Cinq prénoms difficiles à prononcer

Aujourd’hui, à l’inter-cours, je vais en Seconde, une classe très agitée où ont été mis cinq élèves venant d’un foyer de mineurs étrangers, tous musulmans
Lettre anonyme

Cher don Carrón, j’enseigne la religion dans un lycée professionnel.
Aujourd’hui, à l’inter-cours, je vais en Seconde, une classe très agitée où ont été mis cinq élèves venant d’un foyer de mineurs étrangers, tous musulmans. Ils s’avancent pour me dire qu’ils sortent car ils ne suivent pas le cours de religion. Alors, avec hésitation, je réponds que je ne ferai pas de ‘catholicisme’, que tous les professeurs sont occupés et que, tant qu’il n’y aura pas une heure définie pour un cours alternatif, ils ne peuvent déambuler dans l’école ; mais ils commencent à s’énerver. Craignant le pire, j’appelle un collègue qui, d’une manière ferme et décisive, les fait taire et s’asseoir, mais ils ont toujours le regard plein de ressentiment et des paroles hostiles. Arrive peu après le proviseur adjoint, qui répète les mêmes consignes et annonce qu’il en discutera avec l’ensemble des professeurs et surveillants.
Me voilà seule ! Je comprends que je ne peux pas rester plantée là. La seule chose à faire est de ‘faire mon travail’. J’invite les cinq garçons à écouter en précisant que, s’ils ne veulent pas écouter, ils peuvent prendre un livre. Quant à moi, j’ouvre le manuel, je lis un texte à toute la classe et je pose des questions auxquelles répondre. Le texte évoque un jeune athée qui, ayant regardé l'évangile que quelqu’un lui avait donné, a été frappé par la phrase ‘Aime ton prochain comme toi-même’. Il a mis cela en pratique, ce qui a changé sa vie. Quand j’arrive à la formulation de ce commandement, je m’arrête, je regarde les cinq musulmans et je dis que ces paroles, écrites il y a plus de trois mille ans, sont capables, aujourd’hui encore, de changer les gens. La classe se met au travail dans le silence. Les cinq ne changent pas de comportement à mon égard.
A un certain moment, je m’aperçois que je ne leur ai pas demandé leur prénom. Je prends la liste et les appelle l’un après l’autre ; aussitôt, ils se mettent à rire et à se moquer de moi car, en prononçant mal, j’ai dit un gros mot dans leur langue. A celui qui rit le plus fort, je dis “Je suis contente de m’être trompée, ainsi tu peux me corriger !” La glace est rompue. Ils m’aident à bien prononcer leurs prénoms, me disent de quels pays ils viennent ; à chacun des lieux qu’ils citent, j’associe quelque chose : l’un arrive de Macédoine, je leur parle donc de Mère Teresa ; un autre du Kosovo et je leur raconte que le père d’un de mes élèves, originaire de ce pays, ne parvenait à raconter les horreurs qu’il y avait vues durant la guerre. Je vois les yeux du Kosovar devenir brillants et il me dit que, dans son pays, il n’y a plus rien.... Un autre est de Jaffa et je lui raconte alors le voyage de ma fille en Terre Sainte. Le même élève, plus tard, me demande mon nom. Je lui réponds : “Je te l’écris parce qu’il est un peu compliqué”.
A la fin de l’heure, ils ont un autre visage, et moi aussi, j’en suis certaine ! Quand retentit la sonnerie, ils me disent même “bonne journée !”