Abraham et la naissance du 'moi'

Une lettre écrite après la visite au Meeting de Rimini

Le meeting de Rimini, c’est l’occasion de revoir des amis, même parisiens, des habitués comme moi (je participe au meeting pour la 7e année consécutive). C’est l’occasion d’écouter des intervenants connus, des gens que je classe sans complexe dans la catégorie des « fascinants », parce que je suis là pour suivre le Christ et qu’ils sont le mieux placés pour témoigner et pour m’interpeller…
Joseph Weiler, par exemple. Il a fait une conférence sur Abraham. Les rois de la Bible apprécient les belles femmes ; on a parlé du roi David ! Mais on peut penser aussi à cette histoire moins connue : quand Abraham arrive en Égypte, poussé par la famine, il prostitue sa femme au roi (chapitre 12). A ce sujet, Weiler s’est lancé dans un débat avec la salle afin de savoir si c’était vraiment la seule solution pour avoir la vie sauve et obtenir du pharaon ce qu’il était venu chercher. Abraham aurait pu envoyer un messager en Égypte, comme l’avait fait Jacob ; il aurait pu y aller sans sa femme ; il aurait pu fuir… Mais c'était comme s'il sentait le poids du destin et acceptait le sacrifice de sa femme. Cela dit, Joseph Weiler a jugé sévèrement son comportement.
Si on continue à lire le texte de la Genèse, on tombe sur cet autre passage qui nous interpelle : Abraham négocie avec Dieu la survie des Justes de Sodome et Gomorrhe, mais il ne négocie pas la mise à mort de son fils. J. Weiler, là encore, nous a fait regarder de près le texte (chapitre 22) : Abraham met trois jours pour arriver jusqu’à l'autel du sacrifice. Trois jours où il aurait pu librement refuser à Dieu ce sacrifice. Mais ces trois jours sont le temps nécessaire à Abraham pour expérimenter l'Alliance avec Dieu. Ce qui change tout : après avoir expérimenté ce nouveau rapport à Dieu, le sacrifice n'est pas une obéissance aveugle.
L'archéologue Giorgio Buccellati (de l’université de Californie) présentait une exposition sur Abraham, exposition qui répondait à certaines questions posées par Weiler. L’histoire d’Abraham était replacée dans son contexte. Mais un contexte qui n’était pas celui qu’on trouve dans les manuels d’histoire que j'avais lus jusque-là. Buccellati fait des hypothèses très intéressantes à propos de cette période –1800 à 1700 avant notre ère–, période de la naissance des villes et des tribus nomades. Voici d’ailleurs l’une de ses hypothèses : les nomades ne sont pas antérieurs à l’existence des villes. On pourrait même parler de deux cultures rivales, qu’on retrouve notamment dans le mythe de la Tour de Babel. La ziggourat, à laquelle il est fait allusion, n’est pas un terme péjoratif pour les civilisations urbaines ; il ne pouvait l’être que chez les nomades qui voyaient la ville de manière négative. Dans ces cités-Etats, le type de relation au divin est le polythéisme : les rois-prêtres observent la nature et en déduisent des règles. Tout est cohérent et prévisible. L'homme est prisonnier de son destin. Or il se passe quelque chose que les historiens ne peuvent expliquer : Abraham fait l’expérience d’une rencontre avec un « Je » qui lui dit « Tu ». Le Destin cohérent des Mésopotamiens se met à parler au chef de tribu Abraham. Il lui donne un ordre. Et Abraham vérifie la promesse de Dieu avec la naissance d’Isaac. Il fait confiance à Dieu parce qu'il a éprouvé Sa fidélité. Et cela n'a plus rien à voir avec la mentalité polythéiste. C’est la naissance du « moi ». C'est la prise de conscience du fait d'exister dans le regard des autres (ce qui était très bien montré dans l'exposition, par des photos de notre vie de tous les jours : des enfants qui jouent, etc.) La Bible nous raconte une Alliance, sans mythifier le face-à-face entre la fidélité de Dieu et la liberté de l'homme, relation qui, dans l'histoire, ne trouvera pas de vitalité plus grande qu’avec l'Incarnation.

Laurent, Paris