« Je suis né de la boue »

Venezuela. Voici L’histoire de Sumito Estévez, star de la télé et aujourd’hui éducateur et promoteur social dans un pays au bord de l’effondrement. Il raconte ici la "résistance" de l’humain. Et sa rencontre avec le christianisme.

Sumito Estévez est un leader vénézuélien connu dans toute l’Amérique du Sud. Il a été baptisé le jour de son cinquantième anniversaire. Il dit que ce n’est ni la peur de vieillir, ni celle de la maladie ou de la mort qui l’a incité à s’approcher de la foi. « Je ne suis pas non plus un homme vicieux qui a changé de vie », précise-t-il, « Je me suis converti parce que je voyais depuis des années des chrétiens vivre vraiment en chrétiens ».

Au cours de sa carrière, il a ouvert et dirigé huit restaurants, présenté des programmes culinaires à la télévision et à la radio, publié des livres et écrit des rubriques dans des quotidiens et des revues. Avec son collègue Héctor Romero, il a fondé L’Institut culinaire de Caracas. Tout cela en dépit d’une grande timidité. Lui non plus ne se l’explique pas : « Chaque fois que je dois parler en public, la peur me prend. Mais dès que j’ouvre la bouche, je suis une mitraillette. »

ESTIME DE SOI
En 2009 il s’est installé sur l’île Margarita au large de la côte vénézuélienne de la mer des Caraïbes : un lieu idéal pour échapper au feu des projecteurs, mais aussi pour mener la vie dont sa femme Sylvia et lui rêvaient. « Nous sommes un couple solitaire, nous aimons être en compagnie l’un de l’autre, passer du temps ensemble ». Un an après leur arrivée, il commence à construire une école culinaire sur la montagne de l’île. Mais un mois à peine après l’inauguration, une inondation engloutit tous leurs investissements et leurs efforts. Ce matin-là, ils se sont assis tous les deux en silence, impuissants, sur les marches de l’école.

« Inopinément des voisins sont arrivés », raconte-t-il : « Des voisins que nous ne connaissions pas et qui ont commencé à déblayer la boue. Moi je n’y comprenais rien. Pourquoi étaient-ils en train de nous aider alors qu’ils n’étaient pas nos amis ? ». Quand Sumito a présenté cet été son témoignage au Meeting de Rimini, il a déclaré que d’un pays « au bord du gouffre » comme le Venezuela aujourd’hui, il offrait la simple histoire d’un homme « né de la boue ».

Il a fallu toute une année pour remettre l’école en état, « mais ce matin–là, moi, j’avais changé pour toujours ». Jamais il n’aurait pensé que des années plus tard il serait baptisé dans la foi catholique, et pourtant « tout a débuté au moment où ces inconnus sont venus m’aider. À partir de ce jour, je n’ai plus fait la sourde oreille à la rencontre avec l’autre ».

Son histoire s’est alors enrichie de noms, de visages et surtout de travail. Sumito n’est pas seulement ambassadeur de la cuisine vénézuélienne dans le monde entier, mais il est aussi promoteur social et éducateur. La cuisine et l’éducation sont ses instruments pour servir son pays divisé, épuisé. Ses paroles sont toujours pénétrées de souffrance à cause de ce qui est en train de se passer. Surtout quand il se demande quel sens peut avoir le fait de faire le cuisinier et de former d’autres cuisiniers dans un scénario d’après-guerre où les gens sont tenaillés par la faim. Pour lui, cuisiner, surtout aujourd’hui au Venezuela, est un acte subversif. « C’est la “résistance” la plus importante, celle de l’humain, de la culture. Les dictatures peuvent changer, les noms des villes, des montagnes, des lacs peuvent changer, comme les drapeaux, les monnaies, la bureaucratie. Mais jamais nous ne pourrons priver les gens de la Reina Pepiada… », la brioche typique du Venezuela.

Sylvia et lui ont eux-mêmes vécu le chômage, ce qui n’a pas été facile. Encore aujourd’hui ça ne l’est pas. Sumito cuisine avec les rares produits qu’il peut se procurer, sans rien gaspiller, et il forme de nouveaux cuisiniers, même parmi les jeunes au chômage et pauvres. Avec la fondation Fogones y Bandera il a ouvert deux écoles culinaires et donne des cours de promotion gastronomique aux familles, dans leur maison, et crée ainsi des formes de micro-occupation. Enseigner et valoriser le plus possible la passion et la tradition de chacun signifie pour lui lutter contre le facteur le plus puissant (et le moins mesuré) de la pauvreté : le manque d’estime de soi.

Enseigner et valoriser le plus possible la passion et la tradition de chacun signifie lutter contre le facteur le plus puissant de la pauvreté : le manque d’estime de soi

Un jour Sumito reçoit une lettre d’Oscar, un garçon originaire d’une région montagneuse à mille kilomètres de l’île. « Je reçois des tas de lettres, toutes des demandes d’aide. En revanche, ce garçon ne me demandait rien, il m’expliquait uniquement sa passion pour la cuisine et m’envoyait sa bénédiction ». Sylvia et lui l’ont cherché et invité chez eux. Ils lui ont offert une bourse d’études et un travail dans leur restaurant. « Actuellement Oscar est un pâtissier très connu dans la ville de Mexico », dit Sumito avec orgueil. Grâce à la fondation, cette rencontre avec Oscar a donné naissance à un système de bourses d’études.

À ceux qui lui demandent pourquoi il ne s’en va pas, Sumito répond : « Le jour où je n’aurai plus qu’une gousse d’ail, je remercierai Dieu et ferai en sorte que ce soit le meilleur ail jamais présenté sur un plat pour faire le bonheur de quelqu’un ». Je continuerai à étudier, à créer des réseaux, à travailler pour la promotion sociale, en cherchant à contribuer à la reconstruction de mon pays. Je le ferai avec mes doutes, mes peurs, en m’évadant et retournant sur mes pas. Mais depuis que je suis devenu chrétien, tout ça est devenu plus simple ».

LE VISAGE DE MECHE
Le fait décisif de sa conversion s’est produit en famille. Meche, la maman de Sylvia, était très malade et ils ont décidé de la prendre chez eux, où elle a vécu les derniers mois de sa vie. Elle souffrait beaucoup, son visage était toujours marqué par la douleur. « Un soir, j’étais à peine rentré, Sylvia m’a demandé d’appeler un prêtre. Je ne savais pas comment faire. Je suis rentré dans une église proche de chez nous, mais comme il se faisait tard, le prêtre n’était pas là. Alors j’ai appelé une amie qui a envoyé don Ireneo ». Sumito assista pour la première fois à l’Extrême Onction, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’un sacrement. « J’ai vu pleurer ce prêtre, il prenait la main de Meche et la remerciait de lui avoir permis de vivre ce moment. Et pour la première fois j’ai vu la paix sur le visage de ma belle-mère. Elle souriait. Au moment de sa mort, cinq heures plus tard, elle n’avait pas perdu ce sourire. Cela a été pour moi la rencontre avec la foi ».

Fils de deux communistes qui s’étaient connus à Moscou en 1959, Sumito a grandi dans « une très belle famille, mais qui ne parlait jamais de Dieu ». Il s’est licencié en physique, comme son père : « Déjà à cette époque, il y avait des signes, mais je ne les ai pas compris. Je me sentais mal à l’aise quand on parlait de théories anti-créationnistes », même si le divin n’a jamais fait l’objet d’aucun discours. Jusqu’à ce que la vie même prenne les devants : « Je n’étais jamais allé à la messe, mais à un certain moment je me suis rendu compte que les personnes qui me touchaient, me marquaient, m’enseignaient des choses étaient catholiques. Et qu’ils le faisaient par leur exemple, une façon de vivre la vie ».

« Je me suis rendu compte que les personnes qui me touchaient, me marquaient, m’enseignaient des choses étaient catholiques. Et qu’ils le faisaient par leur exemple, une façon de vivre la vie »

Un an après la mort de sa belle-mère, le 8 septembre, il assiste à la procession de la Vierge de la Vallée. Quand la statue passe à ses côtés, il tombe en larmes. Une réaction inhabituelle de sa part. La procession terminée, il se tourne vers sa femme et dit : « Je suis catholique ». Le lendemain il va trouver don Ireneo, le prêtre qui un an auparavant avait donné l’Extrême Onction à sa belle-mère : « Je lui ai dit que je voulais me convertir ». Suit une période d’étude et de catéchèse et le 22 octobre 2015 il est baptisé à l’église Cristo del Buen Viaje à Pampatar.

En travaillant comme entrepreneur social durant ces années, Sumito a rencontré le mouvement CL à travers l’ami Alejandro. « Quand ils m’ont demandé de présenter la biographie de don Giussani, j’ai dit oui sans aucune logique… Et j’y ai trouvé des paroles très importantes pour moi. J’ai commencé à apprendre à prier, car il y avait quelque chose de mécanique dans ma façon de suivre la messe » C’est la rencontre avec « une méthode » qui « m’a aidé à sortir d’un mode inconscient de vivre la liturgie ». Il le dit en pensant à un fait dramatique parmi tant de tragédies qui marquent la vie de son pays.

LA MERE ET L’ASSASSIN
Au cours d’une manifestation anti-chaviste, un soldat a tué à bout portant un étudiant universitaire. La mère de ce garçon, interviewée à la morgue, a demandé justice et a pardonné à l’assassin. « Le fait a déclenché une tempête. Cette femme a été mise en pièces dans les réseaux sociaux et dans les médias, car il faut être une mère dégénérée pour pardonner à l’assassin de son propre fils ». Sumito a été fort impressionné par le fait que même les catholiques réagissaient de la sorte. « Je ne comprenais pas et me demandais comment tout cela se conciliait avec le fait d’aller à l’église chaque dimanche… Puis j’ai pensé à mon propre cas. Je n’ai jamais été attiré par des "rites". Pour moi le chemin a commencé par la rencontre de personnes : leur exemple, un mode de vivre que j’ai vu. Je suis tombé amoureux, en somme. Je me suis intéressé à l’Église, à sa tradition comme si je demandais à la personne aimée de me raconter son histoire, de me dire comment elle était depuis son jeune âge… ».

Il s’était installé sur l’Ile Margarita « pour être seul et pour se libérer ». Mais, comme il l’a dit en 2016 à la présentation de la biographie de Giussani, « j’ai rencontré une communauté qui m’a accueilli. Ce qui nous unit c’est la communion pour la libération ».