N’arrêtons pas de nous abreuver à la source

Nous n’avons rien qui soit une possession à vie, c’est une éternelle reconquête

Très cher Père Carròn,
je me rends compte que le Seigneur "n'en a pas assez de moi". Il ne m’abandonne pas à mon cœur endurci !
Cette loyauté envers nous-mêmes, à laquelle tu nous engages, est la seule chose qui puisse nous aider à nous regarder vraiment, même avec des yeux brouillés de larmes. Car cette loyauté envers nous-mêmes nous rend conscients du fait que nous avons perdu quelque chose de précieux ou que nous sommes en train de le perdre. Nous n’avançons plus, nous sommes comme une voiture qui ronfle sur place, nous n’avons pas de support moteur pour la faire avancer.
Hier, tu nous as demandé de nous poser ces questions : « Qu’est-ce qui me rend à moi-même ? Quand, pour la dernière fois, ai-je perçu dans mon expérience quelque chose qui me sauve ? »
Je croyais que nous possédions les choses pour la vie, quand elles sont à nous et que nous avons pour témoin le Christ lui-même. Non ! Nous n’avons rien qui soit une possession à vie, c’est une éternelle reconquête. Et tout-à-coup, je comprends que ce qui m’appauvrit, c’est d’éloigner de mon cœur le Christ. Si je ne possède pas les choses pour la vie, c’est parce que mon cœur s’éloigne de Celui qui me donne ces choses. Je l’ai compris dans ma vie de couple.
Il y a un peu moins de trois mois, j’ai revu quelqu’un que je connaissais depuis plusieurs années mais que je saluais simplement en passant. Récemment, il m’a invitée à dîner. J’ai accepté son invitation, contente de sortir un peu du cadre de la maison. J’ai appelé mon mari pour lui demander de s’occuper des enfants parce que je rentrerais tard. Cette soirée a été très belle ; j’étais avec quelqu’un d’attentionné, qui se précipitait pour m’ouvrir la portière de la voiture, qui me regardait, qui se rendait compte que mon verre était vide, qui me faisait parler de tout et de rien, et m’écoutait avec une attention particulière. Il m’a beaucoup fait rire et je me suis sentie très légère.
Quelques temps après, il m’invite à nouveau et j’accepte car sa compagnie me fait du bien. Cette fois, il me déclare qu’il est amoureux de moi depuis longtemps mais que le fait que je sois mariée l’a toujours retenu. Maintenant, il n’arrive plus à respecter la loi du mariage, il étouffe de ne pas pouvoir me dire ce qu’il ressent au fond de lui. Déclaration qui me coupe les jambes. Si j’avais su qu’il me regardait comme ça, j’aurais soigné mon apparence, j’aurais mis du vernis à ongles, j’aurais changé de coiffure… Bref, j’étais dans tous mes états !
De retour à la maison, j’éprouvais la joie de savoir que quelqu’un me désirait, posait sur moi un regard d’amour, me disait des choses que je n’avais plus entendues depuis longtemps… En effet, quelle était la dernière fois où mon mari et moi avions eu des moments comme celui-là ? Quand m’avait-il dit pour la dernière fois : Je t’aime ? Quand lui avais-je dit que je l’aimais ? Cela faisait trop longtemps….
La rencontre avec cet homme m’a fait revoir tout le parcours de ma vie d’épouse. Il était clair qu’entre mon mari et moi, une espèce de gêne et un éloignement terrible s’étaient installés. Même quand nous étions couchés, chacun regardait rapidement ses messages et le sommeil nous gagnait. Nous étions ensemble, nous faisions les choses ensemble, nous nous occupions très bien des enfants, de la maison, nous étions très sollicités par nos deux familles, notre maison accueillait même, chaque week-end, des enfants de la rue que nous accompagnions ; chacun faisait bien son travail et nous nous aidions réciproquement.
Il n’empêche que nous nous étions éloignés l’un de l’autre. Le désir qu’a exprimé cet homme, ce soir, m’a fait comprendre que le malaise, pour mon mari et moi, ne vient pas de la distance qui s’est installée entre nous, mais de ce que le Christ n’est plus le point de départ de notre quotidien. Quelle est la dernière fois où nous avons récité l’Angélus ensemble ? Quelle est la dernière fois où nous sommes allés ensemble à la Messe ? Quelle est la dernière fois où nous sommes allés faire une balade en contemplant la beauté de la nature que Dieu nous donne… et en en parlant ensemble ?
Le feu qui brûlait en nous, ce feu qui nous faisait aller à contre-courant de la réalité du mariage telle qu’elle est vue aujourd’hui dans notre culture, ce Feu venait de Jésus. Ce Feu nous a propulsés dans la beauté de la vie de couple, au point de nous sentir uniques au monde. Mais, aujourd’hui, nous n’avons plus que des braises qui risquent de devenir cendres…
Ce que nous ressentons actuellement, c’est le poids de notre quotidien. Nous avons embrassé trop de choses et nous suffoquons !
Pourtant, je suis heureuse de découvrir cette chose terrible, car je vois comment le Seigneur, dans son génie, s’est servi d’une rencontre quelconque pour nous rendre à nous-mêmes.
Le 14 août dernier, c’était notre dix-huitième anniversaire de mariage. J’ai saisi cette occasion pour inviter mon mari à sortir. Il hésitait à cause de tout ce que nous avions à faire, et parce que cette dépense supplémentaire n’était pas une priorité. Mais, pour moi, c’était la priorité et j’ai insisté. Il a fini par accepter. Or, la tête pleine de tout ce qui l’attendait le lendemain, il était maladroit pour une soirée galante ; il n’avait plus les bons réflexes pour certaines petites choses. Moi, je m’étais vidée de tout, je voulais simplement le rencontrer. J’ai attaché mon regard sur lui avec insistance pour l’obliger à m’accorder son attention, et un dialogue vrai s’est installé. Nous avons pris conscience tous les deux de ce qui nous arrivait ; et mon mari, qui ne parle pas beaucoup, m’a avoué : « Notre amour a grandi comme un arbre, les oiseaux viennent s’y poser, et les hommes y trouvent abri…. Tu as raison ! Si nous arrêtons de nous abreuver à la source, nous séchons, et plus rien de ce que nous voyions auparavant ne sera possible ! » A cet instant, mon cœur s’est rempli de gratitude envers mon Seigneur qui me redonnait l’intensité de ma vie de couple. Nous avons récité l’Angélus, nous avons mangé quelque chose et, timidement, comme des enfants, nous sommes retournés à la maison avec la certitude d’être aimés et voulus par un Autre ; par Celui qui avait commencé notre histoire avec nous, voire avant nous, et qui venait, une fois de plus, nous aider à nous retrouver.
La seconde chose qui m’a aidée à comprendre que le Christ s’était éloigné de mon cœur, ce fut la magnifique amitié de Don Remigio. D’ailleurs, j’ai vu dans la communauté, de quelle manière il redonnait, aux uns et aux autres, confiance en eux. La moitié de ceux qui travaillent au Centre Edimar -où je travaille moi-même avec le Père Maurizio Bezzi- appartiennent à Communion et Libération. Nous mettions un tel acharnement à ce que cette oeuvre avance, que nous nous sentions écrasés. La venue de Don Remigio nous a aidés à discerner la façon d’aller de l’avant. Communion et Libération est en tête ; alors, quoi de plus normal que notre visiteur entre avec nous dans la danse ! Il a renversé notre perspective et s’est montré très clair ! « Je ne suis pas venu développer des stratégies de travail avec vous, bien que l’œuvre dont vous vous occupez soit noble. Si je suis là, c’est pour vous. Je veux savoir comment vous allez. » Il nous a invités à dîner dans un grand restaurant ; il a appelé tous les membres de la fraternité, même ceux qui ne venaient plus depuis longtemps ; il est venu chez moi, il a joué avec mes enfants… J’étais heureuse !
Cette affection m’a tellement touchée que j’ai pris conscience, et souffert de toutes les barrières que j’avais construites au fil du temps : si les amis ne venaient plus, je me disais qu’ils étaient libres, qu’on n’avait pas à aller les chercher chez eux, qu’ils savaient où nous trouver, etc. Une foule de bons prétextes !
Un jour que Don Remigio demandait des nouvelles d’une des nôtres qu’il avait vue très triste, je me rappelle lui avoir répondu : « Elle est toujours comme ça ! », comme pour l’inviter à ne pas se préoccuper de cette fille, comme pour dire qu’elle n’avait qu’à rester dans son coin avec ses problèmes… Don Remigio n’a pas réagi mais il a continué à s’inquiéter pour cette fille, et je voyais dans son regard combien c’était important pour lui que cette fille soit heureuse.
Ce fut pour moi un choc ! J’ai éloigné le Christ de mon cœur et Il ne me donne plus la possibilité de regarder les autres avec compassion, comme Don Remigio nous regardait à cet instant-là ! J’ai désiré avoir ce même regard de tendresse, et, au fond de moi, je me suis mise à prier et à demander pardon pour toutes les fois où j’ai empêché le Christ de se servir de mon cœur et de mon regard pour se manifester.
Cette force nouvelle m’a donné le courage de reprendre contact avec certains amis que j’avais laissés tomber, et l’accueil que j’ai reçu m’a émerveillée. Aujourd’hui, une amie que je ne voyais plus depuis dix ans est revenue à l’Ecole de communauté. Elle m’a dit dernièrement : « Mireille, ne m’abandonne pas ! » Elle a créé sur WhatsApp un groupe qu’elle a appelé « Aidons-nous à grandir ». Nous y sommes tous les trois.
Forte de cette amitié qui a bousculé ma tranquillité, j’ai saisi la petite occasion de contact que m’a donnée cette fille dont j’ai parlé plus haut. Je lui ai envoyé un très beau message et elle m’a répondu par un MERCI ! qui était plein de choses non dites.
Merci !

Mireille, Cameroun