Seule dans la salle d’accouchement avec Jannatul

Une grande tristesse m’envahit, je m’arrête et regarde toute son histoire et sa douleur. Et petit à petit émerge de l’intérieur un regard d’amour, une étreinte, qui vainc tous ces sentiments et instincts d’intolérance et de nervosité
Lucia, Londres (Grande Bretagne)

J’arrive dans la salle d’accouchement et commence à suivre Jannatul, pakistanaise. Elle a eu deux avortements spontanés et un fils mort-né à trente semaines. Son mari l’a abandonnée pendant sa grossesse et elle vit avec sa mère. Elle est seule. Elle a décidé de ne dire à personne qu’elle est sur le point d’accoucher. Elle veut épargner à sa famille de revivre la douleur que lui a causé l’accouchement précédent. Elle me dit : "Quand j’aurai un enfant vivant dans les bras, j’appellerai tout le monde et je ferai une surprise à ma maman". Moi je ne partage pas ses choix. Le travail dure depuis deux jours, elle souffre beaucoup. J’essaye de la convaincre qu’il vaut mieux être accompagné par un une personne qui nous aime, mais elle ne veut rien savoir. Elle refuse tous les appels téléphoniques de sa mère qui est sans nouvelles d’elle depuis deux jours. Elle ne veut pas prendre des antidouleurs, ils pourraient causer du mal à l’enfant, dit-elle, alors que je lui ai expliqué que ce n’est pas le cas. À un certain moment nous comprenons qu’une césarienne est inévitable, mais elle refuse cette solution qui présente de grands risques à ces yeux. Toutes ces objections me mettent en colère et me semblent stupides. Tout d’un coup, je me demande quelle est mon attitude vis-à-vis d’elle et je me rends compte que je ne suis pas en train de traiter Jannatul comme je traite toutes les autres femmes. Une grande tristesse m’envahit, je m’arrête et regarde toute son histoire et sa douleur. Et petit à petit émerge de l’intérieur un regard d’amour, une étreinte, qui vainc tous ces sentiments et instincts d’intolérance et de nervosité. Je commence à la traiter différemment et elle s’en aperçoit. Elle commence et finit par m’écouter. "Si tu crois qu’une césarienne est la meilleure solution, j’accepte". J’appelle le médecin et mets les choses à jour. Elle me demande si la jeune femme a accepté. "Ca fait trois heures que nous essayons de la convaincre. Qu’est-ce qui c’est passé ?". Je commence à préparer l’intervention. Jannatul est plus docile et moi aussi. Nous sommes quasi prêtes quand son portable sonne pour la tantième fois. Sur l’écran apparait "mum", c’est sa maman qui ne cesse de la chercher. Je lui dis : "Jannatul, dans une demi-heure tu auras ton bébé. Veux-tu appeler ta maman ?". Elle fond en larmes : "Yes, yes!!!". Dans le bloc opératoire, la mère lui tient la main et assiste à la naissance de son premier petit-fils.