Don Pigi Banna

Un regard ouvert au Destin

Un « appel » qui te renvoie à ton origine. Et une relation qui exige d’être nourrie par un présent pour « générer » … Don Pigi Banna, qui s’occupe des étudiants de GS, raconte ce que veut dire être père. Et, en même temps, fils
Pigi Banna

Les rayons de notre bibliothèque mentale peuvent être pleins de conseils, de livres et de leçons sur la paternité, produits de multiples orientations et écoles de pensée, rien ne peut reproduire dans un laboratoire l’irruption de cette émotion qui est comme un appel. Je parle du tremblement qui te saisit quand le regard, la parole ou simplement le premier vagissement d’un autre être s’adressent à toi, te demandant d’être son père. Cela peut être un jeune qui prend l’initiative de te demander de l’aide face à un problème dont il n’a jamais parlé avec quiconque, ou un ami qui te cherche pour clarifier une relation ; cette personne s’adresse à toi ! C’est l’expérience d’une vocation inoubliable, gratuite et en aucun cas prévisible même si elle a été très attendue.

C’est à ce premier appel, qui finit tôt ou tard par faire irruption dans la vie de tout homme, qu’il faut toujours revenir quand on parle de paternité, avant même de chercher le réconfort donné par les cours et les modes d’emploi qui insistent sur la représentation d’un rôle dans lequel (n’ayons pas honte de le reconnaître) nous ne sommes jamais à la hauteur. Au contraire de cette expérience de gratuité totale qu’est l’appel d’un fils qui s’est adressé à toi et qui remplit ta vie d’une promesse, l’appel de celui qui, après t’avoir dévisagé, a reconnu justement en toi et cherche en toi une promesse de vie pour lui-même.

L’occasion de faire mémoire
Analysant l’expérience de cet appel à la paternité, on se découvre plein d’un désir de bonté, d’un désir de ne pas briser cette fragile aspiration à la vie qui s’exprime sous nos yeux, encore hésitante et incertaine. Quel homme ne souhaite pas aimer de toutes les manières possibles celui qui, sans défense, l’appelle « père » et se confie à lui ? « Quel père parmi vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? », demande Jésus dans l’évangile de Luc. Cet élan de bonté se révèle comme une occasion renouvelée et reconnaissante de faire mémoire de la paternité reçue. L’évangile déjà cité continue en disant : « Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner des choses bonnes à vos enfants, combien plus votre Père céleste… » Face à l’élan de bonté allumé en nous, toute notre mesquinerie passe au second plan et nous sommes encouragés à revenir, dans nos souvenirs, à la figure de ceux qui ont été des pères pour nous.

Souvent dans la vie il nous arrivé de ressentir cette attention particulière pour nos enfants qui nous fait reconnaître finalement et apprécier toute la paternité gratuite et silencieuse de celui qui nous a généré et que nous n’avons pas eu le temps de remercier parce que nous n’avions pas les outils pour nous en rendre compte.

Par conséquent, la paternité perçue comme appel, comme vocation, ne nous invite pas en premier lieu à jouer un rôle, mais à faire mémoire avec reconnaissance de ceux qui nous ont générés, de ceux qui nous ont regardés avec ce même élan de tendresse qui nous envahit de manière inattendue quand nous regardons celui qui est plus jeune que nous.

L’exigence d’une régénération
La vocation à la paternité dans sa dimension de gratuité, à la fois émouvante et pleine de mémoire, est par conséquent le fruit de quelque chose qui existe au préalable, d’une expérience qui, d’une certaine manière, a bouleversé notre personnalité sur le plan affectif. Ceci n’est pas valable seulement d’un point de vue biologique, mais devient encore plus évident chez celui qui doit vivre d’autres appels à la paternité, dans le travail ou dans les circonstances de la vie. Par exemple, un enseignant ne se trouve pas sur l’estrade du professeur ou en présence d’un étudiant par hasard, sans qu’une passion quelconque ne l’ait orienté vers cette rencontre.

C’est à la source de ce qui vient "avant" qu’il faut sans cesse revenir pour être père. C’est là qu’il faut revenir non seulement avec la mémoire, mais pour y puiser les forces nécessaires pour continuer à générer.

L’épisode paradigmatique de cette génération dans le présent reste à mes yeux la fois où l’on m’a demandé de prêcher le Triduum pascal de CL-Lycée devant cinq mille jeunes. J’avais seulement 32 ans et j’étais prêtre depuis moins de deux. Je ne pouvais pas imaginer de commencer cette journée sans demander à Julian Carrón, le guide de CL, de se souvenir de nous. Lui m’a répondu d’une manière dont je me souviendrai toute ma vie : « Il suffit que tu te laisses embrasser par le Christ pour les entraîner tous avec toi vers Lui ». Ce message a fait disparaître toute préoccupation d’être "quelqu’un" devant eux, et m’a donné le désir de répondre à cette Présence face à laquelle Carrón m’avait placé. Ainsi les paroles adressées aux jeunes s’inscrivirent dans un dialogue plus grand où celui qui était généré, qui était mis en présence d’un Père, c’était moi.

Plus on se trouve dans la situation de devoir répondre aux questions d’un fils, plus la mémoire reconnaissante est poussée à reconnaître dans le présent le père dont on veut être le fils, ce regard auquel recourir sans peur pour recommencer sans cesse. En même temps, chacun vérifie à quel point la paternité à laquelle il se réfère dans le présent le génère en voyant combien sa liberté grandit. Plus on se découvre fils d’un père dans le présent, plus il est possible de ne pas avoir peur de risquer un geste de paternité sans cléricalisme autoritaire ni laisser-faire laxiste.

L’ouverture de la liberté
Une objection contre cette proposition pourrait être formulée en ces termes : « Y a-t-il un moment de la vie où l’on cesse d’être les fils de quelqu’un pour être seulement des pères ? » C’est le reflet inversé de la question dramatique posée à Jésus par un des chefs des Juifs, Nicodème : « Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? »

Il est toujours possible de naître à nouveau d’un père dans le présent. Tout dépend de la grande alternative avec laquelle on conçoit sa propre vie : une conception authentiquement religieuse ou un réductionnisme de différent type (sociologique, psychologique, intellectuel, matérialiste). Tout homme, même le plus vieux sur la terre, s’il croit se faire par lui-même –se concevant au mieux comme le produit d’une des composantes mentionnées –, doit se résigner à l’idée que désormais il approche du terme de ses jours comme une branche qui a donné beaucoup de fruit, mais qui est désormais sèche et bonne à finir au feu. S’il reconnaît au contraire que chaque instant de sa vie lui est offert, il peut se découvrir jusqu’au dernier instant comme généré non pas par lui-même mais par un autre, un « Tu » qui est un père mystérieux et inépuisable, et qui transparaît tant de fois sous le visage des nombreux pères qui l’ont généré dans la vie : « Tam pater nemo », personne n’est père comme lui, écrivait Tertullien.

Celui qui vit cette conception religieuse ne cessera jamais d’être fils jusqu’à la fin de ses jours. Et il introduira ses fils à une paternité plus grande que la sienne : une paternité qui donne une liberté exprimée concrètement dans cette invocation du Père, qui « sait mieux que nous ce dont nous avons besoin », qu’est la prière.

La liberté est le signe distinctif de celui qui se découvre en permanence généré et elle a sa source ultime dans une conception religieuse de la vie. Une liberté reconnaissable grâce à deux signes tangibles. En premier lieu, on n’aura pas peur de lancer ses propres enfants dans la relation avec ce Père ultime en les laissant libres, parce que confiés aux bons soins de quelqu’un de plus grand que nous qui nous génère nous aussi (une prise en charge qui peut être identifiée concrètement dans des personnalités plus grandes et plus crédibles que nous auxquelles on ne craint pas jalousement de renvoyer ceux qui nous ont été confiés). En second lieu et à un niveau encore plus personnel, aussi quand les années qui avancent nous privent de ces personnalités de référence à qui se confier, on pourra faire l’expérience – qui a quelque chose de miraculeux – de se laisser générer par celui qui est plus jeune que toi et qui a été peut-être ton fils, parce que tu te laisses générer par ce que le Père éternel continue à opérer en lui.

J’ai été très impressionné quand j’ai lu que don Giussani, à la fin des derniers Exercices spirituels de CL auxquels il a participé (c’était en 2004, une année avant sa mort), a déclaré devant tout "son" peuple : « Cette leçon de Carrón est la meilleure chose que le Seigneur m’ait donné de comprendre dans toutes les réunions de nos Exercices spirituels. (…) C’est la chose la plus belle que j’aie entendue dans ma vie ».

Une expérience de virginité
Revenons alors à l’expérience dont nous sommes partis, au moment gratuit et irremplaçable de l’appel à la paternité. Un père qui a la possibilité d’accomplir le parcours que nous avons décrit – qui, par conséquent, se rappelle qu’il est lui-même généré dans sa tendresse pour son fils et qui perçoit l’exigence de recommencer à puiser à la source de ce qui l’a généré, et plus il puise plus il découvre au fond de soi le Mystère éternel qui est Père comme personne d’autre -, comment répondra-t-il à l’appel de son fils ? Son regard traversera celui de son fils en sachant reconnaître dans ce petit mendiant le fruit d’une histoire dont il n’est pas encore conscient. Le père ouvrira son horizon en rappelant continuellement l’arrière-plan qui est fait d’un destin bon qui tient dans ses mains chaque instant éphémère.

Un exemple permet d’illustrer cette expérience. Seul un père véritable, face à une étape fondamentale de la vie d’un enfant (un diplôme, le mariage, le fait de devenir père), revoit dans cet homme qui grandit l’enfant qu’il était 20 à 30 ans plus tôt, ce dont son fils ne se souvient pas lui-même. Et il en reste ému. Et pourtant un père, qui réussit avec ses faibles énergies humaines à porter ce regard sur ce qu’était cet enfant devenu grand, ne pourra jamais savoir ce que deviendra cet homme quand lui ne sera plus là.

Cette expérience, dans sa limite, accroît l’émotion, qui devient un abandon confiant de cet enfant au Père qui, instant après instant, nous regarde comme Jésus a regardé Pierre, André, jean, la Samaritaine et tant d’autres : en reconnaissant dans le visage éphémère de cet homme l’enfant qu’il était – encore plus que le père qui l’a vu naître – et de l’homme qu’il sera. On participe ainsi au regard de Dieu ; autrement dit, on aime l’autre selon son destin – comme le disait volontiers don Giussani.

Le regard d’un père envers son fils sera donc empli de virginité, découvrant qu’il est en présence de quelqu’un qui ne lui appartient pas, mais à qui lui seul est appelé à répondre. Plus nous nous laissons générer plus nous pourrons expérimenter dans notre chair la virginité avec laquelle l’Être génère toutes choses.

Pigi Banna (né à Catane en 1984) est membre du clergé ambrosien depuis 2014. Diplômé en Lettres classiques de l’Université d’État de Milan, il achève un doctorat en Théologie systématique et en Histoire du christianisme primitif, en vue d’enseigner la patrologie au séminaire de Venegono. Ces dernières années, il s’occupe des enseignants et des élèves de CL-Lycée.