La blessure et la caresse

La même expérience que celle des apôtres avec Jésus. Et puis, tout à coup, cette sensation de ne plus avoir la foi. La mort de don Giussani, d’amis, de sa mère… Le drame de ses manques. Et « se remettre à suivre le dernier arrivé ».
Giorgio Vittadini

Comment peut-on dire que la réalité est notre alliée, quand elle apparaît en contradiction avec ce que nous désirons ? Quand les défis de la vie nous entraînent là où nous ne voudrions pas aller ? J’étais présent en 1994 quand don Giussani a prononcé la méditation que nous avons entendue hier (Reconnaître le Christ, ndlr) et, comme tous les participants, j’ai été profondément touché ; ce moment a été décisif dans ma vie parce qu’il manifestait le caractère exceptionnel de l’histoire que j’avais vécue. Je peux dire avec certitude que le Mouvement et la rencontre avec don Giussani m’ont sauvé.

Une chanson de Claudio Chieffo, La balade du vieil homme, dit bien ce qui caractérisait ma vie : un immense besoin de libération, l’impression d’être comme les Prisonniers de Michel-Ange, ce groupe de statues qui tentent de se libérer de la pierre ; moi aussi, je voulais m’arracher du bloc de marbre qui m’emprisonnait, j’avais un besoin, confus et immense, de quelque chose d’autre. Et, en même temps, le besoin d’un rapport de liberté à l’égard du pouvoir, un peu à la manière de Dario Fo et Enzo Jannacci dans la chanson Ho visto un re (J’ai vu un roi) : « Toujours joyeux nous devons être, car nos larmes font mal au roi, font mal au riche et au cardinal/Ils sont tristes si nous pleurons ». Don Giussani a parlé de cette chanson en disant combien, dans cette société, « notre humanité est toujours plus prisonnière et toujours plus mise au tombeau ».

Rien de tout ce que je voyais quand j’étais jeune ne répondait à mon attente : ni un amour humain ni une carrière ni la contribution que j’aurais pu apporter à la société… Inconsciemment, je percevais tout cela comme l’émanation d’un pouvoir qui voulait me « tenir sous contrôle ». La rencontre avec le Mouvement, puis avec don Giussani à l’université, m’a sauvé d’une vie de rébellion, en me faisant entrevoir qu’une vie à la hauteur de mes désirs était possible, que ce désir pouvait être respecté et satisfait.
Par la suite, je peux dire que j’ai fait l’expérience que les apôtres ont connue avec Jésus, telle que la raconte don Giussani, avec la même intensité, dans les bons et les mauvais jours. Avec lui, j’ai vécu mon désir et ma tristesse, les études et le travail, l’amitié et l’affection, les événements dramatiques de notre pays, les maladies et les souffrances autour de moi et l’engagement dans la société. C’était comme un élan unique de recherche et de découverte de ma vocation, comme le plus beau des films d’aventures, dans lequel l’acteur était un Autre, mais où nous le devenions avec lui. Comme dans l’Evangile.

LA TRISTESSE DE JUDAS
De 1995 à 2003, j’ai habité avec don Giussani. Pendant huit ans. Après sa mort, en 2005, don Julian Carron m’a proposé d’habiter avec lui. A ce moment-là, je pensais que ma vie ne serait qu’un long fleuve tranquille, comme si j’étais un vieux sage qui n’avait plus rien à apprendre. Mais, très vite, je me suis rendu compte que j’étais en train de jeter l’héritage reçu de don Giussani, que j’étais en train de brader les exigences de mon humanité. Je n’étais pas nostalgique, j’étais énervé et triste. Pas une tristesse pleine d’attente, mais la tristesse de Judas quand « son règne ne venait pas ». J’étais ébloui par la grandeur de don Giussani et je vivais comme une énorme injustice le fait que le monde ne reconnaissait pas sa grandeur. Je vivais le présent comme un homme vaincu.
Je l’ai compris à New York, où j’étais allé rencontrer les communautés américaines de Communion et Libération. Je traversais le Bronx en pensant aux problèmes de la communauté de New York, problèmes semblables à ceux de toutes les communautés. Je me disais : « Comment pouvons-nous dire que nous avons déjà vaincu ? Dans cette ville immense de huit millions d’habitants, nous sommes 150 et nous nous disputons ».
C’est à ce moment précis que j’ai compris que je n’avais plus la foi. Je n’avais jamais cessé de penser que le Mouvement et les Memores Domini (lieu de ma vocation en tant que laïc consacré) étaient le lieu de la Présence de Jésus pour moi ; or, en cet instant, je ne croyais plus que le Christ, à travers le charisme de don Giussani, fût la réponse aux besoins de cette ville et du monde.

D’autres expériences m’ont prouvé combien ma foi était fragile
. Par exemple lorsque des amis ont été impliqués dans des affaires judiciaires : résultant parfois d’erreurs qu’ils avaient commises, comme l’a dit Carron dans sa lettre au quotidien La Repubblica du 1er mai 2012 ; mais parfois éclatant sans raison, et leur innocence étant prouvée longtemps après. Cela provoquait en moi un sentiment d’injustice et une volonté de revanche. Mais pas la foi !
Ou bien face au scandale des scandales, la maladie et la mort d’innocents : je me surprenais alors à dire, comme dans Les frères Karamazov : pourquoi le Christ permet-il tout cela ? Repensant à ces moments et à d’autres, j’ai dû admettre que j’avais perdu la foi, la foi dans cette victoire perçue dans l’instant.

A partir de quoi recommencer ? Pour moi, ce fut le témoignage de la foi de Carron. Lui était heureux ! Je le suivais du coin de l’œil, dans la vie privée et en public, parce que je percevais bien sa différence avec moi. Dans la lettre de 2012, déjà citée, il écrivait : « L’événement de la rencontre avec le Christ nous a marqués si profondément que nous pouvons toujours recommencer après nos erreurs, en étant plus humbles et plus conscients de notre faiblesse… Le Christ qui nous a fascinés demeure toujours. Il n’est pas vaincu par nos défaites ». Tous les journaux nous montraient du doigt, mais Carron répondait ainsi. La victoire du Christ était là !

RECOMMENCER À SUIVRE
Je pourrais donner de nombreux autres exemples de la manière dont Carron vivait les choses tragiques avec la conscience de la résurrection. Et j’ai pu recommencer à suivre « maintenant » une Présence dans son regard, j’ai pu commencer à suivre Carron, comme le dernier arrivé, à suivre de nombreux témoins de la vie du Mouvement qui m’ont fait goûter ce qu’est vraiment l’amitié chrétienne.
C’est comme cela que j’ai pu vivre la mort de ma mère, qui fut l’expérience d’une « positivité impossible ». Pendant huit ans, elle avait souffert d’un cancer, les douleurs étaient parfois très fortes, mais elle était fidèle au conseil qui lui avait été donné : offrir sa souffrance au Seigneur pour ceux qui vivent dans le monde une vie consacrée. Et elle n’a pas voulu mourir sans remercier le Seigneur pour les cinquante ans de son mariage, fêtés dans l’église où elle s’était mariée 50 ans plus tôt et où ont eu lieu ses funérailles quatre jours plus tard. Elle nous dit : « Le jour de mon mariage, j’étais émue parce que j’avais l’intuition que quelque chose de grand naîtrait de ce sacrement. Et c’est ce qui s’est passé : une vie pleine de la présence du Seigneur. » Malgré sa fatigue, pleine de joie, elle nous invita au restaurant.

Dans la vidéo de sa conférence, don Giussani nous dit : « Si tu dois changer ton attitude, change-la ! Moi, je la change chaque matin ». D’où tirer l’énergie pour un tel changement ? En 2001, Carron a parlé de la tristesse, en disant qu’elle n’était pas un défaut à corriger, mais le signe de la disproportion, inscrite dans notre nature, face au don de Dieu. « Il y a une brèche dans chaque chose et c’est par là que passe la lumière », dit une chanson de Leonard Cohen.

Jusque-là, j’avais toujours lutté contre mon besoin humain, en pensant qu’atteindre la maturité signifiait devenir quasi invulnérable face à la réalité. Mais j’ai dû accepter d’être fragile et troublé par la maladie d’un proche ou par un projet qui échouait, par un désir qui ne se réalisait pas, par le souci causé par le sort d’un ami ou du monde. Il y a quelque chose d’inhumain à censurer les ‘trous’ que nous constatons dans notre expérience, et c’est une tromperie que de remplir l’attente des hommes par quelque chose qui ne peut pas les satisfaire. Ce n’est pas en censurant ce qui manque qu’on peut découvrir la Présence.
Le défi est d’avoir Quelqu’un qui perçoive ce drame et qui marche à nos côtés en portant avec nous ces efforts, en nous donnant certitude et positivité. C’est ainsi que j’ai vécu la rencontre du Mouvement avec le pape François, le 7 mars 2015.

LA CARESSE DU NAZARÉEN
J’ai été aidé en cela par un homme exceptionnel, devenu un ami, le chanteur Enzo Jannacci. Dans une interview, en 2009, alors que les médias faisaient la une avec le cas d’une jeune fille dans le coma, que tout le monde voulait laisser mourir, Jannacci avait parlé de « la caresse du Nazaréen ». Dans ses chansons, il avait déjà cette capacité de « voir » l’homme blessé, marginalisé, mais qui, dans sa vérité, peut être un héros. Dans les dernières années de sa vie, Jannacci, marqué par la maladie, était devenu paradoxalement plus joyeux. Lors d’une rencontre avec des jeunes, en 2011, il leur disait : « Je vous souhaite tout le bonheur promis par le Nazaréen, à travers une caresse et une blessure. Je vous dis cela pour que vous n’oubliiez jamais que toutes ces choses, c’est Lui qui vous les a envoyées ».

Don Giussani, dans la vidéo, nous dit que tout peut être vécu comme gratuité, obéissance et charité. De fait, c’est ce que j’ai découvert dans mon travail de professeur de Statistique à l’université. Je me souviens qu’au début, quand un de mes articles était refusé, je pensais : « L’arbitre est pourri », ou bien « Ils n’ont rien compris ». J’avais peur de mes erreurs. Maintenant, j’ai compris que les erreurs sont l’occasion de repenser le parcours, comme quand le navigateur remet l’automobiliste sur la bonne route. Tu t’es trompé mais, si tu es intelligent et humain, si tu vois l’erreur comme un aspect de la réalité, comme une invitation à progresser, faite par le Mystère, alors l’erreur, l’échec et les limites sont utiles. Tu n’avances pas seulement à cause de ton génie, mais en acceptant la correction de tes erreurs.

Dans tout cela, j’ai découvert aussi, de manière aiguë, ma vocation à la virginité et le fait qu’elle est liée au silence. Les Memores doivent observer une heure de silence chaque jour et une demi-journée de silence chaque semaine. Chose que j’ai mal vécue pendant des années parce que cela me paraissait une perte de temps, un vide.
Et puis, un jour, j’ai accepté qu’émerge en moi l’obscurité, le sentiment du vide ; j’ai voulu voir ce qu’il y avait au fond de la nuit. Et j’ai commencé à découvrir que ce silence était comme celui dont parlent les chansons napolitaines, « un silence qui chante », un silence habité. J’ai commencé à percevoir la Présence qui est là et qui attend que tu te libères des choses dont tu remplis le silence, que tu L’aies à la racine. Elle veut parler avec le gouffre de ton cœur. Je ne suis pas devenu moins actif mais, désormais, j’ai besoin de ce silence, j’ai besoin de ce dialogue. J’ai besoin de ne pas être seul avec mes pensées, mais de parler avec un Tu pour me trouver moi-même. « Vis tout, mais cherche-moi » : le Tu que tu découvres dans ce silence est le sommet de ma vie aujourd’hui.