Cesar Senra

Espagne. Les “vivants” et les “burlaos”

Cesar est un enseignant de Madrid transplanté en Catalogne, responsable de CL-Lycée pour son pays. Il raconte son travail sur les derniers exercices de la Fraternité, à partir de son histoire et de ce qui fascine aujourd’hui “ses” jeunes (Tracce, 06.2019)
Davide Perillo

« Nous misons tout sur la foi. Ce qui est décisif, c’est qu’elle devienne une expérience pour moi, que j’en vive. Et c’est la seule contribution que je peux donner au monde ». Et pour Cesar Senra, 42 ans, Memor Domini [laïc consacré de CL], madrilène transplanté en Catalogne, “le monde” est un « corps à corps » qui recommence chaque matin lorsqu’il entre dans l’école de Sant Hipòlit de Voltregà, à côté de Vic, où il est enseignant et proviseur de l’école “elementaria” : 235 élèves, entre 3 et 16 ans. Sans compter les autres qu’il croise tous les jours parce qu’il est responsable de CL-Lycée pour l’Espagne.

Quand on lui demande de parler des derniers Exercices, du travail qu’ils ont déclenché, il parle du contrecoup ressenti dès le premier rappel sur la « tendresse envers soi-même » : « Je ne peux pas faire abstraction de mon cœur, du besoin radical que je porte en moi. Pouvoir me regarder avec sympathie est un point décisif. Quand je réduis mon moi, la foi devient une chose parmi tant d’autres. Si j’y repense, tous mes choix décisifs sont nés du fait que le Christ a quelque chose à voir avec ce besoin ».

Il est comme ça depuis qu’il a 16 ans. « J’étais vraiment nul. J’ai redoublé trois fois et j’ai été renvoyé de l’école, avec une grande blessure au cœur : ma mère était morte et la relation avec mon père n’était pas bonne. Je passais ma vie au bar ». C’est là qu’un de ses professeurs venait le voir le matin. « Il se montrait avant d’entrer à l’école, il me disait bonjour, et moi je lui répondais en levant ma bouteille de bière… Mais, petit à petit, j’ai commencé à aller à ses cours. C’était la seule chose que je faisais ». Mais c’était décisif, parce que « je voyais un homme plus heureux que moi ». Quand, un jour, ce prof l’a invité à un week-end de Jeunesse étudiante en le mettant au défi (« moi, j’ai de vrais amis et une vie plus belle que la vôtre : si vous voulez… »), Cesar a fait le pas le plus simple : « Je me suis levé et je suis allé voir ». Ce fut « le point de non-retour ».

« Je voyais un homme plus heureux que moi. Je me suis levé et je suis allé voir ». Ce fut « le point de non-retour »

« En revenant de cette excursion, je suis allé me coucher avec une pensée : “Merci mon Dieu parce que tu existes. Permets-moi de ne jamais m’éloigner de cette histoire” ». Et si on lui demande comment il a fait pour le reconnaître, pour pouvoir dire “Dieu” après trois jours où il n’y avait rien d’autre que des chants, des jeux et des échanges, il répond sans hésiter : « La correspondance. Pleine, entière. C’était impossible. Je n’étais pas idiot, j’avais déjà essayé tellement de choses… Mais dans cette expérience, il y avait autre chose qui se produisait, c’était évident ». Une évidence, ajoute-t-il, qui ne l’a jamais quitté : « Je me suis dit : cette plénitude, si je ne veux pas la perdre, je dois la suivre. Le centuple ne dépend pas de moi, mais j’en ai besoin. Par conséquent, j’ai intérêt à rester attaché au lieu où cela peut se produire à nouveau ».

La découverte de l’origine. C’est une vérification à faire continuellement. Au fond, sa vie avec les jeunes, elle est toute là. « Le vendredi saint, nous étions à l’église », raconte-t-il : « Une quarantaine de personnes : trente-deux petites vieilles, nous trois, Memores, et cinq de CL-Lycée. Cela m’a fait penser : si nous n’avions pas été là, il y aurait eu soixante ans de différence. Deux générations, et entre les deux, le vide. Je me suis demandé : mais pourquoi les jeunes, sont-ils là ? ». Et il s’est donné la réponse : « Pas pour la tradition, mais pour une fascination qu’ils ont trouvée dans la rencontre avec nous. C’est quelque chose de complètement nouveau, et ils nous le disent : “Ce que vous vivez, on ne l’a jamais vu”. Ce sont des post-modernes, fragiles, déjà désabusés. Mais leur affirmation est claire et ils veulent identifier cette différence, comprendre d’où elle vient. C’est pour ça qu’ensuite ils sont nombreux à demander la confirmation ou le baptême. Pour eux, cette étape n’est pas un saut dans l’inconnu : elle fait déjà partie de leur expérience ». Parfois plus que cela n’arrive pour ceux qui pensent déjà connaître le Christ. « Quand on parle du “davantage”, souvent pour nous cela ne correspond pas à ce qui est en train de se produire : cela se réfère à nos images, à des formules. Pas pour eux : c’est une évidence présente. Comme me l’a dit l’un d’entre eux : “Dans le monde que j’ai vu jusqu’à présent, les gens mangent, boivent, font l’amour, et meurent. C’est tout. Vous, vous êtes différents. Vous êtes vivants”. Cela m’a fait penser au commencement, à l’époque où les païens appelaient les chrétiens “les vivants” ». C’est cela que Cesar met à l’épreuve, chaque jour : « Aller jusqu’au bout de l’expérience. Qu’est-ce qu’il y a ici qu’on ne retrouve pas ailleurs ? Et comment cela nous aide à vivre ? Rester avec eux est un cadeau. Parce qu’ils sont radicaux ».

« Je me suis demandé : mais pourquoi les jeunes, sont-ils là ? ». Et il s’est donné la réponse : « Pas pour la tradition, mais pour une fascination qu’ils ont trouvée dans la rencontre avec nous »

Il lit le mail d’un jeune qui est arrivé cette année. Il a changé d’école parce qu’il était victime de harcèlement. « Dès le premier jour, j’ai vu quelque chose de différent », écrit-il. « Les professeurs m’ont frappé par leur façon de vivre entre eux et avec mes camarades. Puis ils m’ont invité à l’École de communauté, et je n’arrivais pas à y croire : un lieu où on parle de sa douleur sans crainte… Bref, j’ai fait l’expérience de quelque chose de plus, de jamais vu auparavant. Il y a là quelque chose que je voulais, sans le savoir ». Cesar commente : « Quand une chose de ce genre se produit, on doit la suivre. En un certain sens, moi, je vis de ce qui se produit en eux ».

C’est comme pour les burlaos, « les fous », le groupe qui se retrouve tous les lundis soirs chez lui avec Lluis (un autre Memor). « Ce sont des jeunes du coin. Certains d’entre eux sont d’anciens élèves de nos classes. Ils ont presque tous une vie déstructurée : ils ne travaillent pas et ils ne font pas d’études. Mais, à un certain moment, ils reviennent nous voir. Parce qu’avoir un lieu où on peut parler de la vie est indispensable ». Et avec une bière et des frites, on fait l’École de communauté, avec une loyauté qui le frappe : « Là, on voit ce que l’on est en train de dire : notre moi peut être fragmenté, fragile, divisé, mais pas notre cœur ». Si la rencontre se produit, notre cœur le perçoit. « Et à partir de là, on peut faire un chemin. Comme cela s’est produit pour moi ».