Fernando Moran avec quelques jeunes (Photo Cesal)

Celui qui embrasse le plus fort gagne

« Je ne savais pas ce que cela signifiait de les aider. Mais je voulais les accueillir comme moi-même j'ai été accueilli ». Fernando Morán, de l'ONG espagnole Cesal, accompagne les jeunes en risque d'exclusion
Davide Perillo

Mohamed avait 12 ans lorsqu'il est arrivé en Espagne. Il avait voyagé caché sous un camion : depuis le Maroc, jusqu’à Ceuta, et puis le navire. Ensuite, la terre de l'espoir, un mot qui a dû résonner de façon étrange pour ce garçon jeté hors de la maison étant enfant, habitué à vivre dans la rue et à se montrer plus grand qu'il ne l'était. « Il est arrivé dans un centre d’aide aux migrants, mais au bout d'un moment, ils l'ont fait sortir parce qu'ils pensaient qu'il était majeur ». Alors commence le chemin tortueux que beaucoup empruntent : quelques vols, arrestations, condamnations. Jusqu'à une rencontre inattendue. « Il nous a rencontrés, il a suivi le cours de cuisine. Et au bout d'un moment, il était quelqu'un d'autre, prêt à recommencer ».

Lorsque la condamnation est arrivée, trois ans à purger pour un délit qui appartenait désormais au passé, Mohamed a voulu fuir en France. Et c'est là que Fernando Morán, 52 ans, Memor Domini, responsable de la formation chez Cesal, l'ONG espagnole qui avait accueilli Mohamed, a risqué le tout pour le tout. « Je lui ai dit : tu dois répondre de ce que tu as fait. Purge ces années en prison, et puis nous recommencerons du début, mais blanchis. Il a dit oui. Je ne l'aurais pas imaginé. Mais il l'a fait à cause de la relation qui existe entre nous. Pour moi, il est comme un fils ». C’est l'étreinte d'un père. Cette étreinte qui a permis à Mohamed de regarder la réalité en face, de résister, de purger 18 mois de prison avant de sortir pour bonne conduite, et ensuite de vraiment recommencer. « Maintenant, il travaille avec nous, il accueille nos étudiants pendant la période de stage. Et le fait que c’est lui qui dise aux autres "Je sais que la vie est dure, mais tu peux y arriver", a un tout autre poids ».

Il en rencontre beaucoup de gars comme ça, Fernando : des jeunes « en risque d'exclusion sociale », comme on dit aujourd'hui, entre 16 et 25 ans, sans diplôme, peinant à trouver un emploi et à s'intégrer. Et ils ont presque toujours le même point commun : « Ils n'ont pas eu de relation positive avec un adulte qui les accompagne, que ce soit dans la famille ou à l'extérieur ». Beaucoup sont des migrants, ils arrivent ici souvent seuls, comme Mohamed. Cesal leur propose des formations professionnelles (cuisine, jardinage, installation de panneaux photovoltaïques) : « Mais surtout, nous faisons avec eux un parcours pédagogique, quelque chose qui les prépare à la vie d'adulte ».

À l'heure actuelle, il y en a environ deux cents. Ils proviennent pour la plupart de centres d'accueil, de prisons pour mineurs ou de services sociaux. « Mais ils arrivent aussi par le bouche-à-oreille : quand ils voient que quelqu'un commence à travailler, ils lui demandent comment il a fait. Et ils viennent nous trouver. Ils frappent ainsi à la porte de notre centre qui était au départ un centre d'intégration comme les autres. Cesal les aidait par des cours de langue, par le sport, par des activités de loisirs. « Mais avec la crise immobilière de 2008, beaucoup de ces jeunes sont restés à la rue. Ils nous ont dit alors : ok, du temps libre, c’est bien, mais nous avons besoin de travailler ».

C'est ainsi que sont nés les cours de formation professionnelle « en pensant à ces jeunes sans formation ou sans diplôme ». Ces cours sont de courte durée : six mois tout au plus, dont deux mois de stage, pour les mettre en condition de travailler immédiatement. « Pour eux, attendre un ou deux ans est impensable : ils doivent presque toujours subvenir à leurs propres besoins, et ils leur faut des résultats immédiats ». De la théorie autant que nécessaire, mais surtout beaucoup de pratique et des heures au côté « d’un adulte qui est passionné par son travail, qui vous apprend en travaillant, un maître ». Et si vous demandez à Fernando ce qu'est un maître, il vous répond en élargissant la vision : « C’est celui qui vous aide à devenir grand. L'éducation ne consiste pas seulement à transmettre des connaissances : il s'agit de vous accompagner à grandir. Au travail et dans la vie. Le maître doit vous apprendre comment faire, mais surtout vous montrer qui on est ».

Pour lui aussi, cela a été la même chose. « Je ne suis pas un immigré, je suis né à Madrid. Mais j'avais aussi fait l'expérience de ce manque d'adultes qui m'accompagnent. Je les ai trouvés quand j'ai rencontré CL-Lycée ». Il a fait ses études en électronique, dans le secteur de la téléphonie. L'opportunité de rencontrer Cesal s'est présentée il y a 18 ans. « J'ai commencé avec eux parce que j'avais découvert une étreinte dans le Mouvement. Ce n’était pas clair pour moi ce que cela signifiait d’aider ces jeunes, mais je voulais les accueillir comme j'avais été accueilli. Et il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre que la plus grande fatigue, pour eux, était précisément cela : trouver des adultes pour les accompagner ».

L'éducation passe par là, par cette étreinte. « C'est un art difficile. Mais c'est quelque chose qui est un axiome dans notre formation. Dans mon histoire, je l'ai surtout appris de Carras (Jesús Carrascosa, responsable de CL en Espagne, décédé en janvier dernier, ndlr), qui répétait toujours : "Celui qui embrasse le plus fort gagne". Et il ajoutait : "D'abord, on étreint, ensuite on corrige". C'est très vrai. Ces jeunes ont l'habitude de commettre des actes répréhensibles et d'être punis : mais au bout d'un moment, la correction passe par une oreille et sort par l'autre. Mais si vous voyez que quelqu'un vous prend d'abord dans ses bras et, ensuite, vous corrige, vous comprenez qu'il le fait parce qu'il vous aime. Et tout change ».

Comme pour Mohamed, qui a accepté la prison. Ou pour Suahi, « une autre histoire qui m'a fait apprendre beaucoup. C'est un grand gars de 1,97 m, lui aussi marocain. Il est venu à notre cours pour chef cuisinier. Il vivait à l'extérieur de Madrid, dans une voiture abandonnée. Il mettait une heure pour se rendre à l'école. Nous commençons les cours à 9 heures, et si vous arrivez en retard, vous ne pouvez plus entrer. Cela lui arrivait souvent. Nous l'avons accueilli, il pouvait se reposer, prendre une douche, mais il ne pouvait pas suivre le cours. Je lui ai dit : "Écoute, si tu ne changes pas ton comportement, tu ne pourras jamais travailler", et c'était vrai. Mais au fond de moi je me disais : "Est-ce juste ? Ce jeune a dormi dans la voiture, dans le froid, il a mis une heure en bus pour arriver : peut-on le punir parce qu'il arrive avec cinq minutes de retard ? C'est en l'aimant que j'ai réalisé à quel point il était bon pour lui de le corriger. Et il le comprenait aussi : parce qu'il voulait être traité comme les autres, et non pas être regardé seulement pour ses difficultés ». Suahi aussi travaille aujourd’hui dans un restaurant. Et il accueille les nouveaux jeunes de Cesal qui arrivent en cuisine pour des stages.

Les jeunes d'aujourd'hui sont-ils différents de ceux du début ? « Beaucoup. Il y a quinze ans, les jeunes arrivaient d'Amérique latine, souvent pour retrouver leurs mères qui étaient déjà ici. Peut-être avaient-ils vécu avec leurs grands-parents, sans père... Beaucoup d’entre eux se sont retrouvés dans des gangs, pour trouver la famille qu'ils n'avaient jamais eue. Aujourd'hui, presque tous viennent d'Afrique. Ils ont souvent 12-13 ans. Presque toujours, ils avaient une famille là-bas, alors qu'ici, ils n'ont pas de point de référence ». Un peu comme les 30 % d'enfants espagnols qui participent aux cours de Cesal : « Presque tous viennent de familles brisées ». Travailler avec eux, dit-il, c'est différent : « Quand ils reconnaissent qu'il y a quelqu'un qui les aime et qui veut les aider, ils s’affectionnent tout de suite. Et ils vous suivent. Cela peut sembler paradoxal, mais plus ils ont besoin, plus le chemin devient rapide ».

Et vous, comment avez-vous changé ? Fernando y réfléchit quelques instants. « Écoutez, je vais vous raconter ce qui m'est arrivé récemment. Il y a quelque temps, un ancien élève, qui a fait de la prison et qui dirige maintenant trois restaurants, m'a dit : "Votre travail sauve des gens". D’autre part, l'autre jour, un collègue a dit lors d'une réunion où nous discutions d'un jeune : "Ne vous inquiétez pas, car ce n'est pas nous qui leur sauverons la vie". J'y ai longuement réfléchi et je me suis dit : les deux choses sont vraies. Ce n'est pas nous qui les sauvons, c'est évident ; mais notre travail, nos décisions, peuvent les aider à se sauver. Nous sommes des instruments de salut. Et c'est très beau ». Pourquoi ? « Parce que cet étrange équilibre est l'espace dans lequel je peux continuellement laisser entrer le Christ, qui travaille à travers mon travail ».

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Cela s'applique également à un autre travail, en dehors du travail. Cela se passe dans les cellules de Soto Real et de Meco, les prisons où lui-même et de nombreux amis – de Cesal et pas seulement – vont faire l’action caritative. « Quand nous avons commencé avec des jeunes provenant de gangs, beaucoup d’entre eux se sont retrouvés dans ces prisons. Nous sommes allés leur rendre visite. Au bout d'un moment, les responsables nous ont dit : au lieu de les regarder à travers une vitre, pourquoi ne passeriez-vous pas du temps avec eux ? ». C'est ainsi qu'est née l’action caritative, il y a cinq ans. « Nous ne faisons rien de particulier : nous sommes là avec eux. Bien sûr, nous en rencontrons beaucoup qui, lorsqu'ils sortent, vous appellent : "Je suis libre, aidez-moi à recommencer". Et j'ai demandé à Cesal d'organiser un programme pour accompagner ces jeunes à l'intérieur des prisons. Mais là n'est pas la question ». Et qu'est-ce que c'est alors ? « Ce matin, nous y étions allés et il y a eu une pagaille. Ils se sont querellés... Presque une bagarre. J'étais triste, je me suis dit : "Mais est-ce que ça sert vraiment à quelque chose ?". Cependant, quand nous sommes partis, tout le monde nous a dit : "Merci d'être venus". Nous avons seulement été là, et je pensais que ça ne servait à rien... Et pourtant, l'éducation est comme ça : imprévisible. Comme une étreinte ».