« À cause de l'Innommé »

La découverte d’un petit groupe de lycéens de Bologne. Pour eux, le fondateur de CL n’était qu’un nom. Aujourd’hui, leur vie se reflète dans la sienne. « Nous avons trouvé un compagnon » (Tracce 2/2018)
Paola Bergamini

« Cette vibration ineffable et totale de mon être face aux “choses” ou aux “personnes”… » Bianca lit ces lignes surlignées et dit : « Il m’est arrivé exactement la même chose ». Les trente pages du chapitre VI de son livre Vita di don Giussani [Vie de don Giussani, non traduit en français, NdT] ont été tellement “utilisées” qu’elles se détachent presque, et la couverture part en lambeaux. Le reste est quasiment neuf. Le livre d’Eleonora est plus ou moins dans le même état. Agnese a certaines phrases du livre sur son portable. Andrea et Giovanni ont dans leur tête, imprimée de manière indélébile, la page 137, ce récit des deux fiancés de viale Lazio avec la question : « Quel rapport y a-t-il avec les étoiles ? » Ils ont 17 ans et sont compagnons de classe au lycée scientifique Malpighi à Bologne. Il y a six mois, don Giussani n’était pour eux qu’un prêtre, fondateur de CL, qui avait vécu à une époque imprécise – peut-être contemporain de Leopardi –, et dont les livres étaient lus et relus par leurs parents et occupaient une part importante des bibliothèques à la maison. Rien de plus. Même si, de fait, ils ont pratiquement grandi dans CL ; certains d’entre eux ont suivi GS [Gioventù Studentesca, Jeunesse Étudiante, branche lycéenne du mouvement, NdT], plus par inertie que par conviction ; d’autres, à l’inverse, ont laissé tomber. « Parce que je m’ennuyais ». Puis, « à cause » de l’Innommé et de leur professeur de littérature, ce prêtre est devenu un « compagnon pour ma vie ». Pour comprendre, il faut faire un retour en arrière. En mai 2017, Sabina, professeur d’italien et de latin demande : « Pour les vacances de la communauté, les adultes ont demandé si vous vouliez mettre sur pied une rencontre. Pour ceux qui sont partants, on se retrouve aujourd’hui après-midi au “Vanilia” ». Ils sont une dizaine à se retrouver autour d’une table, au bar situé à côté de l’école. Que faire ? « En classe, nous étions en train de lire Les fiancés. Nous nous étions arrêtés au personnage de l’Innommé qui nous avait beaucoup touchés », explique Eleonora. Ils décident de construire la rencontre autour de lui. Chacun prend un « morceau » de la vie du personnage de Manzoni, celui avec lequel il se sent le plus en syntonie, et ils en discutent, chez Sabina, au bar ou à l’école. « J’avais choisi la nuit de l’Innommé – explique Bianca – quand il se rend compte de ce qu’il a fait et qu’il se condamne ». Pour Eleonora, c’est la rencontre de l’Innommé avec le cardinal Borromée : « Il est parti en suivant la foule. Quand le Cardinal l’a vu, il lui a dit qu’il l’attendait. Il savait tout de lui, mais il ne le regardait pas en fonction de ce qu’il avait fait. Cette idée que quelqu’un t’attend et te comprend m’a touchée ». Agnese est la seule, avec sa prof, à défendre Lucia, que les autres ont un peu de mal à supporter. « Elle était sûre que Dieu ne l’abandonnerait jamais. À tel point qu’elle dit à son ravisseur : “Dieu pardonne tant de choses pour une œuvre de miséricorde”. Alors que sa vie était en jeu ! » Une question surgit : « Mais avons-nous tous une Lucia ? »

Les discussions se succèdent. La comparaison se fait toujours avec leur propre vie. Ils se cherchent dans les couloirs de l’école. Ils sont amis depuis toujours, mais quelque chose est en train de changer entre eux. Andrea ressent le “malaise” de l’Innommé. Ce « J’existe, mais » lui tourne dans la tête. « Le “malaise” est la chose la plus grande que nous ayons et c’est le début du changement » dit-il. Le problème n’est plus la rencontre à organiser. Autre chose est en jeu. Les mots foi, miséricorde, moi, conversion… ont une nouvelle épaisseur, ils sont dans la vie, ils se traduisent souvent en questions.

Arrivent les vacances. Le titre de la rencontre a été décidé le soir précédent : “Il fut regardé et alors il vit”. Giovanni, qui nous a dit qu’il n’avait pratiquement jamais étudié Les fiancés, mais qu’il était toujours avec eux parce qu’il y avait quelque chose en plus, lit les extraits de l’Innommé. À tour de rôle, les jeunes racontent. Leur rencontre avec Lucia, avec le Cardinal, la longue nuit de la conversion, tout cela trouve un écho dans leur vie. Ils parlent d’eux-mêmes, de cette “étrange” amitié. Le silence est total. Personne ne s’attendait à quelque chose de ce genre. Pas de leur part.

Les phrases sur le mur
Le soir, les jeunes dînent avec quelques responsables des vacances. Et les questions fusent : « Que nous est-il arrivé ? » Et surtout : « Comment ne pas perdre tout cela ? », « Comment continuer ? ». Gigi propose : « Je ne suis pas capable de vous répondre de manière exhaustive. Lisez la biographie de don Giussani. Dans les premiers chapitres, il a vécu avec ses jeunes la même chose que ce que vous nous avez raconté. Et il a dédié toute sa vie à ça ». Giovanni dira plus tard : « Au cours de ce dîner, j’ai compris qu’une grande chose était arrivée. Nous étions plus nous-mêmes qu’avant ». De retour à Bologne, ils commencent la lecture du chapitre VI. Les murs de la chambre de Bianca se tapissent des phrases de ces pages. Elle en change une pour l’adapter à sa situation : « C’est le mystérieux et profond rappel que le Seigneur nous a fait en juin [novembre dans le texte original, NdR] ». La question de la page 131 s’impose : « Mais n’est-il pas plus grand d’aimer l’infini ? » Elle raconte : « C’était un moment difficile avec mes parents. Je suis allée chez Sabina pour lui demander de l’aide sur le sujet. La question était : n’est-il pas plus grand d’aimer les circonstances que nous vivons ? J’ai pensé que si j’apprenais à aimer mes parents, c’était ça le tournant ». Aux vacances de GS, ils refont la rencontre sur l’Innommé. « Mais ça ne pouvait pas être comme celle de juin – explique Agnese. Entretemps, il y avait eu “le livre” ». Une jeune fille demande à Giovanni : « Peut-on savoir ce qui vous est arrivé pour que maintenant vous parliez de foi ? » Ce n’est pas le genre à faire des grands discours, et il lui répond avec un exemple : « Chaque personne est comme un petit livre dans lequel il y a trois lettres. La vie est la composition de ces trois éléments. Puis une personne arrive, celle à laquelle tu t’attends le moins (dans mon cas, la prof de latin !), et elle t’emmène dans une bibliothèque. Là, tu t’aperçois qu’il existe d’autres lettres. Et quand tu tombes sur un dictionnaire, tu découvres qu’il y a 26 lettres et qu’il existe des millions de combinaisons. C’est tout un monde qui s’ouvre pour toi. Voilà ce qu’a été cette rencontre, cette amitié dont je ne pensais pas qu’elle puisse exister ». Ce sont des jours intenses, « pleins de cette vibration ». Don Guissani, ce nouveau compagnon, ne laisse pas tranquille. « “Passer” les soirées ne me suffisait pas. Je voulais plus pour chaque chose » dit Eleonora. La lecture se poursuit, et de nouvelles demandes apparaissent. « Ce dont parle don Giussani m’est arrivé. C’est fou. D’habitude, je ne comprends pas beaucoup les “textes”, genre école de communauté ou équivalent. Ces pages, je les comprenais parfaitement. C’était moi ! » ajoute Andrea.

« Pourquoi ? »
En septembre, l’école reprend. Devoirs, interrogations, engagements, étudier seul à la maison. Il y a moins de temps pour être ensemble et cette tension semble s’affaiblir. Sabina suggère de la demander dans la prière. Quelques jours plus tard, elle découvre que quelqu’un a récité les Laudes, téléchargées depuis internet. Commentaire : « Madame, c’était très long et un peu difficile ! » « Demande à tes parents de te donner le Livre des heures. Tu verras, c’est plus simple ». La demande revient : « Comment ne pas perdre ce qui est arrivé ? » Fin novembre, le père Carrón est à Bologne pour la présentation de Dov’è Dio? [Où est Dieu ? non traduit en français NdT], et Sabina fait une proposition : « Et si nous allions le voir avant la rencontre ? » Ils sont d’accord. Juste avant de le rencontrer, Agnese cherche sur son portable une photo de lui, pour le reconnaître et ne pas faire mauvaise figure… Ils racontent ce qu’ils ont vécu de si beau pendant l’été. « Je suis bien avec ces amis, mais comment est-ce que je fais pour ne pas me sentir seule quand je ne suis pas avec eux ? » demande Eleonora. « Je ne suis pas ici pour vous donner des solutions. Tu parles de tes amis au présent, cela signifie donc que quelque chose existe, maintenant. Cherche ce qui ne te fait pas rester seule. C’est un chemin à parcourir ensemble, en retrouvant ceux qui sont vraiment compagnons pour toi. Votre amitié est devenue cela ». Bianca ressent un grand “malaise”. Rien ne lui suffit. Alors, elle demande : « Pourquoi m’a-t-il fait éprouver une chose si belle pour ensuite me renvoyer dans la normalité du quotidien ? C’était peut-être mieux avant, quand je ne savais pas ». Carrón relance : « Mais, y a-t-il eu des belles choses, où tu as été heureuse ? ». « Oui ». « Raconte-les ». La jeune fille parle de la caritative avec les SDF, de la collecte alimentaire, de la fête des enfants. « Tu vois que Dieu ne t’a jamais abandonnée ? » Quelques jours plus tard, Bianca dit à Sabina : « Il n’a pas résolu ma vie. Il m’a seulement dit : “Regarde”. C’est cela dont j’ai besoin : quelqu’un qui me fait garder les yeux ouverts. Ce soir-là, c’était lui. Après, c’étaient mes amis ». C’est un chemin qui continue. « Et maintenant, on attaque le chapitre VII. Parce que, moi, don Giussani, comme compagnon, je ne le lâche pas – dit Giovanni. Je veux voir comment ça avance ».