François-Xavier Bellamy

Héritiers et libres

Aujourd’hui on oppose la transmission de la culture avec la liberté de pensée des jeunes. « Mais rien ne naît du vide ». L’intellectuel François-Xavier Bellamy nous raconte la « chance » d’enseigner. Et d’être à la croisée des chemins.
Silvio Guerra et Thérèse Martin

Intellectuel, écrivain et homme politique, c’est un visage bien connu en France. Mais la vraie profession de François-Xavier Bellamy, né en 1985, est celle d’enseignant de philosophie : dans les lycées de banlieue comme dans les quartiers privilégiés. Son ouvrage, Les déshérités, ou l’urgence de transmettre (Plon, 2014, réédition poche J’ai Lu, 2016), touche une question cruciale et pas seulement en France : l’éducation de la jeunesse.

Dans son pays, Bellamy dénonce une profonde crise d’identité qui « prive les jeunes d’une raison pour s’engager ». Ce sont justement les déshérités du titre, ceux à qui a été enlevé le sens profond d’une hérédité culturelle et a été confiée seulement la fascination pour la performance technologique. Traces l’a rencontré pour s’entretenir du défi qu’il pressent comme le plus urgent : amener les jeunes à la liberté. Et leur offrir quelque chose à quoi ils puissent se consacrer.

Pourquoi avez-vous décidé d’enseigner ?

J’ai désiré exercer ce métier en raison de la fécondité que la philosophie a eue dans ma vie : j’ai rencontré un enseignant passionné par son métier. Une passion qui malheureusement manque à tant de professeurs : souvent on se lamente, on se replie dans un défaitisme. Si nous pouvions montrer aux élèves une passion pour ce que nous faisons, nous pourrions les aider eux aussi dans leur propre vocation pour le travail. Dire que : « notre travail consiste à amener les étudiants à s’insérer un jour dans le monde professionnel », est faux et hypocrite, dans la mesure où cela consiste à leur remplir l’esprit de notions. Notre apport est autre : notre finalité n’est pas tant dans les « contenus » ; ce qui compte est que ce qui est transmis soit un chemin permettant à l’élève d’aller vers sa liberté.

Qu’apprend-on vraiment en classe ?

Ce qui est merveilleux dans l’enseignement est de voir comment, – grâce à la rencontre que le professeur peut proposer et ce en dépit de toutes ses limites – les élèves peuvent être amenés à se découvrir eux-mêmes. La plus belle expérience est cette fécondité, ce que je nomme « médiation », que constitue la culture, et qui nous permet d’ouvrir les yeux sur notre vie et sur notre liberté. Sans médiation l’humain ne se développe pas. C’est à travers la rencontre avec ce que quelqu’un d’autre nous transmet que s’accomplit notre humanité. Et nous sommes tous sur ce chemin. Et ce n’est pas parce que l’on a grandi que la médiation n’est plus nécessaire : se rencontrer et se découvrir n’est possible qu’à travers cette expérience, justement parce que paradoxalement, elle nous fait sortir de nous-mêmes.

Chaque génération ne devrait-elle pas recevoir l’héritage de la culture qui précède et y mettre sa propre empreinte ? Les étudiants peuvent-ils s’approprier un héritage sans le figer ?

Cette demande est au cœur d’une vraie crise. Beaucoup disent : « Si nous offrons aux jeunes une culture, nous construisons l’école comme un système de duplication. Cela serait comme vouloir se reproduire chez nos élèves, à la manière d’un clonage, avec pour finalité de les aliéner. Nous devons au contraire les laisser en liberté, leur donner assez d’instruments pour affronter le monde, pour vivre leur propre aventure… ». Par exemple pensons à la rupture souvent constatée de la transmission de la foi : dans le fond, il y a le scrupule de ne pas les laisser libres. Mais la condition pour avoir un héritage culturel et pouvoir le critiquer, c’est d’abord et avant tout de le recevoir. Nous ne pouvons pas penser que l’esprit critique puisse naître de rien et croître par lui-même. Aujourd’hui nos jeunes sont souvent incapables de regarder avec une réflexion critique l’histoire, car ils ne la connaissent même pas.

La médiation dont vous parlez demande au professeur une grande capacité à s’impliquer.

Pour ceci il convient de considérer l’essence de la culture. On ne doit pas la considérer comme un capital : elle est faite pour être comprise, pas seulement absorbée. L’œuvre de l’enseignant, si on la prend au sens véritable du terme, n’est pas superficielle, mais permet une compréhension vraie de ce qui est partagé. Le souci est que nous avons créé un terrain qui rend cela fort rare. Ils sont si nombreux à être entrés dans la profession par passion, puis quand ils ont commencé on leur a répliqué que c’étaient des bourgeois, et qu’ils œuvraient à cette seule fin de formater les élèves. Ceci anéantit le désir de transmettre. Le but n’est plus de transmettre une connaissance, mais de laisser les élèves « se débrouiller par eux-mêmes » : l’enseignement est rendu malade, est atteint de névrose.

Qu’est-ce que la culture pour les jeunes d’aujourd’hui ?

C’est un luxe superficiel, une valise encombrante. C’est une opposition que nous sommes en train de construire qui caractérise ce rejet de la culture : celle entre l’autorité d’une tradition qui nous précède et la liberté de l’individu neuf. Et ceci auparavant n’existait pas : c’est le résultat de la modernité. On dit que les jeunes doivent être auteurs de leur propre vie. Ceci est avancé, par exemple dans l’enseignement de la philosophie : on devrait les faire réfléchir sur leurs propres idées, ce n’est pas nécessaire de leur faire lire les auteurs de l’Antiquité.

Peut-être que ces recommandations suggèrent qu’une culture encyclopédique ne sert à rien si l’on n’en fait pas l’expérience.

On doit rester attentifs à la parole « expérience » : ce terme peut être mal compris si il est opposé à celui de « connaissance ». Rien ne peut naître du vide : l’expérience doit s’appuyer sur la connaissance et suppose quelque chose qui la précède. Sans un contenu, sans les mots, que je n’ai pas inventés mais que j’ai reçus, je ne peux pas penser, je ne peux pas voir le monde, je ne peux pas réfléchir. Il y a un contenu qui précède l’expérience. Il faut avoir reçu pour donner. Ceci dit, je suis d’accord avec l’idée que transmettre un savoir encyclopédique est erroné, c’est une donnée abstraite, opposée à l’universel, comme si rien n’était digne d’être connu sauf relevant de ce donné encyclopédique. Afin de toucher ce qui en nous est universel, il convient de passer par le particulier. La rencontre avec la culture c’est la rencontre avec une personne singulière. C’est de la particularité d’une rencontre qu’est transmise une filiation universelle. C’est en ce sens que l’incarnation du Christ est si scandaleuse et semble aller contre la raison, parce qu’une incarnation particulière devient le lieu d’un salut universel…

Vous êtes un homme de foi. Quel impact a ceci dans votre travail, en particulier dans l’enseignement de la philosophie ?

Tout d’abord je pense que la foi nous aide à regarder la raison comme un don de Dieu. Et ceci est déjà une occasion de stupéfaction qui nous conduit vers la contemplation. La stupéfaction révèle un sens aux choses, bien avant qu’il soit nécessaire de manifester un acte de foi. La vie a un sens et ce sens mérite d’être révélé : recherche et révélation sont des actes que la raison conduit en toute autonomie. L’Église nous a aidés à avoir un regard confiant à l’égard la raison. Réfléchir sur la nécessité d’une médiation pour se retrouver soi est aussi un moyen pour comprendre plus profondément la figure du Christ comme médiateur. À savoir, l’éventuelle nécessité de l’incarnation d’un Dieu médiateur entre soi et l’homme. C’est un chemin vers le Christ. Si on reprend conscience chaque jour de la valeur de l’enseignement, alors on repart enthousiastes. Souvent je me demande pourquoi je me fais payer. Je devrais moi-même payer pour avoir cette expérience.

Dans vos interventions, vous vous interrogez souvent sur « quelle est la chose qui vaut la peine que l’on se donne soi-même »

Le drame est que s’est construite une école à la portée de l’enfant : « Ne vous préoccupez pas, vous ne rencontrerez rien de trop difficile ». Mais quand tout est à sa mesure, on n’est pas stimulé. Un jeune peut finir l’école sans avoir jamais rien rencontré de plus grand que lui. En revanche c’est quand on rencontre ceci que nous nous rencontrons nous-mêmes. Ainsi, c’est ceci qui crée un vide, un manque déprimant, comme si le don de soi ne valait pas la peine. Mais c’est le problème des adultes. Ce ne sont pas les élèves qui nous disent : « Ne nous enseignez pas de choses trop difficiles ». Ils veulent être stimulés, mis au défi. La crise de la vocation politique a la même origine, où peu de gens ont le sens de quelque chose de plus grand.

Quelle est la valeur de l’école dans une société qui veut des jeunes seulement productifs professionnellement ?

L’enseignant ne doit pas oublier que l’élève n’est pas replié sur son immédiateté, il peut aller au-delà : « Tu es capable, même si tu ne sais pas encore le faire ». C’est-à-dire tu es capable de faire des choses que tu ignores encore mais que tu feras un jour, toutefois avant il y aura un travail, des efforts. Par exemple, au début de l’année, je montre en classe une bonne copie d’élève réalisée l’année précédente. Les élèves réagissent toujours en affirmant qu’ils n’y arriveront jamais. Et je leur réponds : « Mais bien sûr que si : vous réussirez !, mais pas tout de suite, vous devez accepter de vous mettre au travail, car ceci implique d’écouter, de s’exercer, de faire des efforts ». C’est la raison pour laquelle j’ai été si démoralisé quand j’ai vu les nouveaux manuels issus de la réforme de l’école : un exercice de français est pensé sous la forme de sms entre adolescents, avec pour objet par exemple l’annonce d’une rupture avec sa petite copine. L’idée est de mettre à l’aise les élèves, par le simple fait qu’ils savent écrire des sms. Tout ceci revient vraiment à les prendre pour des crétins !

D’où peut-on repartir ?

Toutes les crises – et la crise d’identité que traverse la France d’aujourd’hui est la plus profonde de son histoire – sont des moments privilégiés, car elles nous portent à la croisée des chemins. Dans ce cas-là, nous sommes devant une logique de défaite programmée de l’école. Une crise est une opportunité qui rend manifeste le problème dans toute sa radicalité. Et de ce point de vue, c’est une chance pour nous chrétiens, car la question nous est posée : acceptons-nous que quelque chose qui nous précède soit la condition de notre liberté ? C’est une demande intellectuelle, mais aussi spirituelle. Les élèves ne sont pas athées, mais ils ne veulent pas que nous parlions de Dieu, car si l’on parle de Dieu, « alors nous ne sommes plus libres ». Dieu est, par excellence, ce qui nous précède. Une figure, donc, qui semble menacer notre liberté. L’alternative est donc la suivante : ou bien on reste dans cette logique, ou bien on se réveille et alors l’occasion nous est offerte de comprendre que c’est seulement en se réconciliant avec ce qui nous précède qu’une authentique expérience de liberté est possible. C’est l’heure de renoncer au mythe de l’homme qui se fait lui-même, duquel tant d’idéologies dérivent : le transhumanisme, la technique, la liberté comme issue de notre seul désir, etc. Et second point : l’école certes va mal, mais la soif des élèves n’a pas disparu. Partout cette soif subsiste, y compris dans les zones défavorisées. L’enthousiasme des élèves des banlieues sensibles, qui lisent le français avec difficulté, pour la poésie est un miracle sur lequel se fonde une espérance infinie. Et pour finir, je n’ai jamais rencontré d’élèves déclarant que Platon ne les intéressait pas. Au désir de vouloir transmettre, répond toujours un autre désir, la soif d’apprendre.