soir ce fut différent. J’ai vu cinq hommes qui parlaient entre eux en hommes ».

Le jour suivant, New York, à 2280 kilomètres, pour participer à une rencontre au siège des Nations Unies. Le thème était : l’impact positif du dialogue religieux pour affronter les problèmes sociaux de notre temps. Avec Carrón, il y a l’observateur permanent du Saint-Siège à l’ONU, l’archevêque Bernardito Auza, qui a organisé l’événement ; le professeur Amitai Etzioni, juif, sociologue à la George Washington University ; les ambassadeurs d’Indonésie et des Philippines ; et encore Carozza, de Notre Dame, comme modérateur.
Là encore le dialogue aborde les thèmes de l’événement et de la moralité. Mais c’est Etzioni qui donne le ton de la rencontre quand il dit que Disarming Beauty est intéressant car il « permet d’avoir un langage adapté pour affronter les problèmes de la société actuelle ».
Le soir, c’est un discours au Sheen Center pour l’inauguration de l’Albacete Forum, avec presque 300 spectateurs. Le lendemain nous nous envolons pour Montréal, Canada, pour un autre dialogue. Cette fois, avec Carrón il y a Anne Leahy, ex-ambassadrice canadienne, et Mark Phillips, avocat. Vient alors un autre exemple du défi : « Oui, ce que l’on dit sur l’amour est beau, mais… », et s’ensuit un autre dialogue vrai, profond.

QUATRE MOTS
Nous arrivons dimanche à Washington pour la rencontre finale : une conversation avec le nonce apostolique aux États-Unis, l’archevêque Christophe Pierre. Elle a lieu à la Georgetown University, avec pour modérateur John Carr, journaliste et directeur de la Catholic Social Thought Initiative. Dès la première question, le nonce invite tout le monde à acheter et à lire le livre tout en expliquant pourquoi : « Je l’ai d’abord lu en italien, puis en anglais. Il parle des choses importantes pour ma vie. Il aide à comprendre le changement d’époque que nous vivons et il aide aussi à comprendre et à aimer le pape François ».

Après huit jours de tournée américaine remplie de rencontres et d’événements, il reste quatre mots : événement, dialogue, autorité et liberté. Tous font référence au réveil du « moi » et à la nature du christianisme. Mais avec une différence qui a souvent émergé avec clarté en ce qui concerne le mot « événement » : ou bien c’est quelque chose qui réveille continuellement le moi et qui l’éduque à la capacité de connaître la réalité et de se rapporter à Dieu maintenant – comme Carrón le rappelle continuellement –, ou bien cela reste un moment préparatoire, un fait qui a introduit dans notre vie une décision de changer, mais qui reste isolé dans le présent. Différence subtile, mais décisive. Car dans la seconde assertion, la vie revient à être un problème lié à notre effort, de “moralité” et de règles, ce qui a été évoqué dans de nombreux échanges.

Dans les jours mêmes de la tournée, Rod Dreher, le défenseur de la très débattue « option saint Benoît » (qui dit en substance que la guerre culturelle étant perdue pour les catholiques, nous devrions nous retirer là où nous pourrons renforcer notre foi pour nous préparer à revenir dans le monde), objectait dans son blog que « pour proposer la foi », comme le voudrait le leader de CL (et avec lui le pape François), « il faut une formation solide et des pratiques spirituelles qui donnent une discipline à la vie de chaque jour : sans cela, l’ "option François” est seulement "émotivisme” ».
C’est peut-être pour cela que l’exemple du fait de tomber amoureux peut rester comme un point de référence de beaucoup de conversations, un accent qui a frappé et étonné le plus : « On ne tombe pas amoureux en étudiant ou en suivant des règles », a rappelé souvent Carrón : « Mais si on est amoureux, le fait de se comporter d’une certaine façon vient naturellement, en ayant certaines attentions, en prenant soin de la maison, des choses, de l’autre… Ce n’est pas un effort ». La morale naît de là, de l’attraction et du désir de rester dans l’événement : on ne peut pas le créer, ce n’est pas une question d’effort. Voilà un beau défi, surtout en Amérique. Mais c’est une aventure pour « des gens audacieux », non ?