Aleksandr Filonenko

Vivre sa vie à Kharkov

C’est au tour de ce philosophe ukrainien de nous faire partager la sensibilité si singulière des terres. Cette sensibilité nous étonne parfois, souvent nous remplit d’admiration et presque toujours nous éclaire sur notre propre chemin de foi.
David Victoroff

Ne vous inquiétez pas trop du titre abscons de la conférence de ce 22 janvier. Ceux qui espéraient un discours hermétique dans un jargon universitaire en furent pour leurs frais. C’est une vraie expérience de vie et de conversion avec les mots de tous les jours (en russe, mais merveilleusement traduits) que nous a invités à partager Sacha (c’est le diminutif d’Alexandre) Filonenko. Cette autre manière de découvrir et de vivre la foi derrière l’ancien rideau de fer nous aide à approfondir notre identité.

« Je suis un Russe qui vit à l’Est de l’Ukraine, le genre de Russe que Poutine a voulu libérer et à qui il fait peur » dit notre invité en guise de présentation. Sacha est né en 1968 dans le sud de la Russie, dans une famille athée. Quand il était à l’école, tout était idéologique, raconte-t-il. Un seul domaine échappait à l’idéologie, la science, « une fenêtre de respiration ». Il s’oriente donc vers les mathématiques et devient chercheur en physique, ce qui le conduira à la foi. Chemin de conversion typique du temps de l’URSS, explique-t-il, car la science permettait une expérience de la réalité différente de celle imposée par l’idéologie.

L’époque à laquelle Sacha fait ses études est exceptionnelle. Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985. En 1988, on fête le millénaire de la Russie. La pérestroïka rend soudain possible tout ce qui était interdit. Les étudiants vont deux à trois fois par jours au cinéma, font la queue pour acheter des livres, pour aller au théâtre. On assiste à un déferlement culturel.

Sacha découvre la vie et les lettres du père Pavel Florensky (1882- 1937), l’un des plus grands théologiens russes, mais aussi philosophe, mathématicien, inventeur de génie. Après la révolution, il s’occupera de l’électrification puis sera arrêté, déporté et finalement assassiné en 1937 par le NKVD. Sa famille ne l’apprendra qu’en 1990. En lisant Florensky, le jeune Sacha découvre un homme d’une force de caractère exceptionnelle à travers toutes les épreuves : « sa vie, c’était le Christ » explique-t-il. La vie de Florensky lui a montré un autre visage de la religion. A l’époque, dira-t-il en substance, on voyait la religion comme une béquille pour les faibles. Florensky était tout le contraire d’un faible. « Je voulais le suivre » dit-il jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il était mort.

Le retour à la religion après une longue période de déchristianisation nécessitait alors la recherche de témoins comme Florensky. Sacha voulut aussi suivre Alexandre Men, autre grande figure contemporaine de l’orthodoxie russe, qui sera lui aussi assassiné dans des conditions mystérieuses en 1990. Sacha se fera baptiser en 1991. Toujours en recherche d’un maître spirituel, il finira par rencontrer Antoine Bloom, fils d’immigré russe en France, converti dans son adolescence à l’orthodoxie, médecin, devenu moine puis évêque en Angleterre, lui aussi grande figure du renouveau de l’orthodoxie. Trait commun de ces hommes qui ont inspiré la foi de Sacha : ils étaient tous les trois des scientifiques.

Autre point fort qui a marqué le chemin de foi de Sacha : sa rencontre avec Communion et Libération. Il évoque avec émerveillement l’école de communauté de Kharkov et ses participations au meeting de Rimini où il organise des expositions avec le mouvement sur Dostoïevski, les nouveaux martyrs, Maïdan, Antoine Bloom. Il y a admiré la capacité des personnes de Communion et libération, catholiques ou orthodoxes, venues d’Ukraine, de Biélorussie ou de Russie, à travailler de concert par delà les différences de nationalité et de religion.

Sacha évoque avec émotion le souvenir d’une célébration commune de Pâques en 2014, à la frontière russo-ukrainienne, sur fond de mouvements de chars russes, où tous étaient venus, de Moscou, d’Italie et d’ailleurs pour célébrer la Résurrection du Christ. Rencontre suivie d’une invitation à célébrer Noël à Jérusalem où catholiques et orthodoxes (y compris un évêque) ont fêté la naissance du Sauveur dans la fraternité.
Maïdan a bien évidemment profondément marqué Sacha : « je n’y ai pas reconnu notre peuple » a-t-il raconté : protestation sans violence, manifestation pacifique, non politique, élevant la dignité au cœur du débat.

Puisqu’il faut bien parler d’identité et d’altérité, aujourd’hui Alexandre Filonenko enseigne la philosophie et s’intéresse beaucoup à Emmanuel Lévinas bien que ne maîtrisant pas le Français. Le totalitarisme, explique Sacha, a conduit paradoxalement à l’apothéose de l’individualisme et à confondre individualité et identité. Mais, pour lui, ce n’est pas l’individu qui compte mais la personne qui est révélée par sa voix. Et cette ouverture de la personnalité est impossible sans l’autre.

Autre leçon de philosophie tirée d’un récit hassidique d’Ukraine : Un sage habituellement gai est surpris par un ami en train de pleurer.
- Pourquoi pleures-tu lui demande-t-il ? Parce que je vais bientôt mourir et que je redoute que Dieu me pose une question à laquelle je ne saurai pas répondre.
- Tu crains que Dieu te demande pourquoi tu n’as pas vécu la vie de Moïse ?
- A cela, je saurai répondre. On ne doit pas vivre la vie d’un autre.
- Mais alors, quelle est donc cette question que tu redoutes ?
- Que Dieu me demande pourquoi je n’ai pas vécu ma propre vie. Et à cela, je ne saurai quoi répondre.
Ainsi Dieu nous demande de vivre pleinement notre propre vie, ce qui est très difficile. Un saint homme est un homme qui a réussi sa propre vie. Et si cette difficulté vous fait pleurer, c’est bon signe. Ce sont les larmes qui permettent de voir si nous sommes prêts à faire de la philosophie.