Le père Elia Carrai

Les faits qui ne passent pas

Elia Carrai est un prêtre de 31 ans. Il nous raconte ce qui, dans sa vie, résiste au choc du temps. « Ce qui “résiste”, ce n’est pas moi qui dois le définir par mon effort : si cela résiste, c’est parce qu’il existe déjà » (Tracce, juin 2019)
Alessandra Stoppa

Elia dit souvent aux jeunes qu’il rencontre que la vérité est comme un morceau de musique, précisément le morceau que t’a fait écouter la personne dont tu es tombé amoureux : chaque fois que tu l’écouteras, tu auras à l’esprit son visage. « La vérité est ainsi, elle nous rejoint toujours à travers le concret d’une relation. Sinon, c’est une abstraction, une théorie, c’est du vent. Si l’on désire que la vérité de la vie se clarifie, le fait de la redécouvrir est toujours lié à une rencontre, un fait, un visage. À la réalité. »

Prêtre de 31 ans, Elia Carrai est florentin mais vit à Rome. Il a toujours été touché par la façon dont don Giussani, même âgé, retournait aux faits de sa jeunesse : « Je me demandais pourquoi les événements de la vie tenaient à ce point compagnie à cet homme ». Aujourd’hui, sur le chemin du Mouvement, il est en train de faire la même expérience : que ce qui arrive ne disparaisse pas, ne soit pas attaché à un moment, mais que cela puisse « durer, traverser le temps, continuer à nous changer », comme nous le disait Julián Carrón lors des Exercices de la Fraternité. Ces deux jours ont encore augmenté « la valeur des faits qui m’arrivent et qui ne “passent” pas. Non seulement ceux qui m’arrivent à moi, mais aussi ceux qui arrivent à d’autres et dont je suis témoin ».

Un ami, jeune médecin, lui raconte « une chose belle » qui lui est arrivée au travail. « Le médecin-chef m’a dit d’être expéditif vis-à-vis d’une patiente, parce qu’il n’y avait plus rien à faire. Moi, je n’étais pas convaincu et j’ai risqué une thérapie, au moins pour alléger la souffrance. La femme en a été très reconnaissante, et le médecin-chef également, lorsqu’il l’a appris ». Elia, en l’écoutant, est surpris et lui demande pourquoi il n’a pas fait ce que voulait le médecin-chef. « Parce que cela ne me satisfaisait pas de traiter ainsi cette femme ». Mais pourquoi ? « Parce que moi, je ne suis pas regardé ainsi ! ».

« Une nouveauté s’était produite chez mon ami, dit Elia, son geste n’était pas dominé par la mentalité commune – le déchet –, mais par une affection qui n’appartient qu’au Christ. Son choix est né du Christ présent : présent à lui, à cette femme qui s’est sentie aimée, au médecin-chef… Le grand risque que nous courons est de rester à la superficie des faits, de nous contenter de dire : “que c’est beau”, et d’en perdre la portée. Dans cette chambre d’hôpital, le Christ s’est rendu présent à travers mon ami ». Si on s’arrête à l’apparence de la vie, on ne saisit pas le fond de la question, le fond de soi-même : « Les choses arrivent et n’éclairent en rien mon besoin, ni Celui qui y répond ». C’est pour cela qu’Elia est si reconnaissant pour les Exercices, « parce qu’il y a quelqu’un comme Julián qui n’a pas peur de cette question : qu’est-ce qui résiste au choc du temps ? Durant ces jours-là, j’ai été “sous” le regard de quelqu’un qui a à cœur mon humanité, de façon plus vraie que je ne puis le faire ». Et cela a été libérant d’entendre parler de la fidélité, et pas en termes de morale, comme « une préoccupation qui me fait me replier sur moi-même et me frustre par rapport à mes limites. Au contraire, la fidélité est celle de Dieu à ma vie. Il y a un chemin que je peux reprendre chaque jour, sans scandale, car aucune de mes erreurs n’empêche la possibilité de prendre conscience à nouveau qu’Il est là ».

Il est rentré chez lui avec un plus grand désir de vivre, d’affronter le doctorat, la préparation du pèlerinage et tout ce qu’il a à faire. Parfois, il est réveillé par une humanité qui le surprend et lui fait envie. « D’autres fois, c’est une humanité blessée, qui implore de moi le regard de Jésus et le fait émerger ». Son ami Alex vit dans la rue, juste en-dessous de chez lui. « Je sors de chez moi, avec la tête déjà pleine de mes pensées et de mes états d’âme, et le voir me change. L’autre jour, nous nous sommes seulement regardés et souri, mais son drame m’a fait penser immédiatement : qui suis-je ? qu’est-ce que j’attends de ma journée ? ». Avec le temps, ils sont devenus amis. Un jour, Elia s’est trouvé en difficulté pour l’aider. Et Alex continuait à lui demander : « Pourquoi le fais-tu ? ». « Sa question m’a provoqué. Elle m’a fait me rendre compte que, si j’étais parti de l’idée que j’ai de moi, de ce que je sais faire, je ne me serais jamais impliqué de la sorte avec lui. J’étais stupéfait de vivre d’une façon qui, en fait, m’était impossible, de porter la vie continuellement au-delà de mes propres capacités. Ce qui “résiste”, je ne dois pas le définir moi-même par mon propre effort : si cela résiste, c’est parce que cela existe déjà. Je dois seulement en prendre conscience ».

Comme on nous l’a dit aux Exercices, nous pensons bien souvent que ce qui arrive est la conséquence d’un fait qui s’est passé il y a deux mille ans. Cependant, la question est de reconnaître que ces choses arrivent parce qu’Il est présent. « C’est là la clé pour prendre conscience que la relation avec le Christ n’est pas du vent mais qu’elle est bien réelle. Il nous arrive des faits incroyables et nous tâchons de faire le maximum pour les affronter ; pourtant, nous n’en ressortons pas plus libres, plus heureux, avec une conscience plus vive de Celui qui répond à notre demande. Alors que la foi est une vie que nous ne pouvons pas produire : une relation nouvelle avec les choses, qui n’est possible que parce que le Christ est présent ».