Amérique latine : « Moi, Kant et le centuple »

Les trente-trois ans de « révolution » d’Alejandro. Giovanna et la découverte de la vraie « aventure ». Et dans la crise de son pays, Guillermo qui se retrouve à un carrefour : l’espérance est du côté des puissants ou de notre côté ?

Alejandro, Argentine
Dans ma famille, la fidélité au mouvement a toujours été dramatique : on suivait, on abandonnait, on revenait. Ce que j’ai vérifié, je l’ai vérifié cette année à la lumière de la journée de début d’année. Et c’est ce qui m’a fait adopter une attitude nouvelle face aux choses que d’habitude je faisais d’une certaine manière : j’ai pris au sérieux le fait que tout se joue dans la réalité. La phrase de Giussani qui me fascine le plus est « vivre intensément le réel », et la promesse du centuple. C’est ce qui m’a fait participer fidèlement au mouvement, qui m’a rendu toujours plus passionné et m’a fait suivre avec toujours plus de profondeur. Mais ce qui m’a amené à agir différemment a été le rapport avec ma femme, qui est le rapport le plus dramatique pour moi : il est irréductible et c’est fantastique.
Ce que j’ai appris, c’est que le mouvement fait mûrir en toi la qualité des rapports humains, cela ne dépend pas du temps que tu leur dédies, mais réveille une sensibilité que tu n’avais pas, une intuition, une capacité à voir ce qui est au-delà de l’apparence. C’est aussi valable pour le morceau de pierre que je suis, j’ai vérifié ce que dit la Bible « je changerai ton cœur de pierre en cœur de chair ». Mieux, dans mon expérience, la plus grande vérification de la foi c’est que le mouvement m’a donné un cœur de chair ; j’avais un cœur de pierre – cette mentalité kantienne, cartésienne, hégélienne – et je me rends compte que ce cœur est enraciné existentiellement en nous. Ce qui est fantastique c’est que le mouvement réveille en toi une sensibilité humaine qui te ramène toujours au point de départ mais avec la mémoire de ton expérience. Pas au point de départ en disant « je dois recommencer parce que tout ce qu’il y a eu jusqu’à maintenant est un désastre » ; non, le mouvement t’aide à constituer un patrimoine de l’histoire de ta vie, il te donne la force et un élan comme si tu recommençais à zéro en toute circonstance avec toute la richesse de ce qui t’est arrivé.
Pour avoir obéi à la réalité comme jamais auparavant, pour certaines décisions que j’ai prises cette année, j’ai découvert une unité de ma personne ; je n’ai pas été déchiré, j’ai trouvé paix, unité, certitude, et la liberté de me détacher de la forme.
Par exemple dans les relations avec une de mes filles, 21 ans, qui est fascinée par le marxisme. Au moment de décider pour les vacances, la plus jeune, étudiante en chimie, me dit : « Moi je vais aux vacances du CLU ». Je lui réponds : « Bien ». Puis arrive la seconde : « Moi je vais aux vacances du parti communiste ». Comment ? « Oui papa, ils ont organisé des vacances et ça m’intéresse… ». Moi j’ai prié, parce que ce choix m’a frappé et pour Noël je lui ai offert Le capital de Marx. Elle s’est mise à pleurer : « Papa, tu m’offres Le capital de Marx ? ». « Oui parce que c’est ainsi que le mouvement m’a éduqué : prendre au sérieux le parcours que tu fais et ce que tu es en train de trouver… ».

Fernandez Diaz, un journaliste qui jouit d’une grande audience en Argentine, a publié un texte qui attaque violemment le Pape. J’ai décidé de lui répondre. Je lui ai écrit qu’il était logique qu’il dise ce qu’il a dit parce qu’il vit et représente la mentalité du monde : mais le Pape, ce qu’il fait, il ne le fait pas pour répondre à la mentalité du monde mais pour la contemporanéité du Christ, de même que le Christ embrassait la prostituée ou passait du temps avec celui qui volait l’argent du peuple. S’il y avait un journaliste qui écrit sur le Christ présent dans l’actualité d’aujourd’hui, il dirait les mêmes choses que lui dit du Pape. L’évêque m’a téléphoné pour me dire : « Alejandro, je te félicite parce que tu ne l’as pas agressé : tu as embrassé ce qu’il voulait dire et tu lui as expliqué pourquoi pour toi… ». Mais je n’étais pas comme cela avant.
Puis, dans un contexte difficile, il y a l’audace qui m’a poussé à proposer ce que j’ai appris en 33 ans d’expérience du mouvement au séminaire de Doctrine sociale que je tiens pour les directeurs des écoles du Diocèse. Cette audace ingénue naît de l’unité avec ma femme. Je lui dis : « Que dis-tu si j’y vais ? ». Autrefois je me retenais et avec elle je négociais. J’enlevais cinq ou six conférences puis je lui disais « Regarde, il resterait ça… ». C’était un marchandage. Maintenant au contraire, c’est la joie de partager avec elle. L’unité que je vis avec elle me fait vivre cela avec une passion renversante.
C’est le feu que j’ai ressenti quand j’ai connu don Ricci et don Giussani qui a réveillé en moi un potentiel que je suis en train de récupérer aujourd’hui. Il m’arrive la même chose qu’au début.
Quand j’ai connu le mouvement j’étais un péroniste convaincu, totalement imprégné d’idéologie ; pour moi, le péronisme était l’incarnation de l'évangile dans l’histoire. Je prêchais, je combattais, je luttais pour cela. Ce que le mouvement a engendré en 33 ans a été une véritable metanoia, un changement de mentalité – car c’est quelque chose qui a touché l’affectivité et la raison en m’obligeant à changer radicalement de position.
Nous vivons notre rapport à la réalité en termes idéologiques et nous le mesurons – comme nous dit toujours Carrón et avant lui Giussani – pour le résultat que nous obtenons. Nous n’acceptons pas que notre conversion soit une metanoia comme en parle Le sens religieux : que ce qui nous libère est un rapport nouveau avec la réalité. Sans Giussani, je n’aurais jamais compris cela. Il ne s’agit pas d’un salut idéologique : c’est redonner à la personne une capacité totalement nouvelle d’établir un rapport avec la réalité.
Pour moi cela signifiait croire en ce que nous disons quand nous parlons de Jean et André : comment les mesures-tu par rapport au pouvoir de l’Empire de l’époque ? Leur rencontre avec Jésus était un fait absolument insignifiant : et pourtant il a été plus déterminant que toute la politique sur ce qui était en train de se passer. Parce que c’était une intelligence nouvelle de la réalité.



Giovanna, Brésil
J’ai compris que l’aventure d’Ulysse dont parle Giussani, c’est l’aventure de la raison. Ce n’est pas une intensité de sentiment, un bien-être permanent ou vivre des choses exceptionnelles. L’aventure c’est un renversement de la raison, c’est un monde nouveau à l’intérieur de ce monde, vraiment ; une manière d’entrer en relation avec les personnes ; une manière de travailler qui est pleine de mon « moi ».
Un exemple qui m’a remplie de silence et de questions. J’ai une amie qui vit avec une compagne. Elles ont pratiqué l’insémination et ont eu des jumeaux. Elles sont théoriquement de gauche. D'après leur discours, elles vivent plongées dans l’idéologie. Mais cette amie sait que je suis Memor Domini. Un jours, en rentrant du déjeuner, elle m’a prise par le bras et m’a demandé si elle pouvait me parler. Désespérée elle m’a demandé : « Giovanna, aide-moi à comprendre ce qu’est la maternité. Aide-moi à comprendre ce que signifie être mère. Dis-le-moi s’il te plaît. Penses-y et dis-le moi ». Elle m’a raconté le drame qu’elle vit avec sa compagne et les enfants puis elle m’a dit : « S’il te plaît pense à la vie que mènent tes amis et dis-le moi : comment vivent tes amis ? ». « Mes amis » auxquels elle se réfère c’est vous, les amis du mouvement…
J’ai été frappée par ses questions étant donné qu’elle connaît ma vocation. Ce jour-là, pendant le silence, je pensais que les hommes ont besoin de certitude, de quelqu’un qui soit certain de quelque chose. Avec douleur, en pensant à cette grande confusion, je me suis demandée : « Mais quel est notre devoir dans le monde ? À quoi sommes-nous appelés aujourd’hui ? ». C’était comme me passionner de nouveau pour le Christ, vouloir en savoir plus sur Lui.

Guillermo, Venezuela
Comme vous le savez tous, la situation du Venezuela est très dure, nous sommes dévastés. Mais ce que nombre d’entre nous sont en train de vivre est la redécouverte de ce que signifie la « soif », le besoin le plus profond de l’homme.
En janvier 2017 j’étais à bout de forces. J’enseigne dans une école (et je gagne donc très peu), j’ai deux enfants en bas âge, et j’ai dû admettre que j’étais sur la paille. J’avais lutté contre la crise de toutes mes forces mais, grâce à Dieu j’ai rendu les armes en janvier 2017. À partir du constat que « je n’y arrivais plus » s’est déclenchée une avalanche d’événements : l’aide des amis, le soutien de la communauté et le début du chemin pour comprendre ce qui se passait vraiment jusqu’à reconnaître que c’était le Christ qui faisait arriver tout cela.
Un soir j’étais à l’arrêt du bus et j’ai vu une fillette dénutrie qui allait et venait sur le trottoir ; elle avait l’air perdue. J’ai eu une peur terrible : « Qu’est-ce qui se passe si cette fillette me demande de l’aide ? Si elle ne sait pas où aller ? ». J’ai même pensé : le Seigneur m’aurait-il aidé pour que maintenant je puisse affronter cela ? Mais j’avais peur. Quand la fillette a retrouvé sa mère j’ai éprouvé un immense soulagement. J’ai raconté l’épisode à ma femme et elle m’a dit : « Si ce que tu me répètes continuellement pour Alicia (notre fille) était vrai, que Dieu ne nous abandonne pas et qu’il nous aide à bien l’éduquer… alors ce sera la même chose pour cette fillette ». Quelques jours plus tard, à l’Ecole de communauté, j’ai mieux compris ce qui se passait. Un ami l’a décrit avec ces mots : « Nous ne faisons pas confiance au Christ. Sans Lui, la réalité est terrible alors qu’avec Lui tout est possible ».
Je crois que le chemin que nous commençons à parcourir c’est de comprendre que ce qui s’est vérifié pour moi dans le moment le plus sombre n’est pas une exception, un « miracle » isolé mais la méthode avec laquelle Dieu agit dans la réalité, c’est la méthode par laquelle il change les choses comme il a changé ma vie.
Il est difficile de mettre notre espérance dans notre histoire parce que face au drame du pays et de la société nous espérons en l’histoire des autres, des politiciens et des puissants. Mais quand je souffre en voyant la faim de ceux qui font la queue pour des restes de nourriture devant les restaurants ou quand je me souviens de la douleur de ma pauvreté, je pense que le Christ éprouve une douleur encore plus grande… Et s’il permet tout cela c’est parce qu’un bien beaucoup plus grand se révèle dans ces circonstances, même si nous, mortels, ne le voyons pas clairement.
Le chemin que je désire pour moi et pour les miens c’est de pouvoir regarder notre histoire et mettre notre espérance dans le Christ qui s’est manifesté parmi nous.