Les choses inutiles qui donnent sens à l'essentiel

A la fin d’une journée remplie de « gestes inutiles » et fatiguée d’une vie universitaire très dense, le fait que tout cela est dominé par autre Chose, signifie pour moi avoir vécu pour l’Essentiel

Le signe que j’ai vécu la journée face à l’Essentiel est pour moi le fait d’être contente le soir au lieu d’être dominée par la fatigue et la peine (en général, mes journées sont intenses et denses du point de vue du travail). Il ne s’agit pas d’une gaieté euphorique, mais d’une joie sereine; en italien on dit "letizia", un mot qui n’a pas d’équivalent en espagnol. C’est une joie qui ne dépend pas des succès ou des déconvenues de la journée. La semaine passée, par exemple, j’étais en train de soigner un patient dont précisément je ne voulais pas m’occuper. Parfois il avait des hallucinations et on lui avait lié les mains pour l’empêcher d’arracher les sondes. Je voulais m’en aller (j’avais déjà décidé de m’occuper d’un autre patient), mais en fin de compte je n’ai pas pu l’ignorer. Je suis restée auprès de lui pour qu’il puisse avoir les mains libres pendant les soins que je lui faisais. Cette semaine un des traits les plus évidents de la face du Christ a été le visage de ce patient. Alité depuis longtemps et n’ayant pas été soigné à l’hôpital, il a une énorme plaie qui ne se cicatrisera plus jamais. Tous les jours nous devons soigner cette plaie sachant qu’elle ne guérira pas. Notre seul espoir est qu’elle ne s’agrandisse ni ne s’infecte. Un autre patient du lit d’en face m’a demandé un jour : « Mademoiselle, avez-vous déjà vu mourir quelqu’un ? ». Je lui ai répondu que non. Alors il a dit: “Aujourd’hui ça vous arrivera”. Ça m’a fait un choc de l’entendre dire cela, mais c’était la vérité : mon patient était en train de mourir, les médecins attendaient de pouvoir débrancher l’oxygène pour l’envoyer mourir dans un autre hôpital. Avant j’aurais filé ! Nous disons qu’il faut vivre de façon éveillée, que la joie est plus vraie, plus intense. C’est certainement vrai, mais c’est vrai aussi qu’on vit la douleur avec plus d’intensité. Et la joie et la douleur : tout est plus vrai. La peur ne disparaît pas. J’éprouve la même peur qu’avant. La différence est le fait qu’aujourd’hui je sais qu’il y a quelque chose de plus grand, je sais que le Christ porte toute la vie, toute la douleur, qu’Il est plus grand que la mort. Alors je ne fuis plus ni la mort ni la douleur. Ce n’est pas vrai que ceux qui travaillent à l’hôpital s’habituent à la souffrance, aucune personne vraiment humaine n’y parvient. On peut s’habituer au sang, aux blessures, aux odeurs, mais jamais à la souffrance des malades. Quand je vis pour l’Essentiel, je me rends compte de pouvoir faire aussi des « choses inutiles » comme couper les ongles d’un malade, parce que c’est un Autre qui donne sa valeur à chacun de mes gestes si je l’offre. Pendant que je coupais les ongles d’un de mes patients, les infirmières sont arrivées et se sont un peu moquées de moi. Aucun membre de la famille n’a apprécié mon geste, aucun professeur ne l’évaluera. Techniquement cela ne fait pas partie de mon travail. A ce moment je l’ai fait uniquement pour la gloire du Christ, uniquement pour Lui. A la fin d’une journée remplie de « gestes inutiles » – soigner une plaie qui ne guérira jamais, couper des ongles (ce qui ne sera certainement pas remarqué) regarder un visage marqué par la souffrance – et fatiguée d’une vie universitaire très dense, le fait que tout cela est dominé par autre Chose, signifie pour moi avoir vécu pour l’Essentiel.

María José Viedma, Puente Alto (Chili)