L’empreinte de la foi

En Jordanie, près du lieu où Jésus a reçu le baptême, plusieurs communautés de CL du monde arabe se sont retrouvées. Souvent, elles sont contraintes à vivre la foi dans un milieu hostile. Où l’ennemi est de "penser comme tout le monde".
Alessandra Stoppa

« Ici, Jésus a fait la queue avec les pécheurs pour se faire baptiser. Afin de renouveler notre vie ». Une poignée de kilomètres au nord de la mer Morte : le point le plus bas de la terre. Dans un silence absolu, Monseigneur Alberto Ortega, nonce en Jordanie et Irak, distribue la communion à tous, une quarantaine de personnes, appartenant à plusieurs communautés du mouvement au Moyen-Orient. Elles se sont réunies là pour la messe sous un toit en bois dans ce lieu aride sur la rive orientale du Jourdain, un filet d’eau boueuse entre les roseaux. Ce lieu, à une heure de Amman, est cependant précieux. Non loin de là, Jean et André ont rencontré Jésus.

« Nous aussi, nous avons eu la grâce de rencontrer cet homme qui change toute la vie », dit Ortega : « Nous sommes ensemble ces jours-ci pour apprendre à mieux Le connaître ». Le temps est limité – du 2 au 4 février – mais la diaconie du Moyen-Orient vit intensément ces journées. Il y a des participants d’une dizaine de pays, de la Tunisie aux Émirats, d’Israël au Qatar : la plupart proviennent de sociétés où la liberté religieuse est niée, où les chrétiens sont contraints à vivre la foi au milieu de restrictions et de difficultés ; certains d’entre eux sont des européens expatriés pour le travail, d’autres sont arabes. Ils ont rencontré le charisme de don Giussani de manière singulière et unique et continuent à le suivre.

Il y a le père Bonaventure N’tontas, né au Congo-Brazzaville, qui vit aujourd’hui à Jérusalem. À l’âge de dix-huit ans, il est catapulté en Russie pour des études d’ingénieur, peu avant la démolition du Mur. Un beau jour, il prépare un examen et se trouve seul dans l’amphithéâtre de l’immense campus à Vladimir, quand un homme ouvre tout à coup la porte et lui crie : « Tu es catholique ? Ils ont ouvert une église ! Voici l’adresse ! ». Et l’homme s’en va. Lui cherche cette église le jour même : et là il rencontre un prêtre italien qui devient son ami. Alors, il a commencé à suivre le Christ dans le mouvement, un chemin qui l’a mené au sacerdoce. « Pourquoi moi ? Parmi 15000 étudiants, à cette heure précise, dans cet amphi ? ». Il en rit de joie plus de vingt ans après.

Le même "pourquoi moi ?" chez Aisha, palestinienne, qui a grandi dans un orphelinat et, très jeune encore, a été fascinée par une femme chrétienne, au point de la suivre dans la rue jusque dans la basilique du Saint Sépulcre où elle la voit prier et pleurer, et ainsi rencontrer Jésus, elle aussi, et commencer à Le suivre. Émue, elle exprime sa gratitude à l’assemblée : « Je ne suis pas digne d’être ici. Mais je suis de ceux et celles qui ont été choisis. Non pas par la personne qui m’a invitée, mais par Lui. Les derniers temps je me sentais loin de Dieu, dans l’oubli... Mais Lui m’a appelée parmi vous et me dit : "Tu es encore dans mes pensées, je t’aime toujours" ». Elle ajoute que l’aide la plus grande dans les moments difficiles est de penser à la grâce d’appartenir à Jésus.

Au cours de la matinée, près du Jourdain, le nonce avait invité tout le monde à exprimer une gratitude renouvelée pour le don du baptême, en faisant le signe de croix et en répétant les paroles de l’évangile de Mathieu : Tu es mon Fils bien-aimé, en Toi j’ai trouvé ma complaisance. « De la préférence dont nous sommes l’objet, naît notre utilité pour le monde », dit Davide Prosperi, vice-président de la Fraternité, à l’assemblée de l’après-midi, où il est venu rencontrer ces amis : « Notre difficulté commence lorsque nous nous mettons en tête que nous n’avons plus besoin de cette préférence. Si nous oublions cela, nous devenons comme tous les autres ».

Fiorenza, architecte à Oman, parle des signes de cette prédilection qui dilate son cœur, à partir du fait d’« être ici avec vous, parce que cela me rappelle qui je suis ». Elle raconte comment, en face d’un collègue en difficulté à qui elle ne faisait pas attention, elle s’est rappelé qu’elle était passée par la même situation, à son arrivée. « Mais il y avait des yeux qui me regardaient. Ceux d’une amie. Alors j’ai commencé à mon tour à regarder mon collègue et lui ai confié un projet ». La chose la moins évidente de toutes : au lieu de se plaindre, demander. « Que veux-Tu de moi ? Je priais Dieu de me donner une compagnie quotidienne là où je suis, et Il a mis à mes côtés un ami bien différent de l’image que j’avais en tête ; alors je me suis mise en route avec lui ».

SKYPE ET LE T-SHIRT
Ce qui caractérise ces pays et leurs petites communautés, c’est le turnover. À Dubai, Roberto voit comment les amis, les collègues, les camarades de classe de ses filles changent, et il s’aperçoit que son désir d’aimer vraiment tout le monde s’accroît : « C’est la conscience que l’autre m’est "donné". Mais une affection ne naît pas à bon marché ». « Reconnaître l’autre ne se fait jamais sans chaleur », répond Davide : « En même temps que le jugement, jaillit l’affection, qui n’est pas une réverbération sentimentale : c’est un lien qui porte en soi la conscience d’un devoir. Je m’aperçois que l’autre est important pour mon destin ». Cette affection est palpable ces jours-ci : même entre personnes qui ne se connaissaient pas jusqu’à présent, on se traite en frères : « Je suis reconnaissant pour la loyauté avec laquelle chacun de nous se met à la disposition des autres », dit Riccardo Ardito, qui vit en Italie et accompagne la communauté du Moyen-Orient durant toute l’année : « Ce partage n’est pas un must. C’est l’évidence d’une expérience qui nous entraîne, car ce que nous "faisons nous-mêmes" se corrompt dans nos mains ».

Dans l’assemblée on parle des rapports de travail, en famille, et du drame de vivre la douleur, la maladie d‘un enfant, les renoncements, le manque d’espoir. Cet espoir qui mise entièrement sur "le faire", puis arrive une chose devant laquelle tu es impuissant, et c’est le désespoir. « Par contre, la première réaction de Jésus est de s’émouvoir », dit Davide : « Pleurer, permettre au cœur de se déchirer, ce qui est la condition de l’homme. Par cette émotion, je sens Jésus si proche de moi, si totalement pour moi. Alors le point n’est sans doute pas "le faire", mais "le devenir" : s’identifier au cœur de Jésus ». La souffrance devient le « lieu mystérieux » où nous est donnée une humanité plus grande, que nous partageons avec ceux qui souffrent auprès de nous.

Au début de la rencontre, Riccardo avait dit que « dans les événements que nous sommes appelés à vivre, nous ne sommes pas seuls : le Seigneur agit en suscitant des personnes qui sont le signe de Sa présence. Nous sommes ensemble pour regarder la lumière ». Luca travaille en Arabie-Saoudite depuis trois ans. Ses fils ont grandi et sa femme est loin et seule : ensemble ils prennent le petit-déjeuner et le dîner via Skype. « Ainsi demander pourquoi le Christ me veut à Riad est une question toujours ouverte, tous les jours ». Dialogue avec ce qui m’arrive. Sa mère meurt à l’improviste : la proximité et la prière des amis l’entourent, mais il découvre surtout qu’il en a besoin. « C’est vrai », dit-il, « une Présence est la réponse la plus pertinente aux exigences de la vie ». Un collègue égyptien lui confie son désir de participer plus fréquemment à la vie du service, et, pour répondre à cette demande, il organise des réunions hebdomadaires, ce qui provoque des changements en chaîne au bureau. Un soir, il arrive à l’École de communauté, mécontent de n’y trouver que trois pelés, en colère à cause des difficultés du déplacement, pour entendre dire l’ami Mario : « Ce lieu est désertique. Mais vous êtes la mémoire de la rencontre avec Jésus. Je ne me suis jamais inscrit à la Fraternité, mais si c’est comme ça, alors je fais partie de la Fraternité ». Fait après fait, Luca raconte sa mission : « La mission vis-à-vis de moi-même, qui me découvre un peu plus converti ». En fin de soirée, il sortira quarante t-shirts, le fruit d’une récolte de fonds pour la construction de la cathédrale de Bahrein : « Je les ai achetés pour vous les offrir. Pour que vous vous souveniez de nous dans vos prières et pour que nous pensions à vous et à l’Église ».

Marco, lui, est à Dubai depuis deux ans. Il parle de la réalité comme d’une provocation continuelle et de sa résistance acharnée : « Si j’affronte les choses et les autres comme moi je voudrais qu’elles soient, il y a toujours un problème. Si je les accepte avec un regard ouvert, il se passe toujours quelque chose ». Alors, qu’est-ce qui nous aide à abandonner notre résistance ? Davide regarde simplement un fait en pensant à la matinée passée près du Jourdain : « C’est très impressionnant de voir comment tout a eu lieu en un moment du temps et de l’espace. Jean et André ont dû tout décider à l’instant même : ils n’avaient que peu d’éléments à leur disposition pour choisir s’ils allaient suivre cet homme, mais ils l’ont choisi parce que cela correspondait à leur attente, parce qu’ils étaient disponibles. Notre attente est une attente de ce que nous pensons nous-mêmes. Nous ne savons même pas ce dont nous avons vraiment besoin ».

L’INVITATION À HIBA
Ettore, qui vit à Jérusalem, a abandonné le travail qu’il a toujours aimé. Décision pénible après vingt ans en Terre Sainte. « Durant toute cette période, j’ai pourtant conservé la seule chose que je pouvais facilement perdre : mon moi. Un moi plein de gratitude, parce que la beauté que Tu es, Christ, est plus manifeste aujourd’hui ». On lui a demandé d’aller faire l’École de communauté à Bethléem, avec cinq femmes qu’il n’avait jamais rencontrées auparavant. Il y est allé à contrecœur et a été surpris : « En elles, je découvre ce que cela signifie de rencontrer le trésor de la vie. Elles désirent simplement le trouver toujours ». Une d’elles est ici, elle s’appelle Hiba. Élégante et émue, elle lit en arabe ce qu’elle a écrit. Elle est assistante sociale et mère de jumeaux de trois ans. « J’ai grandi dans une famille catholique très active en paroisse. Jusqu’à l’université, où je me suis engagée ailleurs et petit à petit j’ai perdu la foi ». Le diplôme, le mariage, les enfants, tout à coup elle s’est retrouvée épuisée et fatiguée de tout. « La joie me manquait ».

Une de ses collègues lui parlait toujours de certains amis italiens et un jour elle a accepté son invitation : « Je me suis immédiatement sentie attirée par ces gens et j’ai voulu les rencontrer une seconde fois, une troisième, une quatrième fois... Ils étaient sérieux, attentifs à notre vie. Ils ne se préoccupaient pas des choses extérieures comme nous. Cette compagnie m’a aidée à chercher Jésus, que j’avais perdu en cours de route. Tout a changé, y compris la relation avec mon mari, avec les enfants, avec les personnes d’autres religions que je rencontre au travail ».

DÉMÉNAGEMENT
Des amis racontent comment le chemin entrepris leur a permis de se détacher de leur hostilité à l’égard d’un monde qui parfois peut te rendre violent, réactif. Dans cette société, la vie n’est pas facile. « C’est vrai, nous sommes en guerre », dit Davide, en écoutant ces récits, et il ajoute : « Mais notre vraie bataille est celle contre le nihilisme : céder à la tentation de penser comme tout le monde, céder à la mentalité dominante. Sans que la vie toute entière soit déterminée par la rencontre avec le Christ. L’ennemi, ce ne sont pas les conditions adverses, ni l’incapacité à pouvoir exprimer ce en quoi on croit. Cela est mortifiant, mais rien n’empêche la liberté et la vérité d’une expérience : en offrant, de façon mystérieuse, la possibilité, à travers notre disponibilité, d’un accomplissement selon le désir de Dieu ».

DERNIÈRE JOURNÉE
Simon note les départs, les horaires, les passages. Il est de Amman. Avec sa femme Alessandra il a organisé ces journées, corps et âme. Il se donne pour ces amis comme pour les réfugiés irakiens en Jordanie : grâce à l’argent offert par la Fraternité de CL, il dirige deux projets : celui d’enseigner le traitement du cuir et l’exécution de mosaïques sur des murs de briques. « Je ne peux pas changer toute la situation », dit-il, « mais moi je change parce que le Christ vient me trouver à travers le besoin des gens ».

« Si je repense à tout ce qu’on s’est dit ici, c’est une chose inimaginable. Seul un romancier pourrait... En revanche, tout cela est réel ». La stupeur de Davide concerne les récits et les faits de ces trois journées, les choses dites et celles qui n’ont pas été dites mais dont témoigne silencieusement la vie de ces personnes qui porte en soi une lumière plus grande. Á l’écart, dans le groupe qui traduit tout en arabe, il y a Saïd, enseignant à Alexandrie en Égypte, qui a rencontré le mouvement il y a plus de vingt ans. « J’ai aussitôt compris qu’il fallait suivre longtemps pour comprendre peu. Aujourd’hui, j’ai “compris”, mais pas comme je le pensais. Ce sont les choses qui arrivent qui te font comprendre ». Il y a un mois, il a dû déménager avec sa famille. « Les gens de l’immeuble étaient très tristes. Je suis musulman et je n’avais pas grand-chose en commun avec eux, mais quand je suis parti, mon voisin, Ahmed, a fondu en larmes, il voulait que je change d’idée. Je me suis demandé : mais comment vivions-nous avec eux ? Quel rapport y avait-il entre nous ? Vivre la foi “marque” la vie de l’autre sans que tu t’en rendes compte. J’ai compris que le problème n’est pas de savoir combien nous sommes. Et qu’on ne juge pas les choses du dehors. Je suis en route parce que je rencontre le Christ à chaque pas ».

CHEZ SOI
Après avoir vécu avec les disciples, Jésus les a “envoyés” : « Pour ne pas perdre ce que vous avez reçu, allez, vous aussi. Ne vous contentez pas de rester entre vous, ce que vous avez vu, est pour le monde », conclut Davide, le matin : « C’est ce qui a rendu les disciples – et nous rend – toujours plus riches d’affection réciproque. Cela fait que nous nous sentons vraiment ensemble, plus que si nous étions ensemble. Car nous sommes appelés à contribuer à l’accomplissement de l’histoire que le Christ a inaugurée dans le monde ».

L’ultime messe ensemble, avec des chants arabes, espagnols et italiens, puis le moment du départ. Reviennent les paroles de Giussani sur Jean et André après leur première rencontre avec Jésus, lues au bord du Jourdain : « Puis ils se séparent : chacun des deux rentre chez lui. Ils se saluent d’une autre façon, ils se saluent sans se saluer, parce qu’ils sont remplis de la même chose, tous les deux ne sont plus qu’une seule chose, tellement ils sont remplis de la même chose ». Et de conclure : Amis, sans trop nous attarder aux détails, c’est ce qui nous arrive ».